Ligne 13
— Eh monsieur ! Vous avez oublié votre...
Les portes se referment, le bus s'ébranle et reprend sa course interminable à travers la ville. Mes épaules s'affaissent en même temps que ma main tenant cet objet qui ne m'appartient pas.
Je vois l'inconnu s'éloigner, le visage enfoui dans une écharpe bleu nuit, ses écouteurs enfoncés dans les oreilles et les mains fourrées dans les poches de son manteau noir. Un bonnet recouvre ses cheveux bruns, une sacoche est suspendue à son épaule, il porte des boots noires. Je tente d'imprimer ces maigres informations dans ma tête, espérant qu'elles me seront utiles. Mais je ne me fais pas d'illusions, en cette fin décembre, la description correspond à la moitié des hommes de la ville.
Sans avoir pu distinguer les traits de son visage, il disparaît de mon champ de vision.
La journaliste que je suis active le mode Sherlock Holmes qui sommeille en moi. Les modus operandi se bousculent, allant de laisser tomber, remettre l'objet au chauffeur, ou remuer ciel et neige pour le rendre moi-même à son propriétaire .
Pas la peine de tergiverser pendant une heure, le goût de l'aventure l'emporte. L'excitation commence à me gagner, comme si j'étais soudain boostée par une montée d'adrénaline me donnant la chair de poule. Elle fait même apparaître un sourire sur mes lèvres. J'ai l'impression de me retrouver plongée dans un de ces RPG* que j'affectionne tant, venant à l'aide d'un PNJ** en décidant d'accepter la quête qu'il me confie. Je rajoute une difficulté supplémentaire : valider ma mission avant Noël. C'est comme ça, j'aime les challenges. Qui sait, je gagnerais peut-être un café ou un baiser en récompense. Je glousse toute seule face à cette remarque idiote et repose mes fesses sur le siège délavé et inconfortable. Je ne m'attarde pas sur l'hygiène douteuse, essayant d'ignorer le chewing-gum répugnant collé juste devant mes yeux.
(* Role Playing Game : jeu de rôle dans lequel le joueur incarne un personnage qu'il fera évoluer au cours du temps.
* PNJ : Personnage Non Jouable : tout personnage d'un jeu qui n'est pas contrôlé par un joueur.)
Autour de moi les autres passagers me regardent d'un drôle d'air. Les visages sont bien tristes malgré les lumières et décorations qui égayent les rues à l'approche de Noël. Mon trench coat écarlate fait tache dans cet océan de gris et de noir. J'ai l'impression d'être Le petit chaperon rouge dans cette forêt urbaine.
Je me reconcentre sur ma mission, le cœur battant à un rythme effréné. Mon pied martèle le sol, ma main tremble lorsque mes yeux se posent sur l'objet que mes doigts serrent fermement.
Je découvre un joli carnet à la couverture en cuir, un cerf est gravé dessus. Il est un peu usé, comme s'il avait vécu plusieurs vie avant de se retrouver dans ce bus. Je relève la tête, surprise. Je scrute autour de moi, mais bien sûr, il n'est pas là.
Je me mords la lèvre, essayant de résister à la tentation de l'ouvrir pour en apprendre plus sur les secrets qu'il renferme. Partagée entre l'insatiable curiosité qui fait vibrer mon être et les bonnes manières. Je crois me rappeler que fouiner dans les affaires des autres n'en est pas une. Au Diable celui qui a inventé ce principe ! Je prends une grande inspiration et cède à mon irrépressible envie d'en savoir toujours plus.
Je me retrouve devant des dizaines de pages annotées d'une écriture à peine lisible, raturée et confuse. Je fronce les sourcils, tentant de déchiffrer quelques éléments, en vain. Je tourne les pages, une par une. Les mots griffonnés laissent place à des croquis tout aussi désorganisés et approximatifs. Ils représentent des paysages mais aussi des personnages, tous différents. Quelque chose m'est étrangement familier.
Je continue à maltraiter ma lèvre inférieure, je plisse les yeux de plus en plus, portant à ébullition mes pauvres neurones, jusqu'à comprendre.
Tous ces dessins ont été réalisés à travers la ville. Je reconnais la librairie de Miguel, le bar de Flo, des passagers habitués du bus, le papy qui donne à manger aux canards tous les dimanches dans le parc. J'arrive à la dernière page gribouillée, je cligne des yeux à plusieurs reprises. Mon cœur tape plus fort, ma respiration se coupe. Je me demande si je deviens folle ou si mon imagination me joue des tours. Après tout, ça ne serait pas la première fois, j'ai tendance à un peu trop me laisser emporter par mes fabulations.
Pourtant ce sont bien mes traits qui sont esquissés sous mes yeux. Je jette un coup d'œil à ma tenue du jour, identique jusqu'au moindre détail. C'est à la fois hyper flippant d'imaginer que quelqu'un vous a observé assez longtemps pour en arriver à cette ébauche tout en n'ayant rien remarqué ; mais aussi hyper perturbant de voir comment on est perçu par les autres. Sur le dessin, je regarde nonchalamment à l'extérieur, l'air particulièrement blasée. Perso, je ne me serais même pas adressé la parole tellement j'ai l'air chiante. Je me souviens parfaitement de ce à quoi je pensais quelques minutes plus tôt, lorsque j'avais adopté cette position.
