Émeraudes et Héros
Qu'est-ce que je peux bien dire sur l'héroïsme?
Les héros ne le sont-ils que dans des circonstances exceptionnelles ?
Je relis cette phrase pour la cinquantième fois depuis trente minutes tout en gribouillant des traits confus sur ma feuille de brouillon. Je lève les yeux au ciel, souffle. Mon voisin le plus proche fait crisser son correcteur. Le surveillant de salle regarde sa montre pour la troisième fois au moins, il ne doit lui rester que deux heures avant que quelqu'un vienne le relever. Il me reste donc quatre heures trente pour rentre quelque chose.
Répondre à cette fichue question.
Le L majuscule ressemble un peu aux cheveux de cette fille que j'ai croisé dans le couloir avant l'épreuve. Celle qui avait l'air fatiguée. Elle a du passer les nuits de ses dernières semaines de révision à lire les thèses de Descartes, Nietzsche, Pascal, Aristote ou Socrate. Celle que je suis en train de dessiner... Je me retourne brusquement vers le fond de l'amphithéâtre qui nous sert de salle d'examen. Elle est bien là, penchée sur sa feuille.
Je décroche mon regard d'elle pour reporter mon attention sur ma feuille. Ses traits prennent formes sur mon papier vert pâle mais c'est mon sujet qui me force à me concentrer. Quel genre de héro existe-il ? Je repense à la pile de bouquin sur mon bureau. Il doit y en avoir des héros la-dedans. Si j'avais pris le temps, la peine, de les lire ... Qui de Voltaire, Hegel ou Kant a bien pu parler de l'héroïsme. Quitte à prendre un carton, autant se faire plaisir.
Je n'ai strictement aucune idée des auteurs qui peuvent parler des héros alors tant qu'à ne pas avoir la moyenne, autant s'amuser un peu avec la philosophie.
Quel héros suis-je ?
On peut dire que j'aurai réussi mon épreuve si je réponds à cette question puisque je ne sais pas répondre à celle du sujet.
Un héros, peut-être celui qui aime qu'on se retourne sur son passage et qui en joue. Celui qui enchaîne les conquêtes et qui l'assume.
Mon crayon continue de gratter et les yeux de cette sublime fille prennent formes sur ma feuille. Ils ont un éclat bien particuliers. Comme s'ils brillaient d'un désir teinté de tristesse ou d'inquiétude. Pourtant, je sais très bien qu'ils n'ont jamais eu ces deux expressions en même temps. L'inquiétude, c'était ce matin, avant l'épreuve, alors que le désir, ce désir ressemble à son expression d'il y a trois ou quatre semaines, quelque chose comme ça. Suis-je un héros de ne l'avoir jamais rappelée? Pourtant ce n'était pas une circonstance exceptionnelle. Tout était annoncé. Pas d'attache, pas de deuxième soir.
Je me repenche sur le sujet ; il y a les héros d'un soir, celles qui auront la chance de passer la nuit dans mes draps, et ceux de tous les jours, mes potes qui me supportent à longueur de journée. Il y a ceux qui n'attendent qu'un retour, ceux qui m'approchent pour leur réputation.
Et moi alors ? Dans quelle catégorie je rentre ?
J'essaie de mettre en place les maigres idées que j'ai eu, de les ramener à quelque chose de moins personnel, plus général. Je sais que sans citer d'auteurs, jamais je n'aurai la moyenne, mais il est toujours possible de limiter la casse.
Les héros du quotidien, les héros intéressés, les héros chanceux. Ne voyant pas d'autre chose, je commence à rédiger. Il me reste deux heures, d'ici une j'aurai fini et je pourrai sortir.
Alors que je relis distraitement ma copie en gribouillant sur ma feuille de brouillon, la moitié de l'amphi est déjà sortie. Des pas précipités descendant les marches me font lever la tête. Elle passe devant moi manque de rater une marche dans la précipitation. Elle est si belle malgré une peur panique apparente. Clarisse, si mes souvenirs sont bons, se précipite vers le bureau du surveillant de salle pour déposer sa copie.
Suis-je un héros de vouloir savoir ce qui la met dans cet état alors que mes derniers mots à son intention n'étaient que "Merci t'es vraiment un bon coup" ?
Pourtant j'ai l'impression que je doit savoir ce qui donne ce reflet de panique à ses yeux. Je jette mes stylos dans mon sac, le referme, attrape ma veste d'une main et ma feuille de l'autre pour descendre les quelques marches qui me séparent d'elle.
Je rend ma copie sans la quitter des yeux tout en gribouillant une signature ou du moins quelque chose qui y ressemble sur la feuille que me tend le surveillant.
Je descends en courant les marches de l'estrade pour la retrouver. Elle a disparu quand elle a passé la porte il y a quelques secondes. Lorsque je la passe à mon tour, je capte sur ma gauche sa chevelure rousse et accélère le pas pour la rattraper. Elle passe une porte sa droite et disparaît.
je m'appuie contre le chambranle de la porte pour reprendre mon souffle quand je me rends compte qu'elle sanglote.
Mon côté anti-héros me souffle que je ne devrais pas faire ça. On a plus rien a voir elle et moi, pas d'attache. Mais depuis ce matin, je me demande quel héros je suis. Je veux en avoir les réponses.
