Le magicien et la flamme -Concours de @WhiteFeather04
Attentif, Threhr observait avec quel soin son maître dosait les herbes qui serviraient à la préparation d'une potion de régénération, couramment utilisée sur les grands blessés de guerre, avant d'imiter ses gestes. Le quadragénaire ne prononçait mot, comme à son habitude, mais son regard perçant surveillait la moindre erreur ou négligence de son apprenti. Celui dernier mélangea les herbes sans vérifier le dosage après avoir effeuillé les branches de thym et le magicien bondit.
-Bon Dieu Threhr, tu veux tuer tes patients !
Le jeune homme fronça les sourcils sans saisir la raison de la remarque de son maître.
-Regarde le chaudron, soupira l'homme aux cheveux déjà poivre et sel.
Le liquide visqueux formait des bulles argentées toxiques à la surface.
-Le poids du thym va changer si tu ne gardes que les feuilles...
Le plus jeune serra la mâchoire et acquiesça brièvement en hochant la tête. Son silence inquiétait Ehren qui le scrutait de ses yeux gris. Il était conscient de son implacabilité et de la dureté de ses paroles, pourtant nécessaires à l'apprentissage de l'adolescent, et tenta tout de même de faire passer toute l'affection qu'il lui portait au travers de ses iris métalliques.
Threhr était entré au service du magicien du royaume depuis huit longues années. Issu d'une famille défavorisée, il recevait un payement suffisant pour subvenir à ses besoins ainsi que de faire vivre ses proches en même temps qu'une formation pour succéder plus tard à Ehren. En échange, son maître ne tolérait ni impertinence, ni irrespect et exigeait une implication totale ; et pourtant, malgré toute la meilleure volonté du monde, l'apprenti ne satisfaisait pratiquement aucune des exigences que l'on attendait de lui, au grand dam de celui qui lui enseignait la magie
-Va te reposer, la nuit va tomber, murmura d'ailleurs celui-ci avec une pointe de déception.
Aujourd'hui encore, il avait échoué.
Sans un mot, le jeune adulte quitta la pièce d'un pas lourd. Il réalisait qu'il n'avait nullement l'étoffe d'un enchanteur, et ce constat l'angoissait de plus en plus. Que deviendrait-il sans travail, et comment pourrait survivre sa famille ? Des larmes de désespoir lui brouillèrent la vue tandis qu'il se dirigeait vers l'étagère des livres pour tenter d'améliorer ses maigres connaissances.
-Incapable, chantonna une voix haut perchée, inutile, désespérant, crois-tu vraiment obtenir la fierté de ton maître en continuant ainsi ? Je peux t'aider, je t'assure. Tu pourrais devenir le plus grand de tous les magiciens ayant jamais existé... en échange d'un petit sacrifice.
-Je...
-Tu n'as pas vraiment le choix.
-J'accepte.
Il avait à peine articulé ces paroles à voix basse, sans réfléchir plus longtemps.
-Qu'il en soit ainsi, s'exclama joyeusement la voix mystérieuse.
Un frisson parcourut le dos de Threhr à l'entente d'un rire cristallin qui évoquait plus celui d'un démon sur le point d'exécuter sa victime plutôt qu'à une démonstration réelle de bonheur. Cependant, il n'eut pas le temps d'avoir plus peur, car une dague aux reflets rougeâtres apparut devant son visage. Il s'en saisit, et une immense torpeur l'emporta dans des ténèbres peuplées de cris, de suppliques et de sang.
Le lendemain, il se retrouva dans son lit, une tache brune sur sa main gauche. Étonné de cette découverte, il alla la nettoyer au puits se situant au milieu de l'arrière-cour de la maisonnette. Une traînée de la même couleur que la trace sur sa main contre les pierres du mur extérieur l'alerta, et son regard descendit pour suivre le chemin qu'elle avait emprunté. Égorgé, le magicien du roi fixait le vide avec une telle intensité que Threhr se figea sur place, incapable de bouger ou crier. La nuance de gris, légèrement plus sombre que d'habitude évoquait un ciel d'orage et une accusation palpable. La vision de lui-même en train de brandir une lame contre son maître sembla se dessiner avant qu'un cri provenant de sa gorge ne brise le charme.
Le jeune homme s'effondra par terre, bouleversé par ce qu'il avait vu. La dague qu'il avait touchée quelques heures auparavant était la même que celle qui avait tranché la peau burinée d'Ehren.