Je soupire en refermant le carnet. De part mon expérience, je sais que ce genre de recueil ne peut appartenir qu'à trois types de gars : le psychopathe sociopathe, l'auteur médiocre trouvant l'inspiration dans sa vie de tous les jours à défaut d'avoir de l'imagination, le timide maladif vivant à travers les autres et ses compositions pour exister. Est-ce que j'exagère ? À peine.
Est-ce que ça allait pour autant me faire revenir sur ma décision ? Absolument pas. Il fallait que je sache quelle case cocher.
Je relève la tête. Un truc cloche. Mon subconscient m'insulte déjà de tous les noms d'oiseaux qu'il connaît : j'ai raté mon arrêt ! Je me lève précipitamment, ramasse toutes mes affaires et glisse le carnet dans mon sac. J'appuie sur le bouton d'arrêt en jurant tant et plus contre moi-même. Je joue des coudes pour avoir un peu de place. C'est l'heure de pointe, comme chaque matin la fourmilière pullule. Lorsque le bus s'arrête enfin, je manque de tomber mais finalement j'arrive à m'extirper de cette cohue insupportable.
L'air glacial me percute en pleine face quand je foule le trottoir. Je m'entoure de mes bras comme si cela changeait quelque chose, enfouissant le nez dans mon écharpe pour trouver un réconfort chaleureux. Je regarde ma montre. Scott va encore râler, je suis en retard. Je presse le pas, manque de glisser à plusieurs reprises sur le sol enneigé. Je zigzague comme le lapin blanc à travers les rues, prend des raccourcis, fais signe à quelques connaissances que je croise en chemin, ne prenant pas le temps de m'arrêter. Adieu politesse. Cette course folle a au moins le mérite de me réchauffer. Tout de même, j'ouvre l'œil, dans l'improbable cas où je tomberais sur mon fugitif. Bien sûr, on ne m'accorde pas cette facilité.
J'arrive enfin sur mon lieu de travail. Je pousse la porte vitrée décorée d'un bonhomme de neige et m'engouffre à l'intérieur. Comme je l'avais prédit, je suis directement accueillie par mon patron. Tandis qu'il me fait allègrement remarquer mon manque habituel de ponctualité, je ne peux que constater encore une fois qu'il me fait penser à un bûcheron canadien, avec sa barbe et sa chemise à carreaux. La quarantaine, grand, une barbe abondante mais bien taillée, les cheveux blond foncé attachés en un chignon négligé. Bûcheron, ou ours, finalement. Un habitant de la forêt du Nord. Je souris toute seule, je me suis encore laissée emporter et je ne sais même pas de quoi il me parle.
— Ok, tu ne m'écoutes même pas, en fait ? soupire-t-il.
— Pardon, tu disais ?
— Rien, il grogne -un ours, je vous dis-. Allez file, réunion à 11h.
— Bonne journée à toi aussi !
Je n'ai que quelques pas à faire pour rejoindre mon bureau que je partage avec Néva. La petite brune à lunettes est concentrée sur un document, une tasse de chocolat fumant à la main. Elle lève tout de même la tête quand elle m'entend m'affaler à côté d'elle en gémissant.
— Oh oh, j'en connais une qui s'est levée du mauvais pied ! s'exclame-t-elle.
— Tout allait bien jusqu'à ce que je me retrouve mêlée à une aventure vraiment folle qui m'a fait gagner quinze minutes de marche supplémentaires, je soupire.
— Raconte-moi tout !
Néva est avide de commérages et de petites histoires croustillantes, ça nous fait au moins un point en commun. J'alimente sa curiosité sans oublier le moindre détail, preuves à l'appui. Au fur et à mesure de mon récit, je lis ses émotions sur son visage comme si elles étaient écrites en lettres lumineuses clignotantes au-dessus d'elle. Elle est hyper expressive, j'ai toujours trouvé ça hallucinant. Un peu exubérante mais au fond c'est une gentille fille, un brin gaffeuse, ça fait son charme.
— Oh. Mon. Dieu ! couine-t-elle lorsque je termine de raconter mes péripéties matinales. C'est le destin qui te l'a mis sur ton chemin ! Il faut absolument que tu le retrouves !
— Oui, le destin, c'est ça, je souffle en levant les yeux au ciel.
— Je vais t'aider, on va mener l'enquête du siècle !
— J'espère que c'est pour le journal, nous coupe Scott à l'autre bout de la pièce.
Ma collègue pouffe de rire tandis que je pousse un énième soupir. Je n'ai clairement pas la tête à bosser, mes pensées sont obnubilées par cet inconnu. Les renseignements en ma possession s'entremêlent et se chevauchent dans mon esprit. Ça part dans tous les sens et je n'arrive pas à y voir clair. Ça ne me ressemble pas, je suis plutôt quelqu'un de pragmatique.
Ma collègue s'active à côté, il est temps de m'y mettre, à contrecœur.
*
Parmi la multitude de sujets à traiter, le chef m'a demandé d'écrire un article présentant les petits commerces participant au marché de Noël organisé ce weekend. Génial. J'adore mon métier, mais j'avoue que, parfois, mes ambitions ternissent un peu mon enthousiasme. Je rêve de grandes investigations, de gros titres incroyables, de polémiques douteuses, de scandales inavouables et de révélations chocs. Autant dire que dans une si petite ville, cela ne court pas les rues. L'avantage, c'est que je profite de cette virée pour mener ma propre enquête. Une pierre, deux coups. Je connais la quasi-totalité des commerçants, il y en aura forcément un qui aura un petit indice. Je commence par la boulangerie de la place principale. Si il y en a une qui peut avoir des pistes, c'est bien elle : Angie. Après avoir récupéré ce dont j'ai besoin pour l'article et fais quelques photos de maisons en pain d'épice, je l'interroge sans retenue pour mon propre intérêt.
