Chapitre 1 - Le moindre détail (partie 1)
« Les rêves prémonitoires ? Non, je n'y crois pas. Notre inconscient relève des détails qui nous échappent, et nous fait parvenir ses conclusions comme il peut, voilà ce que je pense. Mais, comme vous, je n'ai pas de certitude. La plus grande des énigmes du monde, c'est peut-être notre cerveau... »
— Malo Delair, psychanalyste, interview pour Le Monde, 2008
JE M'APPELLE IRIS, j'ai treize ans et du caractère. C'est en tout cas ce que prétend mon grand-père, et c'est à ses yeux le pire défaut de l'univers. Cela dit, il adore râler sur tout ce qui lui passe par la tête.
Allongée sur mon lit, je m'imprègne de l'odeur de vieux bois qui émane de la maison tout en écoutant Papi tempêter, deux étages en-dessous :
« Cette bicoque est bourrée de courants d'air ! Et les leue brizh qui te servent de neveux cachent toujours la clé dans des endroits impossibles, pis faut toujours qu'ils cassent une assiette. Déjà qu'il n'y en a pas beaucoup... C'est fini ! Je ne passerai pas un été de plus ici.
— Tu dis ça chaque année, Daniel. »
La voix paisible quoique moqueuse de ma grand-mère s'élève à travers le plancher. J'échange un regard complice avec mon frère Marc, qui tente d'apercevoir la mer par la petite fenêtre de notre chambre.
« Eh bien, cette fois, c'est décidé ! Gast ! J'en ai assez de cet endroit !
— Tu dis aussi ça chaque année...
— Mais enfin, cette baraque est invivable ! La seule foutue maison de Bretagne et d'ailleurs à faire cinq niveaux pour soixante-dix mètres carrés ! Toutes les autres sont bien plates et solides, et il a fallu que tes penn dotu d'ancêtres construisent la leur comme la tour de Pise ! »
Alors que je me tourne vers Marc pour lui faire part de mon amusement, un éclair sombre, derrière la fenêtre, attire mon regard. Intriguée, je m'approche, écarte mon frère sans ménagement et scanne le paysage du regard. Une silhouette furtive traverse le jardin en courant. Un cambrioleur, dans ce trou perdu ? L'intrus bondit par-dessus la clôture ; le vent gonfle ses cheveux. Noirs. Longs. Comme ceux de Lya.
Ma sœur est le genre de personne qui passe ses journées enfermée dans sa chambre à travailler. Elle n'a jamais manifesté d'intérêt pour les courses d'obstacles.
Sans prendre le temps d'y réfléchir, je me rue vers la porte de la chambre, dévale les escaliers, me précipite hors de la maison, franchis la barrière à mon tour et m'élance dans la direction qu'a empruntée Lya. Enfin, celle que je suppose être Lya. Elle n'est désormais plus qu'un point à l'horizon ; par chance, le paysage, exclusivement composé de champs, est dégagé.
« Eh, Lya ! hurlé-je, mes mains en porte-voix. Arrête-toi ! »
Quelques vaches tournent la tête dans ma direction, mais l'intéressée ne réagit pas. Elle ne m'a peut-être même pas entendue. Je ne me fatigue pas à réessayer, préférant économiser mon souffle.
Ma sœur perd peu à peu du terrain. Je souris, satisfaite. L'énergie que je dépense en cours de sport n'est donc pas inutile.
Quelques habitations apparaissent parmi les champs, de plus en plus fréquentes. Lya s'engage dans un groupe de maisons plus important. Concentrée sur mon souffle, je la perds un instant de vue alors qu'elle atteint un carrefour. Non ! Il faut que je la rattrape. J'accélère, tant pis si je m'épuise, et arrive à mon tour à l'embranchement où elle m'a échappé. Coup d'œil à gauche, personne, coup d'œil à droite, une minuscule silhouette qui s'éloigne... Je m'élance à nouveau.
