
Chapitre 3 - « Tout est possible » (partie 2)
Je monte au premier étage. Je ne sais pas trop où est allée Lya – il n'y a personne dans la cuisine, ni dans la salle de bains. J'emprunte à nouveau l'escalier ; elle n'est pas dans la chambre de Papi et Mamie. Pas plus dans celle de Papa et Maria.
Il ne reste plus que notre chambre. J'entre sans me laisser le temps de changer d'avis.
Lya est accoudée à la fenêtre, elle suit quelque chose des yeux. Au bruit que fait la porte en se refermant, elle se tourne vers moi. Je me demande pourquoi j'ai soudain l'impression que j'aurais dû frapper pour pénétrer dans ma propre chambre.
Je m'assieds sur mon lit et fais semblant de lire pour ne pas la brusquer. A ma grande surprise, elle s'avance vers notre commode et saisit la poignée du dernier tiroir. Papa nous serine depuis toujours qu'on ne doit pas y toucher parce qu'il est cassé et qu'on démolira le meuble si on le tire trop. Nous avons donc consacré plusieurs après-midis à nous acharner dessus.
Lya s'appuie contre la commode et tire d'un geste sec. Le tiroir ne bouge pas, mais le meuble tremble. Elle répète son geste.
« Eh, je proteste en me redressant brusquement, qu'est-ce que tu fais ? »
Elle ne répond pas, tire à nouveau, un peu plus fort. Elle s'obstine. Je l'observe, hésitante, sans savoir comment réagir.
Puis, enfin, le tiroir cède. La commode tremble mais tient bon ; Lya, elle, est projetée en arrière. Elle se redresse et observe le contenu du tiroir. Malgré moi, je m'approche ; à part des moutons de poussière, rien de notable. Lya tire une paire de ciseaux de sa poche et s'en sert comme levier pour soulever le fond du tiroir.
Un double fond.
Il y a un double fond dans le tiroir de la commode à côté de laquelle je dors chaque été depuis ma naissance.
Comme si elle s'y attendait – ce qui doit être le cas –, Lya examine ce que cachait la plaque de bois. Une enveloppe en papier brun, salie par la poussière. Ma sœur s'en empare, remet le fond dans le tiroir et le tiroir dans la commode, puis s'assied par terre pour l'ouvrir, agissant exactement comme si je n'étais pas là. Je m'approche discrètement et m'accroupis à côté d'elle.
L'enveloppe contient de vieilles photos, des photos sur lesquelles figure une jeune femme blonde. Des portraits de ma mère.
Une bonne vingtaine. Je ne les ai jamais vus.
Au début, je ne dis rien, me contentant de regarder ma mère sourire. Sur la première, elle embrasse papa, et mon oncle Yannis, derrière, fait semblant de vomir. Ils sont tous très jeunes, papa doit avoir vingt ans, et mon oncle seize. Une légende, de la main de papa, indique qu'ils venaient de se rencontrer. Lya fait défiler les photos et je les regarde vieillir.
Maman est sur chacune d'elle. Je la vois dans un lit d'hôpital, un bébé aux cheveux noirs à côté d'elle, puis le visage couvert de purée et le bébé dans une chaise haute, serrant une cuillère dans sa petite main, riant ou pleurant, impossible de trancher. Elle a l'air un peu fatiguée, mais elle sourit. Elle ne souriait pas sur les photos qu'on m'a montrées.
Lya grandit peu à peu, et un nouvel enfant la rejoint ; je vois ma sœur me bercer dans les bras de notre mère, maman pousser Lya sur une balançoire tandis qu'à quatre pattes, j'avance dangereusement vers ma sœur... L'avant-dernière photo représente toute la famille serrée autour de Maman ; elle tient dans ses bras un bébé aux yeux écarquillés. Nous sommes sur un parking, ou quelque chose comme ça ; peut-être celui de l'hôpital. La dernière, prise dans une voiture, est floue. On distingue à peine ma mère qui rit, attendrie.