— Et il ressemble à quoi ce mystérieux écrivain ? Tu n'as pas que sa couleur de cheveux, j'espère ? me questionne-t-elle, les yeux brillants.
— Malheureusement si, je n'ai pas vu son visage.
— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, ma vieille !
Je grimace. Elle a raison.
— S'il aime écrire, il aime sûrement lire. Pourquoi tu ne demandes pas à Miguel ?
— Il est sur ma liste de personnes à interroger, tu le penses bien. En attendant, ouvre l'oeil pour moi, tu veux ?
— Je ne manquerai pas d'interroger tous les bruns qui viendront, compte sur moi !
Je ris, la connaissant, elle est capable de le faire. Je la remercie chaleureusement et pars jusqu'à ma prochaine destination. Je profite de ma balade pour admirer les vitrines décorées avec goût, les sapins qui fleurissent les trottoirs, humer la bonne odeur de chocolat et d'épices qui flotte dans l'air. Les haut-parleurs accrochés à chaque coin de rue ronronnent des chants de Noël qui mettent de bonne humeur.
La librairie de Miguel est mon antre. Il me connaît depuis que je suis gamine tant je passais du temps à feuilleter tous ses nouveaux ouvrages. J'adore l'odeur que dégage le papier et l'ambiance vintage du lieu. Je connais déjà la réponse à mes questions : il présentera comme chaque année des nouvelles et romances de Noël, des nouveautés, et les plus grands succès à mettre au pied du sapin pour les amateurs de littérature et d'évasion. Je relève quelques titres avant d'attaquer les choses sérieuses. C'est encore la négation qui l'emporte.
— Tu es sûr que ça te dit rien ? Pourtant il a croqué ta librairie, regarde.
Miguel émet un sifflement, visiblement admiratif du travail.
— Si ça se trouve, c'est un habitué, mais sans savoir à quoi il ressemble, difficile à dire ! me fait-il remarquer. Je n'ai jamais vu ce carnet. Par contre, il pourrait très bien venir de la boutique de Marie.
— C'est vrai, ça ! Je n'y avais pas pensé. Je devais y aller, de toute façon. Merci pour ton aide !
— Si un truc me revient je t'appelle, m'assure-t-il.
— T'es un amour, merci beaucoup !
Ils sont tous au courant de mon goût prononcé pour les histoires rocambolesques, aussi bien aucun n'est étonné et joue le jeu. J'apprécie la bienveillance et l'amitié que je noue avec chacun d'entre eux. De part mon boulot, j'ai l'habitude de côtoyer de près tout ce petit monde.
J'ai l'impression de revenir au collège et de participer à une course d'orientation à travers la ville. Je pointe à chaque nouvelle boutique, récupère des bribes d'idées qui peuvent m'être utiles, ou pas du tout.
La boutique de Marie propose de la déco et des idées cadeaux, je ne connais pas aussi bien la gérante mais je n'hésite pas à l'interroger. Mener les interrogatoires c'est mon dada, je me prends pour une de ces flics du FBI comme dans les séries américaines. Cliché mais grisant.
— C'est bien un article que j'ai vendu, me confirme-t-elle.
Un brin d'espoir renaît en moi.
— Vous vous souvenez des personnes qui ont acheté ce carnet ?
— Difficile à dire, il faisait partie de la collection de l'année dernière et j'en vois défiler, des clients. Ça fait plusieurs mois que j'ai vendu le dernier exemplaire.
— Je sais, ce que je vous demande est compliqué. Mais c'est vraiment important.
— Pourquoi ne pas mettre des affiches ? Comme lorsque l'on perd un chat.
J'écarquille les yeux. C'est pas si bête. Je tique un peu, ne serait-ce pas trop facile ? Je calcule les jours qu'il me reste avant Noël. Cinq. Faut être réaliste, le délai est court.
Je suis de retour au bureau. Je suis épuisée d'avoir tant couru, j'ai le nez gelé et même les guirlandes lumineuses que j'affectionne tant commencent à me taper sur le système. Je rédige mon article qui devrait être publié demain et l'envoie à Scott pour qu'il le valide. Je suis seule, mes deux comparses étant partis couvrir un événement municipal.
La journée touche à sa fin, il fait déjà nuit, et je ne suis pas plus avancée que ce matin. Je me balance sur ma chaise, j'hésite, je mordille toujours ma lèvre, incapable de la laisser tranquille lorsque je suis dans cet état.
Je cède.
Je prends une photo de ce fichu carnet et ouvre mon logiciel. Je fabrique une petite affiche, écrivant, effaçant et m'énervant sur les quelques lignes qui vont l'accompagner.