Je décide de l'observer un peu, sans la brusquer, la laisser s'ouvrir à moi si elle en a envie, juste être là. Pour faire passer le temps, je la détaille un peu. Elle porte des bottines noires et des collants opaques qui allongent ses jambes déjà fines. Ses hanches sont habillées d'une jupe beige et un chemisier rouge vient compléter sa tenue. Elle est appuyée sur la vasque écaillée et j'aperçois ses prunelles émeraudes grâce au miroir en face d'elle. Après quelques minutes, elle semble s'apercevoir de ma présence en levant son regard vers le miroir puis se tourne vers moi en se frottant les yeux.
" Vincent ?
- Euh, Clarisse ? " Je demande incertain. Elle esquisse un sourire, ça doit être ça.
Comme pour reprendre contenance, elle passe une main dans ses boucles rousses. Ses émeraudes brillent d'un éclat nouveau, à mi-chemin entre la honte et le soulagement. "Ça va t'inquiète " répond-elle à ma question muette. Je me sens idiot de l'avoir suivi juste parce que je l'ai dans la peau. Que puis-je bien faire maintenant ? Visiblement, elle aussi est gênée mais semble moins mal-à-l'aise.
" Tu viens marcher ?
- Euh oui si tu veux "
Comme un automate, je la regarde passer devant moi et lui emboîte le pas. Des milliards de questions et d'interrogations tournent dans ma tête et Clarisse semble elle aussi plongée dans ses pensées, pourtant ses émeraudes brillent de nouveau comme la plus pure des pierres précieuses.
Je me rends compte que nous sommes sortis du bâtiment quand le soleil et l'air froid du mois de février viennent agresser mes yeux et faire piquer mes joues après la pénombre et la chaleur des couloirs.
Clarisse s'arrête un instant pour resserrer son écharpe autour de son coup tandis que j'attrape dans mon sac un bonnet gris que j'enfonce sur ma tête. Elle se baisse pour ramasser un papier vert pâle quelque peu froissé. C'est lorsque je découvre son contenue que je me rends compte qu'il vient de tomber de mon sac.
Peut-être est-ce la lumière ou l'étonnement, mais son regard est maintenant d'un vert qui tire sur le jade. Ses yeux s'écarquillent lorsqu'elle se reconnait sur le dessin.
" Vincent, c'est toi qui m'a dessiné ? "
Mal à l'aise je ne sais quoi répondre, je ne sais pas ce qu'elle pense de moi, me prend-elle pour un psychopathe notoire, celui qui couche avec elle et qui la dessine ensuite ? Ou pour un génie du dessin?
" Vincent ?
- Euh oui, tu n'étais pas censé le voir " Je tente de me rattraper
C'est décidé, elle doit me prendre pour un fou furieux.
" C'est magnifique, T'as fait ça pendant le partiel de philo ?
- Oui, les héros c'est pas trop mon truc"
Elle sourit et me tend le dessin, finalement elle doit me prendre pour De Vinci. Je secoue la tête.
" Garde-le si tu veux "
Je souris à mon tour, plus détendu, et attrape mon téléphone pour regarder l'heure quand elle glisse la feuille dans sa poche. Alors qu'elle allait s'éloigner, je l'attrape par le poignet et l'interpelle.
" Clarisse ! Attend "
Elle se retourne surprise, et m'interroge du regard.
" Tu viens boire un verre avec moi ? "
Ses yeux se voilent de tristesse et de regrets, ses émeraudes tirent de nouveaux sur le jade quand elle hésite. Pour tenter de la convaincre, j'ajoute ;
" Je suis vraiment désolé pour la dernière fois, j'aurai peut-être du ...
- Non, non, ne le sois pas, je veux dire, c'était clair, je savais que je devais pas m'attacher "
Elle sourit de nouveau, d'un sourire timide qui fait accélérer mon cœur. C'est à se demander qui s'est le plus attaché à l'autre, qui le héros. Pour relancer la conversation, je lui demande
" Tu es venue comment ?
- En métro et toi ? "
Pour toute réponse, je sors les clés de ma voiture et propose, espérant secrètement qu'elle m'invitera à boire un verre ensuite.
" Je te dépose si tu veux
- D'accord, et va pour le verre ensemble alors, je dois avoir quelque chose à t'offrir "
Je la vois effleurer de ses doigts quelque chose dans sa poche, le dessin surement, et je souris intérieurement, heureux qu'elle ait accepté.
" On y va ? "
Je demande en guise de réponse. Elle hoche la tête et j'avance en direction du parking universitaire tout en jouant avec mes clés de voiture. Je déverrouille à distance ma vieille Peugeot noire.
Clarisse s'installe coté passager tandis que je m'assois devant le volant. Je met le contact et l'auto radio démarre en même temps que le moteur. Alors que j'allais l'éteindre, je reconnais une des chansons préférées de mon père et souris de nouveau
"Quand les cris des femmes s'accrochent à mes larmes"
Je sors du parking et observe Clarisse à la dérobée, elle a ressorti le dessin et retrace les traits de ses doigts fins.
Arrêté au feu rouge, je la regarde de nouveau. Elle a remis ses cheveux en désordre et son image, telle que je la vois maintenant, se superpose dans mon esprit avec le dessin au crayon que j'aperçois sur ces genoux. C'est à ce moment-là que Daniel Balavoine chante son refrain, me faisant sourire de nouveau.
"Je ne suis pas un héros"
© ✓ictoire
10.04.21
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