« Pourquoi je ne les ai jamais vues ? demandé-je finalement, mais elle hausse les épaules.
— Je les ai trouvées l'année dernière, m'explique-t-elle en les étalant devant nous en éventail, elles étaient cachées ici, par papa je suppose... C'est moi qui ai pris celle-ci, poursuit-elle en désignant la dernière photo. Dans la voiture. Avant l'accident.
— Oh », je murmure, incapable de trouver une réponse plus appropriée.
Je n'ai jamais entendu Lya parler de maman. Une partie de moi voudrait lui poser les questions pour lesquelles je suis venue à l'origine, mais une autre préfère que Lya continue à évoquer ma mère.
« Tu sais, elle... commence-t-elle avant de s'interrompre. Ce jour-là...
— Le jour de l'accident ?
— Laisse tomber. Je n'ai pas le droit de te dire ça, je ne suis pas la bonne personne.
— Comment ça ? Explique-moi... »
Mais Lya ne répond pas. Son visage se durcit brusquement, elle ramasse les photos, les fourre dans l'enveloppe, la jette au fond du tiroir et sort de la chambre si vite que je n'ai pas le temps de la retenir.
Quand Marc entre dans la pièce, une demi-heure plus tard, je suis toujours à la même place, les photos à nouveau étalées devant moi. Il s'assied à côté et les regarde lui aussi, sans prononcer un mot, sans même sembler remarquer les larmes qui coulent sur ses joues.
Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas quoi faire. Je ne comprends pas pourquoi il pleure alors que mes yeux sont secs, je ne comprends pas l'insistance du regard qu'il pose sur les photos, comme s'il voulait les réduire en cendres, je ne comprends pas pourquoi il semble y voir tant de choses. La mort de Maman ne me rend pas triste. J'aurais voulu la connaître, bien sûr, j'aurais adoré la connaître et quelque chose se serrait au fond de moi quand les instituteurs me demandaient pourquoi ma mère n'avait pas signé ce mot. Mais je n'étais pas triste.
Et Marc pleure, lui qui déteste ça, lui qui voudrait toujours avoir l'air détaché et imperturbable. Il pleure sans artifice, il ne se préoccupe pas du fait que je le voie ou que ses larmes tombent sur les photos. Je dois être insensible. Égoïste. Pourquoi ne suis-je pas triste ?
La gorge nouée, je ramasse le cliché pris devant l'hôpital, alors que nous sommes tous réunis autour de Marc. Mon frère ne lui a accordé qu'un rapide coup d'œil avant de le rejeter au loin. Je glisse la photo dans ma poche, sans trop savoir pourquoi – peut-être pour éviter qu'elle soit cachée avec les autres dans le double fond d'un tiroir. Peut-être parce que je veux la garder.
Je me lève et quitte la chambre sans un mot. Devant la commode, Marc n'a pas bougé, dévorant les images du regard. Les larmes roulent sur ses joues sans discontinuer, comme s'il avait une réserve infinie de douleur cachée juste derrière ses yeux, là où personne ne peut la voir.
Je redescends dans le salon, un étrange poids sur la poitrine. Lya est assise sur le canapé, à nouveau plongée dans son livre. Elle lève les yeux vers moi lorsque je passe devant elle. La Lya normale est si absorbée par ce qu'elle fait que la Troisième Guerre mondiale pourrait éclater à côté d'elle sans qu'elle le remarque. Elle change, elle devient encore plus incompréhensible qu'avant et merde, j'aurais aimé qu'elle ne me montre pas ces photos. Ce n'est pas pour rien que Papa les a cachées ici. Certaines choses doivent rester dans l'ombre, on ne peut pas tout savoir, c'est comme ça.
Ça ne me ressemble pas de penser ce genre de choses, moi la gamine trop curieuse. Mais ça fait trop, tout se mélange, les rêves, Lya, les larmes de Marc sur ses joues enfantines et le sourire de ma mère.