*
Vendredi. Plus que quatre jours avant Noël. J'arrive à l'arrêt de bus, comme chaque matin, pas vraiment en avance. J'ai laissé mes affiches en tas sur mon bureau la veille, trouvant l'idée plutôt ridicule, après réflexion. Je me demande si je ne me suis pas emballée. Je me demande si vouloir retrouver cet homme, ce n'est pas de la folie. Je me laisse emporter par mes pulsions trop souvent. Le bus arrive, je monte la dernière, salue Rick, le chauffeur. Je me fige un instant. Il faudrait peut-être que je lui remette le carnet. Je porte la main à mon sac où l'objet est rangé précieusement.
Je sursaute et pousse un cri de surprise. Un homme est arrivé alors que les portes sont déjà fermées. Il tape sur ces dernières pour signaler sa présence. Il m'a fait peur, cet imbécile. Je souris quand même, il n'y a pas que moi qui ne suis pas ponctuelle. Je me reprends immédiatement et pars retrouver ma place au milieu du véhicule. Je secoue la tête pour chasser ce vilain coup de moi qui m'a fait douter quelques secondes. Abandonner ? Jamais. J'irai distribuer les affiches ce soir.
Je plisse les yeux et me concentre. S'il était dans ce bus hier, il l'est peut-être aussi aujourd'hui. Il y a bien un brun à l'avant, mais il a l'air un peu jeune. Sans vouloir juger, je ne pense pas non plus que le propriétaire de ce carnet se promène en jogging.
L'homme en retard traverse l'allée et va s'installer à l'arrière. Ça pourrait coller aussi, mais il n'a pas le même manteau ni les mêmes chaussures. Remarque ridicule, qui dit qu'il n'a pas un dressing rempli de fringues. J'observe tout de même ce dernier du coin de l'œil. Il semble contrarié. Mais il ne doit pas l'être autant que moi ! Je grogne en me dandinant sur mon siège. Il faut que je fasse attention, bientôt je vais ressembler à Scott.
Cette fois, je ne rate pas mon arrêt.
— Alors ça a donné quoi ton investigation en ville, hier ? s'enquiert Néva dès mon arrivée.
— Que dalle, je lâche. Ça ne dit rien à personne. Le carnet vient de la boutique de Marie, c'est tout ce que je sais.
— Et ça, tu m'expliques ?
Elle brandit une de mes fameuses affiches, un sourire espiègle accroché sur son joli minois.
— "Petit carnet abandonné dans le bus de la ligne 13 recherche désespérément son propriétaire.", récite-t-elle.
— C'est bon arrête de te foutre de moi.
— "S'il vous plaît, je ne veux pas passer les fêtes seul ! Merci de contacter Elena si vous me reconnaissez !".
Je prends mon écharpe et me recouvre le visage avec, tentant de disparaître comme si c'était une cape d'invisibilité.
— C'est le carnet qui ne veut pas être seul pour Noël, ou c'est toi ?
Je laisse dépasser un œil. Elle a les deux mains posées sur ses hanches et me fixe avec ses grands yeux de chouette. Je marmonne un truc inintelligible pour qu'elle me fiche la paix avec ça. Heureusement, elle ne voit pas la grimace que je fais.
— Arrête, tu ne me la feras pas à l'envers, Elena. Je t'ai déjà dit que tu pouvais venir chez moi avec plaisir.
— Bien sûr, et me retrouver entre ton oncle Albert et ton frère de 16 ans qui n'arrête pas de me draguer. Merci du cadeau. Sans vouloir te vexer.
Pour une fois, c'est elle qui soupire.
— Tu ne veux toujours pas prendre un billet d'avion et les rejoindre ?
— J'ai le salaire d'une journaliste pour une gazette hebdomadaire locale, pas d'une rédactrice en chef du New York Times, je lui fais remarquer.
Je coupe court à la conversation, pas la peine de parler des choses qui fâchent, au risque de me retrouver avec une humeur de chien pour le reste de la journée.
*
Il est l'heure de partir. Je suis seule depuis deux heures, Néva débauche plus tôt le vendredi. En plus, elle a pris sa semaine de vacances, pour les fêtes. Je vais me la jouer solitaire vu que Scott passera uniquement en coup de vent. C'est pas pour me déplaire, au moins j'aurai de quoi m'occuper. Il faut que je pense à mes affiches, je compte bien faire le tour de la ville et les placarder partout. Mais, en voulant mettre la main dessus, je me rends compte qu'elles ne sont pas là où je les ai laissées. Un vent de panique s'abat sur moi. Je retourne mes dossiers, vérifie la corbeille à papier, fouille mon sac, mais rien. Mon téléphone sonne, m'arrachant un sursaut au passage. Je peste et le saisis. C'est une photo de la part de mon acolyte. Elle pose fièrement à côté d'Angie. En arrière-plan, une de mes affiches est bien en évidence sur la devanture de la boulangerie. Ni une ni deux je compose son numéro. Elle décroche à la première sonnerie.
— Qu'est ce que tu as fait ! je m'insurge dans l'appareil.
J'entends pouffer, au loin.
— Surprise ! Tes affiches sont partout en ville, impossible de les rater !
— Pourquoi t'as fait ça ? Je me serais débrouillée, tu sais !
— Oui, oui. Angie me dit qu'elle a bien fait passer le message à tous les bruns qu'elle a croisés aujourd'hui !
Je souffle. Elles sont irrécupérables.
— Allez, je file ! Tiens-moi au courant si tu as des retours. Bonnes fêtes, Elena !
Je n'ai pas le temps de répondre, la télécommunication prend fin. Je râle pour la forme mais, au fond, c'est adorable.
