De vieux regrets
- Votre vieux René Maslow n'a jamais connu l'amour ! s'évertue à le répéter encore et encore le vieil homme à ses petits-enfants. Ni dans sa jeunesse, ni dans son mariage arrangé dans son dos.
Mais sa colonne voûtée, ses pupilles pâles, ses rides sèches, tout s'éveille un peu, imperceptiblement, lorsqu'il dit cela. Et souvent – comme maintenant – il sourit.
Car n'a-t-il réellement pas vécu l'amour ? Un souvenir frais revient, cascade en lui et l'éveille. Ce dimanche 15 janvier 1956... Ne fut-ce pas une femme qui à elle seule marqua la décennie creuse ?
Aux rares personnes qu'il agrippe assez longtemps pour remonter loin les souvenirs de sa vie, il fait toujours ce récit morne de dix années durant lesquelles le monde évolua trop doucement et dans des domaines qui n'intéressaient que les rats et les poules.
Pourtant l'entière période du 9 mai 1950, date de la - selon lui - fameuse déclaration de Schuman, au 1er mai 1960, et l'encore plus surprenant incident de l'U-2, rayonne toujours profondément en lui, elle est son soleil personnel, secret, inavoué...
Les petits-enfants sont partis jouer dehors. La pièce autour de lui est toute lumière, et entre deux rideaux rouilles, derrière la baie vitrée sale, il les voit grimper dans l'arbre... et en voilà un qui tombe et se met à pleurer.
Las, René se retourne, s'installe dans son gros fauteuil et ferme les yeux... Heureux, il se prépare à s'ébrouer dans son souvenir.
Avant les sons, les odeurs, le trottoir, revient la femme. Elle contraste sur le reste. Tout le souvenir est pâle... sauf elle. Et comme lors de chaque plongée dans ce monde disparu, il est surpris. Il se souvient en effet d'une petite personne aux cheveux noirs – pas le genre de femme qu'il affectionnait d'habitude – qui l'évita du regard.
Mais ce jour-là, pris d'une assurance nouvelle que sa récente majorité n'avait pas connu jusque-là, il fixa cette femme et lui sourit. Il resta planté ainsi, sans bouger.
- Quoi ? fit-elle en même temps qu'elle releva des yeux noirs.
Il hésita un instant.
- On ne se connaît pas, non ? balbutia-t-il.
L'autre se prit au jeu.
- En effet, alors vite, parlons, parlons !
René exultait secrètement. Il n'osait croire ce qui arrivait, mais partit dans le même sens que l'autre, vers le bar du village.
Dans son fauteuil, feignant de dormir, René sourit complètement de revivre son seul moment d'ambiguïté avec une femme. Les enfants l'appellent quelque fois, mais non satisfaits de son silence, se lassent vite et repartent.
Assis dans le bar, René tout frémissant rigolait et parlait fort avec la belle Lisa. Il parlèrent là longtemps, et en arrivèrent par hasard à parler de leurs origines.
- J'habite à Alger, je repars ce soir, dit-elle avec un brusque sérieux.
Si la plupart de la conversation est aujourd'hui floue dans l'esprit encombré de René, il se souvient parfaitement de cette phrase, et de son cœur qui chuta infiniment.
Mais autant qu'elle déchira tout son cœur encore fragile, elle le motiva à se lever en sursaut de sa chaise. Lisa le regardait étrangement.
- On part ! cria-t-il en lui tendant la main.
Elle l'attrapa – il profita de ce contact – et ils partirent rire ailleurs. Le jeune homme présenta l'église du village, la butte au loin – son Himalaya –, ses amis très brièvement, puis ils rirent longtemps dans l'aire de jeu.
En entendant la cloche sonner six heures, Lisa se redressa, le regard glacé. Quelques secondes elle ne bougea pas, puis tourna les yeux vers lui. Son regard immobile sembla ne pas le voir, ou ne pas le vouloir.
- Je dois partir, René.
La respiration hésitante, il voulut lui dire que non, mais elle coupa définitivement :
- Adieu.
René ne sut pas quoi dire, ne sut pas s'il pouvait l'accompagner à pied, la retenir... Alors qu'elle s'éloignait, il voulut tenter une dernière chose, attraper la dernière branche qu'il pouvait :
- Désolé ! hurla-t-il.
Lisa se retourna, à moitié souriante mais les yeux rouges – bordés de larmes ? se demanda-t-il. Elle posa le bout de ses doigts sur sa bouche et lui envoya le baiser qu'il n'avait su prendre.
René s'éveilla brusquement de son demi-sommeil, le bras tendu pour attraper ce baiser toujours en suspend depuis sept décennies. À contrecœur, il le baissa pour essuyer une larme qui n'avait pas réussi à couler. Lucas, un de ses petits-enfants, remarqua qu'il était réveillé. Très vite, tous piaillaient autour de lui pour qu'il vienne jouer avec eux.
- J'arrive, j'arrive, les petits... chuchota-t-il avant de partir les rejoindre, traînant sa nostalgie.
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