Débats enfantins
— D'abord les corps. Ils les soulèvent chacun leur tour et les entassent dans de longs camions. Ensuite ils roulent vers où leur peau sera arrachée, leur corps découpé, déchiré, meurtri.
« Ensuite on s'en prend à l'endroit où ils vivaient. On efface tout, plus d'histoire. On coule du noir pour tout tasser, tout détruire et recommencer. On fait deux pas en arrière...
— Marine, attends un peu, tu veux ?
— Mais madame, j'en suis qu'au début.
— J'imagine bien, mais ton texte est traumatisant pour tes camarades.
Elle laisse un temps de pause, pour chercher un angle d'approche.
— Tu as vu un reportage sur la guerre ?
La petite fait une grimace effrayée. La guerre, ça fait peur. Pour elle, c'est la fin de tout, la disparition de tout. Les larmes lui montent aux yeux.
— Pourquoi vous parlez de la guerre ? On va être en guerre ?
En une seconde toute la salle s'emballe. Chaque élève reprend de concert sa peur, et les plus petits gémissent ou pleurent déjà. La maîtresse tente de reprendre le contrôle.
— Calmez-vous, ça va, on ne sera jamais en guerre, ici.
Elle attrape les regards un à un et leur fait signe que tout va bien.
— De quoi tu nous parlais, dans ton texte, Marine ? reprend-elle après une longue minute d'efforts. Dis-le avec tes mots à toi.
— Hmm, hé ben, pas loin de chez nous, beaucoup de gens ont coupé les arbres et moi j'étais triste pour les arbres.
La maîtresse s'en veut de n'avoir pas compris plus tôt qu'elle parlait d'une forêt.
— Excuse-moi, j'avais mal compris. Mais si ils détruisent, c'est qu'ils vont reconstruire. C'est une bonne nouvelle, sûrement.
— Ben non, mon papa il est en colère parce qu'on va avoir des putain de gitans à côté de la...
— Nooon Marine, pas des putains de gitans, des gens comme toi et moi. Ton papa se trompe en disant cela.
— Mais il dit qu'ils risquent de nous voler la maison, et après on aurait plus de maison, et moi je veux pas perdre tous mes doudous.
Stéphanie réprimande un sourire. La connerie est adorable à cet âge-là. Si elle avait dit cela avec quinze ans de plus, elle l'aurait traitée de conne, d'imbécile... Mais rien n'est encore joué pour l'instant. Elle a du travail pour l'année.
— C'est ton papa qui l'a écrit, ton texte ?
— Non, c'est Kévin ! crie-t-elle, toute brillante de sourire.
Elle répond au regard interrogateur de sa maîtresse :
— C'est mon grand frère, il a vingt ans et il m'a aidé parce qu'il était d'accord avec moi.
— Et il est dans quoi, ton frère ?
— Dans ktiviste.
Léger flottement dans la salle.
— Ça n'existe pas, comme métier.
— Mais c'est pas son métier, lui il est étudiant. Il me dit souvent qu'il est à ktiviste, et même que mes parents ils en parlent souvent, alors c'est vrai.
La professeure des écoles fronce les sourcils un moment, avant de s'écrier :
— Il est activiste !
— Ben oui, fait simplement la fille.
— Dis-nous, ça ne te dérange pas si tu finis de dire ce que tu voulais nous dire, mais à ta façon ? Sans utiliser les mots qu'a écrits ton frère.
— Moi, j'étais triste pour les abeilles qui se cachent dans les arbres. Parce que maintenant, elles doivent être coupées en morceaux et elles sont devenues des planches pour faire des meubles Hick et Ha.
— Mais il y a des gens qui ont besoin de cet endroit pour vivre, tu ne penses pas ?
La petite se tord les doigts, elle n'aime pas toutes ces questions, elle a l'impression qu'on lui demande de faire aussi bien que son frère... alors qu'elle sait bien qu'elle ne sera jamais aussi parfaite que lui.
— Les abeilles aussi, elles ont besoin d'un endroit pour vivre.
— Elles pourront en trouver un autre.
— Pourquoi c'est à elles de partir ? s'insurge soudain Marine en se redressant et en défiant sa maîtresse du regard. Ils pourraient aller autre part, eux aussi, les gitans.
— Ce n'est pas si simple, Marine.
— Si, c'est si simple. Les abeilles elles ont besoin de la forêt, et c'est méchant de les faire partir.
Un souvenir lui revient : son père, le soir, lorsque les avis divergent. Il prend souvent la parole pour déclamer : « on a qu'à voter ça des mots pratiquement ».
— On a qu'à voter ça des mots pratiquement ! lance-t-elle.
— Démocratiquement ? s'étonne la maîtresse.
Marine hoche la tête en ignorant la maîtresse. Toujours en recopiant les gestes et paroles de son père, elle poursuit :
— Ceux qui sont d'accord avec moi, vous levez la main. Ceux qui sont contre, baissez-la. Ceux qui n'ont pas d'avis, ne votez pas.
— Attends, mari...
— Un, deux, trois, votez !
La professeure des écoles a complètement perdu le contrôle de sa classe. Mais quelque chose l'attriste lorsqu'elle fait le décompte des voix. À part deux enfants qui n'écoutaient pas, tous sont du côté de la petite Marine.
Cette dernière, fièrement, annonce qu'ainsi, on sait que c'est elle qui a raison, et elle retourne s'asseoir pour laisser le prochain élève faire son exposé.
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