Lya me lance des mots qui ne me parviennent même pas. Je marche vers la porte d'entrée, l'ouvre mécaniquement, et je sors. Le vent me gifle le visage. Je me mets à courir, sans savoir où je vais, sans même me poser la question. Je ne le remarque qu'en m'arrêtant dans l'impasse où j'ai cru poursuivre Lya, le jour de notre arrivée. Là où j'ai croisé la vieille femme – la grand-mère de William – et...
Un miaulement bref me fait sursauter. Je baisse les yeux vers le chat. Il me rend mon regard, calme, ses muscles roulant sous son pelage sombre, sa queue perdue dans l'herbe qui jaillit du sol.
Je lâche un rire nerveux. C'est trop, c'est juste trop, Lya, les photos, Marc et maintenant ce chat. Rien n'a plus de sens. Je suis perdue.
Les prunelles noires ne me lâchent pas. Je détourne les yeux, le chat se déplace pour continuer à croiser mon regard. Insistant. Impitoyable.
Je me détourne et quitte la ruelle à pas lents. Je voudrais courir, mais j'ai l'impression que quelque chose me force à me calmer.
Alors je marche. Lentement. Peu à peu, mes pensées se remettent en place, mes idées s'ordonnent. Je n'aurais pas dû partir – fuir. Marc avait besoin de moi. Lya aussi, peut-être, même si l'idée que Lya ait besoin de moi me semble inconcevable. Je crois que me préoccuper de ce qui est concevable n'a plus beaucoup de sens ; je n'aurais jamais imaginé que mon père cache des photos de ma mère dans ma chambre, après tout.
Lorsque j'arrive à la maison, je me sens un peu mieux. Je lève la tête, laissant mon regard caresser la haute silhouette du bâtiment. Un peu penché, improbable, il semble tenir debout par miracle. Le toit donne l'impression d'avoir été déplacé d'une cinquantaine de centimètres par une tempête. La porte en bois sombre est un peu menaçante, comme si la maison était hantée.
Peut-être qu'elle l'est, pensé-je, à moitié sérieuse. Peut-être que c'est ça.
La photo dans ma poche semble brûler ma peau. C'est ridicule, mais je ne peux m'empêcher de me demander si Maman pourrait hanter les lieux. Je chasse cette idée en secouant la tête et pénètre dans la maison. Marc est redescendu, il lit comme si de rien n'était, le visage inexpressif. Il ne décolle pas son regard de son livre lorsque je passe devant lui, et je n'ose pas lui parler. Je monte les escaliers jusqu'à notre chambre, glisse la photo sous mon matelas et m'allonge sur mon lit, m'efforçant de ne pas penser. À l'enveloppe que Marc a dû ranger à sa place dans le tiroir. Au chat. À Maman qui rôde quelque part, dans la maison ou dans ma tête. Aux larmes de mon frère. Au cliché caché sous mon lit, nous tous à l'hôpital. À ce qui se serait passé si on ne s'était pas arrêtés pour prendre cette photo.
Je reste dans cet état étrange, déconnectée de moi-même, jusqu'à la nuit. Lya vient nous voir et nous propose de dormir avec nous, pour je ne sais quelle raison, mais je réplique sèchement qu'il n'y a pas assez de place et elle repart sans protester. Jamais elle ne m'aurait laissée lui parler ainsi, si elle avait été dans son état normal. Mon frère ferme la porte derrière elle et m'observe avec intensité.
« J'ai repensé à ce que je t'avais dit l'autre jour, commence-t-il. Sur ce qui pourrait... se reproduire. »
Je l'encourage d'un signe de la tête.
« C'était des conneries, je sais. Mais...
— Mais ? » le relancé-je comme il hésite.
Il se laisse tomber sur son lit.
« J'ai eu une... idée, si on peut dire... C'est sûrement débile, mais je ne suis pas sûr que nous cherchions au bon endroit. Peut-être que tout simplement, l'explication n'est pas... rationnelle.
