Les yeux de Lola
Il l'avait vu une fois. A l'opéra, un soir d'automne, alors qu'il pleuvait sur la ville et qu'une odeur de novembre et de nuit humide flottait dans l'air. Il avait été là parce qu'une entrée lui avait été offerte et qu'il n'avait rien d'autre à faire de sa soirée. Elle avait été différente des autres femmes : salopette et chemise blanche, un chignon en désordre sur le sommet de son crâne. Elle avait eu l'air déboussolée, des gouttes de pluie avait mouillé son visage et au moment de montrer son billet, elle s'était rendue compte qu'elle ne l'avait pas sur elle. Elle avait pâli et bégayée, s'était passée une main nerveuse dans la tignasse. Il avait hésité puis s'était approché. Il avait demandé ce qu'il se passe : on lui avait expliqué la situation. Derrière eux une dame en chignon banane et rouge Chanel avait ricané : la jeune femme avait rougi. Il avait serré les dents avant de prendre la main de la jeune femme dans la sienne, impulsivement. La tirant derrière lui, ils étaient allés à la caisse. Elle l'avait suivi sans rien dire. « Vous avez encore un ticket ? »La dame de la caisse avait levé le nez et secoué la tête. Il s'était retourné vers la jeune femme. Des larmes ravalées avaient brillé dans ses yeux bruns. Il avait soupiré et s'était excusé. Une larme enragée et embarrassée avait roulé sur le visage de la jeune femme. Elle l'avait rapidement essuyé du revers de main.« Merde. Merde. », elle avait dit. « Il était cher, ce ticket en plus. »Malgré lui, il avait souri. Il avait haussé les épaules :« Qu'est-ce que tu vas faire ? » Elle s'était passée une main sur le visage.« Je vais rentrer et pleurer en voyant ce ticket débile posé sur ma commode, trop cher et inutilisable. » Il avait secoué la tête et réfléchit un instant avant de demander impulsivement :« Tu veux aller quelque part ? Quelque part d'autre que chez toi et quelque part d'autre que l'opéra. » Il avait eu conscience qu'il donnait l'air d'avoir sorti la phrase de drague la plus minable du monde : il avait conscience de paraître bizarre, un inconnu en costard cravate mal à l'aise. Elle avait hésité un instant, reculé d'un pas.« Et ton... toi ? Je veux dire... ton ticket et tout ? »Il avait haussé les épaules à nouveau, tentant un air nonchalant probablement ridicule.« Je n'ai pas payé. Le ticket était un cadeau. »Elle l'avait regardé un instant en silence avant de brusquement rire. Avait un peu rejetée sa tête en arrière avant de lui tendre sa main encore mouillée de pluie. « Alors d'accord. Moi c'est Lola. » Il avait pris sa main, l'avait secoué.« Pierre. » Ils étaient sortis de l'opéra. La dame en chignon banane et rouge Chanel leur avait lancé un regard dédaigneux, son rire cruel étouffé sur ses lèvres écarlates. Il avait plus encore plus fort qu'avant et en quelques secondes seulement, leurs habits et cheveux avaient été trempés. Lola avait ri.« Et où on va maintenant ? »Pierre n'avait eu aucune idée mais avait levé un sourcil arrogant avant de faire signe à la jeune femme de le suivre, espérant que sa nervosité n'était pas apparente sur son visage. Son cœur avait accéléré dans sa poitrine alors que ses pieds avaient claqué sur le pavé en avançant. Finalement, ils étaient arrivés place Michou – le vrai nom de la place, il l'avait oublié – où une statue d'un auteur inconnu décoré le centre. Ils s'étaient assis juste en-dessous, de sorte que la statue les protégeait un peu du froid et de la flotte, ils avaient parlé et subitement, un homme les avait rejoints sur la place. Il avait eu sur lui un violon et avait senti l'alcool. Lola lui avait demandé de jouer. L'homme les avait rejoint sous la statue, avait demandé à Lola quel air elle souhaitait entendre et elle avait dit un titre quelconque que l'homme s'était mis à jouer avec un talent étonnant.La pluie s'était alors arrêtée de tomber et avait fait peu à peu place à la lune qui s'était reflétée dans leurs yeux et dans la mélodie du violon. Lorsqu'il avait fait trop tard, ils étaient rentrés : l'homme au violon avait disparu dans la nuit, Lola et Pierre dans le métro. Le jeune homme l'avait raccompagné jusqu'à son arrêt et était encore sorti avec elle. Avant que la jeune femme ne prenne les escaliers menant à l'extérieur, elle et Pierre s'était regardé dans les yeux et elle avait rapidement posé ses lèvres douces sur les siennes. Ensuite, Lola était partie comme une ombre dans la nuit. Pierre ne l'avait jamais revu. Il était retourné à l'opéra quelque fois, avait enfilé son costard et ses chaussures trop serré. Mais quarante ans plus tard, Lola n'était plus qu'un souvenir de jeunesse, apparue une nuit d'automne comme un songe d'une nuit d'été. Il n'était plus retourné à l'opéra depuis une trentaine d'années, n'avait plus revu l'homme au violon non plus : mais de temps en temps, quand il laissait ses pensées divaguer vers un temps où il savait encore ce qu'était l'innocence et la folie, les visages de cette nuit apparaissait devant ses yeux maintenant âgés. Ce soir-là, il contempla longtemps sa rencontre avec Lola. Il avait dans ses mains un billet pour l'opéra que sa famille lui avait offert pour son anniversaire - « ça fait longtemps que tu n'y étais pas, tonton, tu vas voir, c'est chouette ». Il n'avait pas envie d'y aller mais Pierre finit par enfiler une dernière fois son costard. Il monta dans sa voiture et conduit jusqu'au bâtiment grandiose qu'était l'opéra. Dehors, c'était l'automne, des feuilles rouges et jaunes jonchées le sol tandis que la pluie tombait du ciel. Il rentra à l'intérieur, trempé, la mine renfrogné. Pierre fit la queue : une fois devant l'employé, il mit la main dans sa poche pour sortir son ticket.Il ne l'avait pas. L'avait oublié sur son lit à côté de ses chaussettes et de son paquet de cigarettes. Il poussa un juron intérieur et essaya d'expliquer la situation à l'homme qui gardait une mine impassible. A bout de nerfs, Pierre entendit une voix rire et se retourna rapidement. « Je peux vous aider ? », demanda une femme qui s'était rapprochée. Elle était en chignon banane et rouge Chanel, elle avait des talons aiguilles et pas une goutte de pluie ne semblait avoir effleuré son maquillage parfait. Pierre fut prêt à lancer une réponse cinglante lorsqu'il la regarda dans les yeux.Il se figea.Elle avait des yeux de soirées d'automne, de nuit pluvieuse, d'airs de violons et de baisers chewing-gum. Elle avait les yeux de Lola et même le masque de femme mature et parfaite ne pouvait cacher la gamine aux yeux rieurs. Elle sourit et lui tendit une main. Lorsque Pierre la pris, elle s'approcha de son oreille.« Je t'ai retrouvé. », dit-elle dans un murmure aux saveurs de jeunesse avant de le tirer derrière elle, ses talons aiguilles claquant sur le sol et leurs rires, brusquement libérés, raisonnant contre les murs, comme une mélodie de violon, un bonheur retrouvé.
Nouvelle écrite par Blondilein
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