***
-Messeigneurs, le magicien du roi et sa femme, cria l'un des gardes postés à l'entrée menant au bal du printemps.
Threhr regarda d'un œil dédaigneux la foule de courtisans qui s'écartait sur son passage avec déférence. Passé la période des regrets de la mort de son maître et les cauchemars où ce dernier revenait le tourmenter, ceux-ci avaient été remplacés par un mépris hautain et le grisement de découvrir chaque jour de nouvelles aptitudes qu'il savait dérobées à Ehren grâce aux informations de la voix. Elle se taisait la plupart du temps et ne réapparaissait que pour pousser le trentenaire à plus d'ambition. Fort heureusement, depuis la présence de la femme de Threhr, Elysander, il se refusait à obéir à la voix de crainte qu'elle ne le découvre et ne l'abandonne. Pourtant, la voix ne se décourageait pas, et elle revint à l'instant où le nouveau magicien du roi s'agenouillait devant son souverain.
-Si tu m'écoutais un peu, il s'agirait d'un autre qui se prosternerait à ta place et tu serais assis sur ce siège royal.
Une fois de plus, l'homme choisit de l'ignorer, mais une image d'Elysander et lui gouvernant côte à côte traversa son esprit. L'instant de faiblesse poussa la voix démoniaque à continuer :
-Regarde ces tentures pourpres, ces couverts en argent, tout cet or apparent dans les ornementations sur les colonnes...
-Le matériel ne m'a jamais attiré, chuchota-t-il discrètement.
Comprenant qu'il ne s'agissait pas de la bonne approche, la voix maléfique tenta autre chose.
-Et ta famille, la gloire, voilà de toute manière un bien piètre souverain qui ne laisse aucune place à son épouse... tu ne pourrais qu'être meilleur !
-Ely...
-Heureuse, reine du royaume et riche comme jamais aucune femme ne l'a été !
Threhr protesta faiblement qu'il possédait pourtant tout ce dont il avait besoin et que sa moitié ne semblait pas malheureuse de son sort, bien au contraire.
-Mais tu dépends du roi, que se passera-t-il le jour où un apprenti te surpassera ? Bien entendu que tu l'élimineras, anticipa l'assassin d'Ehren, mais combien de temps s'écoulera-t-il avant qu'un autre ne prenne sa place, puis un autre et encore un autre ? Quelqu'un finira bien par se questionner...
Hochant la tête, le magicien échafaudait déjà un plan pour éliminer le roi. Le peu de bonté et d'humanité qu'il restait en lui s'effaçait au profit d'une soif de pouvoir alimentée par le désir de ne jamais être surpassé. Il prit place autour de la table du banquet machinalement, souriant faussement et se servant de vin en abondance. Des plats de diverses viandes nappées de sauce arrivaient et repartaient dans un ballet endiablé, les danseurs se surpassaient, l'alcool de miel, spécialité onéreuse du pays, était servi par litres. Dans toute cette liesse générale, le magicien se concentrait uniquement sur l'homme de trois ans son aîné qui trônait fièrement au bout de la table, entouré de son épouse et de ses deux filles. Ses yeux marron brillaient de mille flammes de l'Enfer, promettant à tous une mort douloureuse à la hauteur de sa folie du pouvoir.
-Threhr ! S'exclama le roi. Tu parais bien sombre ce soir. Serais-tu tourmenté par quelque chose ?
-Non, Sire, loin de là.
Il esquissa un sourire en coin tandis qu'il réprimait un éclat de rire. S'il savait...
Deux mois plus tard, après un meurtre sanglant de la famille royale que personne n'élucida, Threhr monta sur le trône en vertu des lois du pays stipulant qu'en cas d'absence d'une famille royale régnante, le magicien du royaume obtenait le trône.
Et la voix se tut.
***
Épuisé, vidé, en sueur après un énième cauchemar, Threhr se passait la main dans sa tignasse trop longue. Une poignée de cheveux restèrent accrochés à ses doigts, s'entremêlant avec la bague du sceau royal. Un haut-le-cœur souleva la poitrine du souverain qui courut jusqu'à la salle de bains pour rendre le repas de la veille. Habitué à ces réactions psychosomatiques, il se contenta de passer une serviette humidifiée sur son visage, comme si cela pouvait effacer les rides trop nombreuses pour quelqu'un de trente-trois ans et les cernes dues aux multiples nuits d'insomnies.