*
J'attends le bus, comme d'habitude. Il fait un froid de canard. En plus, le vent n'arrête pas de faire voler mes cheveux n'importe comment, ça m'énerve. Je regrette d'avoir oublié mon bonnet ce matin. Je ferme les yeux pour m'imaginer paressant en plein soleil à la plage et oublier cette sensation désagréable qui vous mord chaque extrémité. Un homme s'est assis juste à côté de moi avec la délicatesse d'un troll, ce qui ne manque pas de me faire sursauter. Aussitôt, je rouvre les yeux et lui adresse mon plus beau regard noir. L'abri bus n'est pas très grand de ce fait il empiète carrément sur mon espace vital et ça n'a même pas l'air de le déranger. Ce dernier me sourit comme un idiot. Qu'est ce qu'il me veut ?
— Il fait pas chaud, hein !
J'hallucine, il va vraiment me parler de la météo ? Il ne peut pas faire comme tout le monde et ignorer poliment les autres ? Je hausse les épaules en guise de réponse.
— Je vous vois souvent dans le bus, vous bossez en ville ?
Il est sérieux ? Je tourne la tête dans sa direction prête à le remballer. Mais ma bouche reste à moitié ouverte sans qu'aucun son ne s'en échappe. 404, erreur technique. Je me refais le film de ma journée et, pas de doute possible, c'est bien le gars qui était en retard ce matin et qui m'a foutu la frousse. Ma réaction semble l'amuser, il ricane.
— Vous avez entendu l'histoire qui court en ville ?
— Pardon ?
— Il paraît qu'il y a une charmante demoiselle qui recherche désespérément un gars qui a perdu un carnet dans ce bus. Elle a même mis des affiches partout, regardez.
Je me raidis et regarde ce qu'il me montre. Bien sûr, je suis déjà au courant : mon affiche est placardée sur chaque parcelle disponible : poubelle, poteau, magasins, et même sur les par brises des voitures garées. Je déglutis difficilement.
— C'est à la boulangerie que la vendeuse m'a dit ça. Il paraît qu'il est brun alors elle pose la question à tout le monde, rigole-t-il.
Il parle tout seul mais ça n'a pas l'air de le déranger. Je me demande dans quel pétrin je me suis fourrée, avec cette histoire. Je pourrais peut-être en profiter pour l'interroger, si ça se trouve il connaît l'homme au carnet. Mais il me coupe avant que je n'ai eu le temps de dire quelque chose :
— Faut vraiment être frappadingue pour faire ça, vous trouvez pas ?
— Pardon ? je répète.
— Ben oui, courir après un mec juste pour lui rendre son carnet. Si vous voulez mon avis, il doit lui avoir tapé dans l'œil.
— Et qu'est ce qui vous fait dire ça ? Elle veut peut-être juste faire une bonne action. C'est bientôt Noël, après tout ! L'entraide, le partage, tout ça, vous connaissez ?
Je réagis de façon un peu virulente. J'essaie de cacher mes joues qui ont viré au cramoisi, si elles ne l'étaient pas déjà à cause de la température. Non, mais de quoi il se mêle ?
— C'est pour ça que le service des objets trouvés existe, non ?
Diantre, il a réponse à tout, celui-là. J'essaie d'appeler ma répartie mais elle ne semble pas disponible pour le moment. C'est la petite fille de huit ans qui répond à sa place :
— Pensez ce que vous voulez, je m'en fous.
— Parce que c'est vous ?
— Pardon ?
Visiblement, je n'ai que ce mot là à la bouche. Mais il me cloue sur place, avec ses questions. Je ne le connais ni d'Adam ni d'Eve et cet échange me met totalement mal à l'aise. J'ai pourtant l'habitude de parler avec des inconnus, c'est mon boulot ! Mais celui-ci me déstabilise. Ça me démange de ne pas l'insulter.
— C'est vous, la fille ?
— N'importe quoi. Pourquoi ça serait moi ?
— Vous êtes charmante, vous prenez ce bus, et vous avez l'air de prendre la chose beaucoup trop à cœur, énumère-t-il. La description semble correspondre avec ce que l'on m'a dit.
La conversation prend une tournure qui m'échappe. Son aisance à toujours trouver quoi répondre me déstabilise.
— En quoi ça vous intéresse, d'ailleurs ? Il est à vous ce carnet ? je m'emporte.
— Bien sûr que non, rigole-t-il. Mais j'avais raison, je le savais. Désolé de vous avoir traité de frappadingue.
— Ce n'est pas moi, je couine. C'est... ma collègue.
— Votre collègue, Elena, donc.
L'entendre prononcer mon prénom me fait frissonner, je me crispe un peu plus.
— Comment...
— Sur l'affiche, c'est écrit "Merci de contacter Elena!", me coupe-t-il en pointant du doigt l'annonce la plus proche.
Le bus arrive à ce moment-là. Sauvée par le gong ! Je me lève précipitamment et m'enfuis telle une criminelle. Je passe mon badge sur la machine et tente de me camoufler dans la foule. Je le vois passer pour se rendre à l'arrière, il m'adresse un sourire satisfait. Je tourne la tête aussitôt, j'en ai le poil qui s' hérisse.
Quel crétin.
*
Samedi. Plus que trois jours avant Noël. J'ai promis à Scott de couvrir le fameux Marché de Noël de HollyHale. Armée de mon écharpe, mon calepin et mon appareil photo, je m'apprête à affronter la foule et à m'empiffrer comme il se doit de tout plein de bonnes choses pas du tout recommandées pour garder la ligne.
