Jour amer
- Il est l'heure de commencer, alors allons-y !
Tous les bustes se redressèrent et un silence attentif s'ouvrit devant la femme.
- Dans cette salle, comme vous l'avez vu à l'entrée, je ne tolèrerai aucune mention, aucun lien si timide soit-il avec ce qui s'est passé la séance dernière.
Elle venait de crier, s'en rendit compte et fit mine de reprendre son calme. Mais non, désormais, elle ne serait plus jamais sereine.
- On va reprendre là où on en était, et on passe à autre chose.
Sa voix flutée résonnait dans la salle. Les élèves – seulement la moitié de son effectif initial – agissaient tous lentement, certains n'avaient pas encore sortit quoi que ce soit de leur sac. Surtout Théodore... remarqua-t-elle en le voyant les yeux rivés sur le tableau vert, entièrement vide.
- C'est pas possible, grommela-t-elle en attrapant une craie d'une main, et une longue règle de l'autre.
Elle dessina un gros point d'interrogation, attendit un moment en fixant le garçon, et s'approcha de lui. Il n'avait toujours pas bougé, et elle lui claqua la joue avec sa règle.
- Théodore, vous êtes avec nous ?
Sursautant, il la regarda, les larmes aux yeux.
- Quoi ?
- Je vous demandais si vous êtes avec nous, tête en l'air.
La mémoire du garçon, encore fissurée, laissait fuiter les souvenirs de la sombre après-midi jusque dans le présent. La voix de sa professeure se perdait dans des éclats de balles, des pleurs, des cris, du sang...
- Sortez d'ici si vous n'êtes pas prêts à suivre mon cours.
Il la regarda à nouveau, se leva, puis marcha jusqu'à la porte.
- Votre sac, peut-être ? cria la femme en le lui lançant.
L'autre eut à peine le temps de se retourner que l'objet s'écrasa contre son épaule, et il s'affaissa contre la porte en bois. Il se releva difficilement, et sortit en sanglotant.
- Ce n'est pas à vous de pleurer, Théodore, hurla-t-elle. C'est à moi de pleurer, et pourtant je tiens bon !
Claquement de porte.
Elle reprit son cours, et pendant une longue demi-heure, fut presque seule à parler devant un public à peine intéressé. Un seul élève suivait et lui faisait la discussion : il n'était pas là au dernier cours.
- ... et c'est plutôt simple à retenir d'ailleurs, c'est une des dates que j'ai enregistrées immédiatement à votre âge. Et pour cause : elle a eu lieu en mille-cinq-cent-quinze ! Ou quinze quinze, pour vous faire un moyen mnémotec...
Elle s'arrêta, figée, les mains tremblantes. Comme deux jours plus tôt, quelqu'un venait de toquer à la porte, avec presque le même rythme pressé. La salle entière scrutait cette porte mystérieuse.
Elle ne réussit pas à bouger pendant la dizaine de secondes que l'inconnu laissa planer avant de toquer à nouveau. Cette fois elle se força à avancer, et courut poser sa main sur le métal de la poignée.
Son col serré l'étouffait, et de sa main libre elle ôta un bouton pour mieux respirer. Soudain, la poignée s'agita, et l'inconnu essaya d'entrer de force.
Les larmes montèrent aux yeux de la professeure tandis qu'elle se cramponnait à la poignée.
Des images lui revenaient, elle fermait ses yeux, les serraient aussi fort qu'elle le pouvait. Mais les sons, les sentiments de deux jours plus tôt suintaient en elle, tout l'atteignait.
Cette salle... Elle n'avait même pas fait attention à qui serait derrière la porte à ce moment-là, elle l'avait simplement invitée à entrer... Puis le visage de Juliette, sa fille, qui entrait dans la salle, son visage rouge de haine, les coups de feus sur d'autres élèves, toutes cette colère, cette détresse d'adolescence qu'elle avait répandue sur les autres...
L'inconnu derrière la poignée appuya un peu plus son assaut, et la femme commença à céder sous le poids. Cette vigueur... Cela lui rappela soudain Juliette, et la violence bondissante de sa jeunesse.
- Pardon, ma Juliette... s'effara-t-elle soudain.
Elle arracha la poignée vers elle, et l'inconnu, qui poussait toujours, s'élança dans la salle et trébucha pour s'étaler au milieu avec tout son barda, devant le bureau de la professeure. L'homme en uniforme se leva, tout penaud, et récupéra son matériel de nettoyage en dévisageant toute la salle.
- Mes excuses m'dame, j'pensais que vous utiliseriez pas la salle... Je suis là pour nettoyer la...
- Faites, alors, le coupa-t-elle.
Il parut surpris, s'approcha d'elle et lui chuchota :
- Z'êtes sûre ?
Elle hocha la tête, s'accroupit contre le mur, et le regarda faire. Tu es idiote, Marianna, tu es idiote... pensa-t-elle en le voyant frotter la tache au sol.
Le coup final résonnait encore en elle, et l'image tragique, que tout en elle essayait de censurer, de sa fille achevant sa tuerie par son suicide lui explosa aux yeux. Lorsque l'homme eut effacé tout ce qui restait de sang au sol, elle sortit de la salle sans ne rien dire. Plus rien ne comptait, désormais.
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