Lya se faufile dans les rues, bien plus lente qu'au début de notre course. Pas étonnant, cela doit bien faire dix minutes que je l'ai vue sauter par-dessus la clôture. Je commence moi aussi à ralentir ; mon souffle se précipite, mes muscles me tirent et je sens chaque parcelle de ma peau chauffer. Je serre les poings, haletante, épuisée. Pas question de perdre Lya ; je veux comprendre.
Elle tourne finalement dans une ruelle ; j'ai assez visité la ville avec Papi pour savoir qu'il s'agit d'une impasse. Je me permets de ralentir un peu.
Lorsque j'y pénètre à mon tour, ma sœur n'est nulle part en vue. Je fouille l'impasse du regard. Assis au centre de l'allée, un chat noir me dévisage. Je le fixe en retour et sursaute : ses yeux, loin du jaune ou du vert caractéristique des félins, sont noirs, aussi sombres que ceux de Lya. Je déglutis, gênée par son regard intense. Après quelques secondes, il se détourne et bondit souplement dans un buisson. Je secoue la tête, hésitant à croire à ce que je viens de voir. Est-ce qu'il existe vraiment des chats qui ont cette couleur d'yeux ?
« Toi ! Qu'est-ce que tu fais ? »
La voix, aiguë et éraillée, m'arrache un nouveau sursaut. Une femme se tient sur le seuil de sa maison, la peau parcheminée, le corps courbé appuyé sur une canne, si frêle que je me demande comment elle fait pour tenir debout. Elle semble se détendre en voyant mon visage.
« Tu es la petite-fille de Gwenaëlle Naëguet, toi, c'est ça ? » s'enquiert-elle, d'une voix traînante.
J'acquiesce. La vieille sourit.
« J'ai connu sa grand-mère, quand j'étais petite, ajoute-t-elle en détachant chaque syllabe.
— Aelezig ? »
Elle hoche la tête avec énergie.
« Dites, vous n'auriez pas vu ma sœur ? »
Elle fronce les sourcils. Je détaille la spirale gravée sur le pommeau de sa canne, agacée par sa lenteur.
« Laquelle ? demande-t-elle enfin. La Chinoise ?
— Non, ça, c'est ma cousine », réfuté-je avec impatience.
Si elle continue à parler à deux à l'heure, je ne suis pas près de retrouver la trace de Lya.
« Presque dix-sept ans, la peau très blanche, des cheveux noirs assez longs. Elle est passée en courant.
— Ah ! ça non, petite. Non. Personne. »
Déçue par son ton catégorique, je la remercie et fais demi-tour. J'étais certaine de l'avoir vue sauter par-dessus la clôture, pourtant. Elle a dû m'échapper au moment où je l'ai perdue de vue. Ou alors elle s'est transformée en chat.
Chassant l'incident de mon esprit, je décide de faire un détour par la plage avant de rentrer. J'ai beau vivre à Marseille, non loin de la mer, j'adore aller en vacances ici. Je souris, les yeux perdus dans les vagues déchaînées par le vent. Je ne vois pas pourquoi Papa et ses parents s'obstinent à nous traîner à la piscine, alors que l'océan est accessible à pied. Enfin, le jour où les adultes seront compréhensibles, le monde tournera à l'envers.
Je me lasse assez rapidement de la contemplation des vagues. Ce n'est pas pour la vue que j'aime cet endroit, c'est pour me baigner et essayer de noyer mon frère. Je regagne la maison, ma déception un peu apaisée. Papi a raison, elle n'a pas fière allure quand on l'aperçoit de loin : quatre fois plus haute que large, elle semble pouvoir s'effondrer au moindre coup de vent. L'assemblage hétéroclite de bois et de briques qui constitue les murs et le toit qui penche vers la gauche accentuent l'impression que les constructeurs ont bu une bolée de trop avant de se mettre au travail. Pas étonnant sachant que les ancêtres de Mamie étaient cidriculteurs de père en fils. Néanmoins, la maison a survécu à des générations de gamins tapageurs, ce n'est pas aujourd'hui qu'elle s'effondrera.