Tôt ce matin, j'ai reçu un SMS d'une jeune femme prénommée Sarah. Elle me donne rendez-vous à côté de la fontaine trônant au milieu de la grande place. Elle pense savoir à qui appartient le carnet. J'ai reçu d'autres messages, de personnes ayant vu un homme dessiner dans un carnet de ce genre aux quatre coins de la ville, mais rien de très sérieux. Sarah est ma seule piste concrète et je trépigne d'impatience à l'idée d'écouter ce qu'elle a à me dire.
Pour ne pas changer, je m'y rends en bus. Oh, j'ai bien essayé de passer le permis de conduire mais après quatre échecs, je me suis faite une raison, je suis un vrai danger public. Je me contente donc des transports en commun et la ville étant bien desservie, cela me convient parfaitement. Au moins, tout le monde reste en vie, il faut voir le bon côté des choses.
Arrivée à bon port j'en prends tout de suite plein la vue. Pour ne pas déroger à ses habitudes, la ville a fait des merveilles pour perpétuer la magie de Noël. Patinoire éphémère, grande roue, sapin géant, jeux, stands, décoration, village du Père Noël, il y a de quoi vagabonder pendant des heures. Je ne me lasse jamais de ce spectacle.
Mon cœur se serre en pensant que cette année, la fête sera bien différente. Je secoue la tête, je me suis refusée à penser à ça. Vivons l'instant présent!
J'accroche un sourire à mes lèvres et me laisse emporter par le mouvement. Je suis émerveillée telle une petite fille, des étoiles plein les yeux. En fait, c'est le reflet des guirlandes lumineuses, il ne fait même pas nuit. Je suis régulièrement accostée, j'échange quelques banalités, prends des nouvelles, souhaite de joyeuses fêtes. Mais je suis distraite, je n'arrive pas à profiter pleinement, n'ayant que mon inconnu au carnet en tête. J'arrive tout de même à interroger quelques élus locaux, recueillir les impressions d'habitants de tout âge, et bien sûr, celles des commerçants. Tout à l'air de parfaitement se dérouler. Mon regard navigue de visage en visage, je ne peux m'empêcher de consulter ma montre toutes les deux minutes. L'heure du rendez-vous arrive. Je décide de prendre quelque chose à manger pour essayer de me détendre un peu. La nourriture a un effet anxiolytique chez moi. Une gaufre dégoulinante de chocolat fera parfaitement l'affaire. Je m'installe sur un banc près de la fontaine et savoure sans complexe ce délice. Mes papilles frétillent tellement c'est bon. Je soupire d'aise.
— Comme on se retrouve ! La superbe collègue d'Elena, ça alors !
Mon orgasme culinaire prend fin en une seconde. La chute est brutale. Dites-moi que je rêve. Pourtant pas de doute possible, c'est bien l'agaçant importun de la veille qui se tient devant moi. Son sourire insupportable est inimitable.
— J'aimerais vous appeler autrement mais je ne connais pas votre prénom.
— Est-ce vraiment nécessaire ? je réplique.
— Moi, c'est Eliott.
Je l'ignore, pensant qu'il désertera assez vite si je ne rentre pas dans son petit jeu énervant. Bien sûr, mes espoirs sont vains. Avec toute la politesse qui le caractérise, il s'assoit à mes côtés sans prendre la peine de demander la permission. Je me crispe, je n'aime pas qu'on envahisse mon espace personnel. Je ne le connais pas pourtant cela fait déjà deux fois qu'il enfreint ma règle numéro 1.
— Qu'est ce que vous faites là ? reprend-t-il.
— Je mange, ça ne se voit pas ?
— Si, ça, j'avais remarqué, vous avez du chocolat partout, se moque-t-il.
Je lève les yeux au ciel. En deux phrases il a réussi à m'agacer.
— Mais sinon, tout ça, c'est pour quoi ?
Il désigne mon calepin et mon appareil photo.
— C'est pour un article, je réponds brièvement.
— Oh vous êtes journaliste, siffle-t-il. Vous travaillez pour la gazette de HollyHale ?
— C'est qui le journaliste, vous ou moi ? Je commence à avoir des doutes.
Il se met à rire. Surprise, je prends un instant pour l'observer. Il doit avoir la trentaine, une barbe de quelques jours, les cheveux bruns mi longs qui rebiquent un peu dans tous les sens. Une fossette se creuse quand il sourit. Dommage qu'il soit si désobligeant.
— Vous êtes pas commode quand même, je voulais juste être sympa.
Ça ne sonne pas comme un reproche, juste un constat. Au fond, je sais qu'il n'a pas tort. Je me demande si ce n'est pas moi qui ai pris la mouche trop vite. Mes à prioris sur la gente masculine m'empêchent souvent d'apporter un jugement objectif sur mes nouvelles rencontres. A vrai dire je n'ai que peu de cases dans lequel le ranger : dangereux, obligations professionnelles, connaissances validées et tous les autres : à éviter. Il n'avait aucune chance d'être mieux traité.
Allez ma vieille, c'est Noël, c'est bien toi qui parlais d'entraide et de partage.
Tu peux faire un effort. Tu vas y arriver !
— Je m'appelle...