— Tu entends quoi par ça, au juste ?
— Je sais pas, je te l'ai dit. N'importe quoi. Ce n'est peut-être pas réaliste, mais ce serait logique.
— Ce serait impossible, surtout, Marc. Tu... tout va bien ? »
Il se contente de me fixer avec une telle intensité que je me surprends à envisager sa théorie. Je dois avouer que je ne serais pas surprise d'entendre une voix me répliquer « Si, tout est possible. Maintenant, mets les mains en l'air et retourne-toi ».
« Iris, tout est possible. Vraiment.
— Mais où est-ce que tu vois des choses... pas rationnelles ?
— Lya n'est plus dans son état normal. Elle a changé, complètement. Et je ne vois pas comment, rationnellement, tu peux m'expliquer la raison pour laquelle, quelques heures après avoir reçu un mot qui nous dit justement de faire attention, on fait tous un rêve où on se fait bouffer par un bus vivant, puis, comme si ce n'était pas assez, on remarque que notre sœur n'est plus la même. Notre sœur qui, pour rappel, nous disait au revoir dans ce fameux rêve, conclut-il.
— Ça arrive à tout le monde, de changer.
— Pas en un jour ! s'exclame mon frère, excédé. Pas aussi vite, pas aussi complètement ! Arrête de t'obstiner. C'est comme si elle n'était plus elle-même. »
Je ne sais pas quoi répondre, ce qu'il me dit me semble tellement... abstrait, étrange, je ne sais pas. J'ai du mal à comprendre.
Nous finissons par nous coucher, et ses paroles ne quittent pas mon esprit. J'ai pensé au fantôme de Maman, après tout. Et il y a le chat. Le rêve. Lya qui aurait dû se noyer. Le bus qui m'est apparu, dans la réalité. Est-ce qu'il pourrait... avoir raison ?
« Non, j'affirme à voix haute, pas les fantômes. Les fantômes, les vampires, les extraterrestres, tout ça, ça n'existe pas. »
Dans la chambre silencieuse, mes paroles résonnent, viennent frapper la fenêtre, la porte, et m'entendre les prononcer si fort me fait frissonner. Elles sont chargées d'une assurance que je ne leur prête pas.
Marc ne répond rien. Il dort ? Je n'arrive pas à tourner la tête pour vérifier... Je prononce son prénom ; il ne répond pas. Son silence me transperce. Je répète son nom. Ma voix ne parvient pas à briser le silence.
« Non. Ça n'existe pas, tout ça... » Ma voix n'est pas du tout assurée, cette fois. Elle tremble et se brise sur la fin. « Ça n'existe pas. C'est impossible. »
C'est alors que j'entends la voix de Lya, mille fois amplifiée, mais en plus profonde, plus vibrante, plus dangereuse... tellement changée qu'elle n'a presque plus rien de l'intonation de ma sœur.
« Si, tout est possible, réplique-elle d'un ton neutre. Maintenant, mets les mains en l'air et retourne-toi.
— Si, répète en écho une voix fantomatique, un peu moins forte, tout est possible. Maintenant, mets les mains en l'air et retourne-toi.
— Si, tout est possible. Maintenant, mets les mains en l'air et retourne-toi. »
Les voix se succèdent à l'infini, de plus en plus ténues. A chaque fois que l'une d'elles s'évanouit, une autre lui succède invariablement. Je n'entends plus qu'un minuscule murmure, un filet de voix, la suivante sera inaudible, c'est certain, c'est certain mais ça n'arrive jamais...
Je hurle. Je hurle mais mon cri ne couvre pas ces voix pourtant si faibles. Je hurle. Encore et encore.
Je tombe dans mon lit que je n'ai pas quitté.
Je me suis endormie. J'ai rêvé. Tout va bien. Ou presque.
Mais j'ai peur.
Une peur dévorante, irrationnelle, qui ne me quitte pas du reste de la nuit.
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