Les souvenirs des meurtres accomplis le taraudaient en permanence, et la réalité se mêlait parfois aux illusions des fantômes de ceux assassinés de sa main, de telle sorte qu'il se levait parfois brusquement lors des conseils pour se trancher l'avant-bras afin de ressentir une douleur qui lui prouverait qu'il se trouvait dans la vie réelle. Si la folie le guettait autrefois, il avait à présent un bon pas dedans, ce que sa femme remarquait. Elysander ne pouvait pas comprendre la raison de ces sautes d'humeur ou ces absences soudaines comme s'il se trouvait dans un autre monde, et Threhr souffrait de la voir ainsi inquiète.
La silhouette longiligne de celle-ci se découpa dans l'ombre. Elle aussi avait maigri, et le peu de formes qu'elle possédait s'était envolé comme une goutte d'eau tombée dans un désert avant qu'elle ne touche le sable.
-Mon amour...
Le regard vide de son époux la dissuada de parler plus et elle se contenta de le bercer dans ses bras alors qu'il éclatait en sanglots. Les phrases incohérentes qu'il balbutiait ne semblaient pas troubler outre mesure la blonde qui lui transmettait toute l'affection dont elle était capable. Au bout de longues minutes, un sommeil lourd le happa et il ne sentit pas qu'Elysander le portait avec aisance tant il avait perdu de poids jusque dans leur lit.
La caresse du vent sur sa joue le réveilla en sursaut. La place à côté de lui était vide, or jamais sa femme ne quittait son lit avant lui. En tournant la tête, il aperçut une lettre rédigée qu'il n'eut pas besoin de lire pour en comprendre la teneur. Elle était partie, ne pouvant plus supporter son silence et ses tourments. Le magicien ne lui en voulait pas, loin de là, il regrettait simplement.
-À quoi cela m'a-t-il mené ? Des remords, une existence peuplée de défunts à chaque coin, un sommeil inexistant et la perte de mes proches...
Malgré sa puissance, nul ne pouvait empêcher la mort de faire son œuvre, et ses parents avaient été emportés par la maladie de la vieillesse, bientôt rejoints par leur deuxième fils mort dans un accident de chasse.
-Je n'ai pas pu les aider malgré tout ce que j'ai fait pour surpasser n'importe quel mortel ! Le sang d'innocents versé à la pleine lune pour accroître mes pouvoirs, la famille royale, Ehren et maintenant Elysander...
-J'ai toujours su que c'était vous.
Son chambellan se tenait dans son dos, sans bouger.
-Nous le savions tous.
Sa voix tranchante affolait Threhr comme les reproches de son maître accéléraient les battements de son cœur autrefois.
-Et alors quoi, hein ? Vous ne pouviez rien faire ! S'époumona le roi. Rien ! Personne ne peut plus m'atteindre.
-Inutile, puisque la démence vous a rongé. Vous êtes une loque. Même si vous le vouliez, vous ne pourriez pas vous servir de votre magie tant vous êtes brisé. Regardez-vous, ordonna le quinquagénaire, à quoi cela a-t-il servi ? Tout ce sang versé... à quoi a-t-il servi ?
-C'est la voix, sanglota-il, c'est elle qui m'y a poussé...
-Cette voix était celle de votre ambition démesurée, et elle vous a perdu.
-Non ! C'est un démon qui m'a corrompu ! Un démon...
Seul le silence lui répondit.
-C'est de ta faute ! Hurla-t-il. C'est toi qui m'a forcé à tuer ceux que j'aimais et qui m'ont protégé !
Mais la voix ne se manifesta pas.
-Réponds !
Le cri rauque qui sortait de sa gorge couverte de plaques rouges aurait pu effrayer tout le château, mais il n'avait plus conscience de ce qui l'entourait. Il voulait que la voix parle, qu'elle lui prouve qu'il n'avait pas juste imaginé cela tout seul et que des puissances occultes l'avaient manipulé. En vain.
Lorsque le chambellan entra avec les gardes, seul un corps maintenu par une corde lui faisait face et il poussa un long soupir. Il passa une main devant son visage, et un liquide couleur chair dégoulina sur le sol. Des yeux gris fixèrent avec tristesse la dépouille du défunt roi avant de se détourner.
-Malheur à celui qui laisse la flamme de son ambition trop s'élever, car elle le consumera jusqu'à ne laisser que des cendres que le vent éparpillera.
Prix "révélation du concours" obtenu
Merci infiniment à WhiteFeather04 pour l'organisation du concours !
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