Je m'arrête. Donner mon prénom, c'est avouer que je suis responsable des affiches et donc la fameuse fille frappadingue qui recherche un mec dans toute la ville. Alors je sors la première chose qui me vient à l'esprit :
— Néva. Je m'appelle Néva.
Il me regarde, hausse un sourcil, j'ai l'impression qu'il se moque de moi, encore. Impossible, il ne peut pas savoir que je mens. Mais il sourit et me tend la main :
— Enchanté, Néva.
Je zieute un peu de travers sa grosse paluche avant d'accéder à sa requête. Sa main est toute chaude, contrairement à la mienne qui ressemble à un glaçon sorti du congélateur. C'est pas si désagréable. Je la relâche vite, il ne faut pas exagérer.
— Et oui, je travaille pour la gazette.
— Vous voyez, c'était pas si difficile, me taquine-t-il en me donnant un coup d'épaule.
Je n'aime pas que les gens me touchent comme ça. J'ai envie de lui tirer la langue, mais je me retiens. Elena, tu as vingt-sept ans, grandit un peu ! Je prends une grande inspiration, regarde à nouveau ma montre, et fini de répondre à ses questions :
— Et j'ai un rendez-vous ici dans dix minutes.
— Ça vous dérange pas si j'attends avec vous ?
Je hausse les épaules comme simple réponse. Il n'a qu'à faire ce qui lui chante, de toute façon je suis sûre que quelque soit ma réponse il n'aurait pas bougé. J'espère juste qu'il ne va pas me faire la conversation pendant une heure. Je finis ma gaufre et me lève jeter le papier dans la poubelle la plus proche. Quand je reviens, je le vois qui me fixe. Il rigole à nouveau.
— Vous avez toujours du chocolat autour de la bouche.
Je me décompose, littéralement. Je fouille rapidement dans mon sac à la recherche d'un mouchoir, mais je ne trouve qu'un emballage vide. Je peste contre moi-même face à ma négligence, mon dernier rhume a eu raison de ma réserve.
— Tenez.
Il me tend un paquet. J'hésite un peu, mais je finis par accepter, mettant ma fierté de côté.
— Merci.
Je me débarbouille comme je peux, me maudissant au passage. J'ai le don pour toujours pour me mettre dans des situations délicates. Heureusement que le ridicule ne tue pas...
— Vous en avez encore, là.
Il m'indique de loin la zone concernée que je tente de nettoyer comme il faut. Note pour la prochaine fois : choisir une crêpe au sucre plutôt, avant un rendez-vous.
— Non pas là, ici, laissez-moi faire.
Je n'ai pas le temps de réagir, il s'empare de mon mouchoir et le fait lui-même. Je bloque. Non mais qu'est ce qu'il fait ?! Mon cœur se met à taper au même rythme qu'une alarme assourdissante retentissant dans mon esprit. Alerte rouge, il faut qu'il recule ! Je panique. Sans réfléchir, je le repousse violemment pour qu'il s'éloigne. Je le vois basculer en arrière et atterrir par terre, se tapant la tête au passage.
— Oh mon Dieu, je suis désolée !
Je me précipite pour l'aider à se relever. Il gémit et se frotte la nuque. Je me fonds en excuses, ne sachant plus où me mettre. Il va s'énerver, c'est sûr !
— Pardon, c'était déplacé, j'aurais pas dû faire ça.
Il est vraiment en train de s'excuser ? Alors là, je comprends rien.
— Mais... C'est moi qui vous ait poussé. Je voulais pas vous faire tomber !
— Ça va, je ne suis pas si fragile. Vous êtes un sacré numéro quand même.
Je plisse les yeux, cherchant à savoir ce qu'il veut dire par là.
— Mais vous me devez au moins un café après ça.
Il ne perd pas le Nord. Je soupire et accepte, je n'ai pas vraiment le choix après ce que je viens de faire. S'il avait la moindre notion de respect de l'espace personnel d'autrui, ça ne serait pas arrivé.
Je regarde mon téléphone, Sarah est en retard. Je n'ai reçu aucun message. Je commence à être inquiète.
— On dirait que votre rendez-vous vous a posé un lapin.
— Elle est sûrement en retard. C'est difficile de se garer et il y a du monde.
— Je paris qu'elle ne viendra pas.
— Ah oui ? Vous êtes devin peut-être ?
— Vous êtes marrante. Si j'ai raison, vous allez me devoir plus qu'un café ! me prévient-il.
— C'est ça, bien sûr.
Je lève les yeux au ciel. Il me fatigue. Il semble trouver ça normal de s'incruster de la sorte. Je me demande s'il n'a pas d'autres chats à fouetter plutôt que de perdre son temps à importuner l'inconnue désagréable que je suis.
*
J'ai perdu le pari.
Sarah n'est pas venue, n'a pas répondu à mes appels, ni à mes messages.
Je suis complètement dépitée à l'idée que ma seule vraie piste se soit envolée. Le temps défile, et avec lui, l'espoir de mener à bien ma mission.
Eliott a bien profité de la situation, j'ai dû passé le reste de la journée avec lui. Il ne m'a pas vraiment laissé le temps de m'apitoyer sur mon sort, me traînant dans toutes les activités possibles sur le marché. Je ne peux pas cacher que j'ai eu du mal à me réjouir, au début. Je n'ai toujours pas compris ce qu'il me veut, mais je dois avouer que, contre toute attente, j'ai passé un bon moment. Laissant mon sarcasme de côté à coup d'efforts surhumains, je me suis surprise à rire à plusieurs reprises de ses boutades pas du tout subtiles. Au moins, j'ai oublié mon inconnu au carnet quelques heures.