Je grimpe les marches avec lenteur pour savourer leur craquement sous mes pas. Peu importe qu'elle soit mal construite et qu'on s'y gèle en hiver, j'adore cette maison, ses bruits, son odeur. J'adore notre chambre à Marc et moi, au quatrième étage, juste sous le toit. Il m'arrive de me cogner la tête le matin en me réveillant, mais c'est un désavantage mineur. En échange, nous pouvons voir la mer en nous tordant le cou et – au prix de contorsions plus délicates encore – nous tourner vers l'est pour assister au lever du soleil.
En passant devant la chambre de Papa, je remarque Lya, allongée sur le lit. Puisqu'elle dort dans le salon, ce qui ne lui offre aucune intimité, elle utilise cette pièce lorsqu'elle veut rester seule – c'est-à-dire quatre-vingt-quinze pour cent de son temps. Étonnée qu'elle soit déjà rentrée, je pénètre dans la chambre.
« Oh, salut Lya, lancé-je d'un ton qui manque de naturel, tu lis quoi ? C'est bien ? »
Pour toute réponse, elle lève vers moi la couverture de son livre.
« La valeur inductive de la relativité ? OK, merci, ça répond à mes deux questions.
— Avec plaisir, répond-elle froidement.
— Et sinon... Où tu es allée ? » questionné-je, encouragée par son semblant d'ironie, même si je ne m'attends pas à avoir de réponse.
Elle lève la tête vers moi et me sonde de ses yeux noirs, sourcils froncés.
« Comment ça ?
— Bah, tout à l'heure... Je t'ai vue partir en courant. »
Elle replonge dans son livre sans un mot, si toutefois on peut appeler livre un tel instrument de torture. Dépitée, je suis machinalement d'un doigt le tracé de l'arête de mon nez. Un tic qui remonte à mes huit ans, quand cet idiot de Simon Jannin s'amusait à le comparer avec celui d'une sorcière sous prétexte qu'il est un peu busqué et que je suis rousse.
« T'allais retrouver ton amoureux ? suggéré-je avec un sourire innocent. Oh, si tu veux, je connais une blague de maths trop cool ! C'est x au carré qui va dans une forêt et...
— Fous-moi la paix, grogne-t-elle sans cesser de lire.
— Ah, enfin ! Je commençais à m'inquiéter. Sérieux, si t'as un petit copain ici, tu peux m'en parler ! Les relations longue distance, c'est chiant mais...
— Iris, dégage.
— Alors dis-moi où tu as été ! » m'écrié-je, triomphale.
Le regard meurtrier qu'elle pose sur moi pourrait arrêter un troupeau d'éléphants enragés. Ayant sur eux l'avantage de l'habitude, je le soutiens sans ciller.
« Nulle part. Change de lunettes.
— J'ai pas de lunettes ! » protesté-je d'une voix plaintive.
Elle se remet à lire, sans plus me prêter attention. Je n'en tirerai plus rien. Même ma capacité phénoménale à énerver les autres ne suffit pas à venir à bout de l'obstination de Lya.
« Je reviendrai et je t'extorquerai la vérité, j'en fais le serment ! » décrété-je avec solennité.
Elle ne prend pas la peine de répondre. Je lève les yeux au ciel et grimpe encore un étage, pour me retrouver dans la chambre que je partage avec Marc. Mon frère est toujours assis à côté de la fenêtre. Je m'effondre théâtralement sur mon lit.
« Lya est insupportable, annoncé-je d'une voix assez forte pour qu'elle m'entende.
— On sait, raille Marc. Viens plutôt voir ça. »
Il me tend un bout de papier blanc, marqué par la trace d'un pli et par quelques taches d'humidité.