*
Mardi. Nous sommes le vingt-quatre, veille de Noël. Le défi que je me suis lancé va, dans quelques heures, être soldé par un échec. Je découvre la frustration qui l'accompagne. J'ai l'impression d'être lamentable. Ce n'est pas dans mes habitudes de ne pas arriver à mes fins. J'ai pourtant remué ciel et terre, allant même jusqu'à interroger le papy qui donne à manger aux canards dans le parc le dimanche. Mais rien. A croire que cet homme ne connaît personne ici, que c'est un fantôme. Je n'aurais pas son carnet dans les mains, j'aurai fini par croire que j'avais halluciné. Je feuillette encore ses pages, m'attarde sur mon portrait. Cette quête désespérée après cet inconnu n'était qu'un leurre pour m'occuper l'esprit et ne pas penser que ma famille était partie vivre au-delà de l'Atlantique. Je suis seule chez moi. Personne ne m'attend ce soir, ni demain. Il faut s'y faire. La guirlande de mon sapin miniature clignote. Mon regard se perd dans cette lumière rouge qui apparaît et disparaît de façon hypnotique.
Mon téléphone vibre, me tirant de mes pensées. Je m'en empare et fixe l'écran. Je me redresse immédiatement, enfile mon manteau et mes chaussures, et sors en trombe de l'appartement après avoir attrapé mon sac. Je cours presque jusqu'à l'abri bus, complètement débraillée entre mes cheveux attachés en un chignon négligé et mon trench coat même pas fermé. J'arrive essoufflée, le cœur battant la chamade. "L'homme que vous recherchez est à l'arrêt de bus de la ligne 13 rue Kennedy. Sarah". Un homme est bien là, assis, le nez rivé à son mobile. Je m'arrête, fronce les sourcils. Il relève la tête, sourit, et me rejoint en quelques enjambées.
— Salut, Elena, me dit-il simplement.
— Eliott ?
Si c'est encore l'une de ses blagues pourries, j'arrête les bonnes actions et retourne comploter avec Satan. Il me faut un instant supplémentaire pour me rendre compte qu'il m'a appelé par mon vrai prénom. Mes joues s'empourprent, je perds contenance.
— Comment...
— Tu ne devrais pas porter un porte-clés avec ton prénom dessus.
Il pointe du doigt mon sac sur lequel pendouille le présent offert par ma nièce de huit ans. Je passe une main sur mon visage, bouillonnant à l'intérieur tant j'ai été stupide. Mais il y a encore des choses que je ne comprends pas.
— Tu le savais depuis le début ? Alors pourquoi....
— Parce que moi aussi j'ai menti, me coupe-t-il.
— Pardon ?
— J'ai fait exprès de laisser le carnet dans le bus, Sarah n'existe pas, c'est moi qui t'ai donné rendez-vous au marché. J'ai proposé le pari car je savais qu'elle ne viendrait pas, j'étais sûr de gagner. En t'accostant en premier, j'étais persuadé que tu ne me soupçonnerai pas et que tu baisserais ta garde.
Il me faut un instant pour assembler toutes les pièces et réaliser. J'ai été menée en bateau comme une débutante, du début à la fin. Prise à mon propre jeu. J'hésite à être en colère ou alors à avouer que c'était plutôt bien joué. Une seule question me traverse l'esprit :
— Pourquoi ?
— Je suis écrivain, j'aime les histoires surprenantes. Et j'avoue que tu as pimenté celle-ci de manière tout à fait intéressante. Je ne m'attendais pas à un tel caractère après t'avoir observé dans le bus, ni que tu prendrais tout ça autant à cœur. Tu m'as épatée.
J'éclate de rire. C'est nerveux. J'ai envie de l'étriper mais en même temps je souris à pleine dents. Les contradictions, ça me connait.
— Je retiens que tu m'as volontairement traitée de frappadingue, je lui fais remarquer.
— Tu ne m'en veux pas, alors ?
— J'ai juste envie de t'égorger. Ça ferait un fait divers parfait pour Noël, je suis sûre de faire les gros titres.
— Qu'est ce que tu dirais d'un repas pour me faire pardonner, plutôt ?
— Maintenant que je t'ai rangé dans la case psychopathe, j'aurai trop peur d'être empoisonnée.
— Dommage, j'ai un super risotto qui est tout prêt. Mais tant pis, je le mangerai seul.
— Tu n'as personne ce soir ?
— Comme tu peux le voir, non.
J'hésite. Et cède aussitôt, trop curieuse de découvrir qui il est réellement. Mon esprit tourne encore à cent à l'heure, ne comprenant pas vraiment ce qu'il lui arrive. L'aventurière que je suis jubile à l'idée d'écouter ce qu'il a à me dire. La quête de mon PNJ est achevée. Une autre lui succède. J'ai envie de me laisser surprendre. De croire. Je fais confiance à ce coup du destin que m'offre la vie. Je pense à Néva qui serait surexcitée à l'idée de m'entendre dire ça.
Depuis, j'ai embarqué dans la plus belle aventure de toute ma vie, et je n'ai plus jamais passé un Noël seule.
FIN
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