Faites attention, y est-il soigneusement écrit. Le moindre détail compte.
Je hausse les sourcils.
« Qu'est-ce que c'est ?
— C'était sur le rebord de la fenêtre. Et ça a forcément été déposé de l'extérieur. Je suis resté là depuis qu'on est arrivés, presque, et il n'y avait rien au début.
— Boh, ça doit être une blague... »
Il ricane.
« Une blague ? On est au quatrième étage. Qui escaladerait la façade d'un bâtiment de quatre étages aussi branlant que celui-ci pour une blague ?
— Moi, je pourrais », affirmé-je innocemment.
Il ne répond pas. Son ton était léger, plus un étonnement amusé qu'une inquiétude, mais sa pâleur et la fixité de son regard m'alertent.
« Ça... Ça t'inquiète vraiment, Marc ? »
Il acquiesce. Comprendre les émotions de Marc est loin d'être simple. En temps normal, il agit de manière aussi inconsidérée que moi et montre la même incapacité à comprendre le mot danger ; mais à tout moment, pour une raison obscure, il bascule et se laisse gagner par l'anxiété. L'inconscience totale ou la paranoïa, pas d'entre-deux chez lui.
« Hé, Marc. On est en vacances, OK ? Te stresse pas pour ça.
— Iris...
— Dans trois semaines, c'est la rentrée. Léo le pot de colle. Les toilettes qui puent. Madame Bannier.
— Très drôle.
— Elle ne te manque pas ? Vu son insistance à t'envoyer en retenue, je pensais qu'il y avait... quelque chose », plaisanté-je en haussant les sourcils.
Un léger sourire fleurit sur ses lèvres. Ravie, je poursuis sur ma lancée :
« Oh, allez... Faut savoir reconnaître quand on est amoureux. Ne laisse pas l'échec de ta relation avec Virginie Morin plomber ta vie sentimentale. Tu étais en CM2, enfin ! Et cette gamine n'était pas nette. Heureusement qu'elle a déménagé. »
Il rit franchement, cette fois, et me donne un coup dans le bras.
« Espèce d'idiote ! Tu serais nette, toi, si ta cousine était morte d'un cancer ? »
Malgré sa réplique, son visage a retrouvé ses couleurs. Avec un sourire satisfait, je lui arrache le mot et le fourre dans ma table de nuit ; autrement dit, je le condamne à l'oubli éternel. Ce tiroir accueille, dans le désordre, mes affreux dessins d'enfant, des emballages de bonbons, mes plans diaboliques pour exaspérer mon entourage, et les poèmes niais que j'ai jugé bon d'écrire en sixième, et que je n'ose pas jeter depuis de peur qu'un membre de la famille ne fouille la poubelle. Aucune chance d'y retrouver quoi que ce soit.
« Fais-moi plaisir, ordonné-je sèchement en le voyant fixer mon tiroir, sors-toi ce mot de la tête et profite de ton temps libre. La quatrième, c'est chaud, tu sais ? Plus le moment de...
— Putain de bordel de... chat ! »
Le hurlement de notre père nous parvient depuis le rez-de-chaussée, suivi d'un bruit de verre brisé. Nous descendons prudemment dans la cuisine, située au premier étage – fantaisie architecturale qui ne manque pas d'indigner Papi. Des bouts de poisson gisent sur le carrelage, au milieu des fragments d'un plat en verre. Papa, catastrophé, contemple le désastre.
« Que s'est-il passé ? intervient la voix douce de ma belle-mère, Maria.
— Un chat, soupire Papa. Il a volé du saumon, et j'ai fait tomber le reste.
— Fallait cuisiner des lentilles, intervient joyeusement Mamie depuis sa chambre. Soyez végétariens, les enfants ! »
Je ricane malgré moi, amusée par son visage défait. Les vacances commencent bien, tiens...
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