Maladresse
04 Janvier 2035.
— Vingt-trois ans ?
Sa question reflète sa surprise. Il arrête de courir sur le tapis et se tourne vers moi. Les tractions que je fais me tirent de vilaines grimaces et me brûlent les muscles des bras. J'ai la sensation qu'ils vont se déchirer en deux morceaux mais malgré ça, je continue. Entre deux mouvements, je tente d'en savoir plus :
— Tu t'attendais à quoi ?
Il hausse les épaules puis reprend son exercice. Mon frère, Sun, fête aujourd'hui ses vingt-trois ans et cette information semble déstabiliser mon ami, pour une raison qui me dépasse.
— Je ne sais pas... je l'imaginais plus...
— Vieux ? proposé-je voyant qu'il n'osait pas à le dire.
— Ouais !
Il appuie sur des boutons de sa machine et le rythme semble s'emballer légèrement.
— Lui dis pas tout à l'heure !
En plus des bras, mon dos commence à me faire souffrir. Mais j'ai encore quinze tractions à faire sur cette satanée barre. Je ferme les paupières et tente de me concentrer sur le peu de détermination qu'il me reste en stock.
— Comme si j'allais lui sortir ça ! râle-t-il. Mais c'est juste... Il parait si mature que je lui aurais donné... Je sais pas... Trente ans !
Mes yeux s'écarquillent en grand et je perds mon attention. Mes mains lâchent et je retombe au sol sans ménagement. Après m'être frotté le genou qui a amorti ma chute, je m'assois finalement sur le sol. Tout en essayant de retrouver une respiration normale, je me moque :
— Trente ans ? Mais t'as aucune notion, mon pauvre !
Mais comme toujours, ma remarque passe au-dessus de Chad. Il se contente encore une fois d'un haussement d'épaules qui me fait ricaner.
— Ezra en a dix-sept ! Tu te rends compte ? Ça serait du détournement de mineur !
Il fait une petite moue, semblant réfléchir à ce que je viens de lui dire.
— Techniquement, ça en est déjà, me lance-t-il naturellement.
— Oui mais bon...
Bonne répartie pour le coup, Dae-Dae ! ironise une voix dans ma tête.
— Ils font ce qu'ils veulent ! S'ils s'aiment, peu importe leur âge.
Un sourire prend place sur mes lèvres. J'adore ce garçon. Sa tolérance. C'est sûrement ça qui m'a attiré vers lui dès les premiers jours de cours. En plus de ça, il est sérieux, talentueux et accommodant. Il n'y a aucune susceptibilité dans cet être humain, ses cheveux colorés en orange par mes soins sont là pour le prouver. C'est juste un plaisir de danser ou de parler avec lui. Rien qu'être dans la même pièce que lui, c'est agréable. À part peut-être quand nous faisons de la musculation comme à cet instant mais bon, rien n'est pire que la musculation !
— C'est sur ces bonnes paroles que je vais m'arrêter ! annoncé-je en tapant dans mes mains.
— Déjà ? s'étonne-t-il en continuant sa course. Il te manque au moins dix tractions !
Je jette un coup d'œil à l'horloge au-dessus de la porte qui mène aux vestiaires. Il est presque quatorze heures. Il faut que je prenne encore ma douche et que je passe dans un magasin pour acheter de la limonade et des McVities avant l'heure du goûter. Donc oui, déjà !
— Aie pitié de moi ! le supplié-je.
Pour accentuer ma demande, je colle mes mains l'une à l'autre et bats des paupières, le tout accompagné d'un petit sourire innocent. Il éclate de rire et arrête à son tour. Il s'installe à côté de moi et nous buvons une grande rasade d'eau. Alors que je m'essuie le front avec ma serviette, il me donne un coup dans les côtes.
— Aïe !
— Ton tyran ! murmure-t-il, amusé.
Je tourne le regard vers la direction qu'il m'indique et il a raison. Le tyran est là, à soulever des haltères. Il me donne l'impression d'avoir fait ça tous les jours depuis sa naissance. Malgré le fait que nous soyons dans la salle de musculation de l'institut où nous sommes tous les deux étudiants, je suis étonné de le voir ici.
— Qu'est-ce qu'il fait là ?
— Je sais pas, moi ! Une randonnée en plein air ? se moque-t-il ouvertement de moi.
Je lui donne un coup dans le torse, pas le moins vexé par sa blague.
— Non mais je veux dire, les cours n'ont pas encore repris alors...
— Nous, on est bien là ! me fait-il remarquer à juste titre.
— C'est vrai...
— Puis, c'est ton tyran ! Il n'a aucune vie en dehors de l'école !
— Ça aussi, c'est vrai !
Enfin techniquement, je n'en sais rien parce que je ne le connais pas ce mec. Nous ne sommes même pas dans la même classe. Sa majeur est en hip-hop alors que moi, je suis en danse classique. Tout ce que je sais de lui, c'est qu'il est le meilleur dans son domaine, qu'il est inépuisable et qu'il mange des noix de cajou. J'ai appris tout ça lors d'un travail en groupe.
Un professeur nous avait donné une chorégraphie d'une minute à apprendre et à exécuter avec un inconnu. Tout ça en moins d'une semaine qui fut la pire de toute ma vie... Ou presque si je fais abstraction de l'humiliation publique que ma famille a vécu avant notre départ de Corée ou du harcèlement raciste que j'ai vécu pendant mon adolescence.
L'exercice n'était pas juste là pour me traumatiser. Il avait un vrai but pédagogique. En tout cas, c'est ce que le professeur nous a affirmé. Il souhaitait nous montrer les difficultés de notre futur métier. Nous n'aurons pas toujours des coéquipiers que nous connaissons et apprécions. Nous aurons rarement le même style, les mêmes préférences ou la même manière de travailler. Mais nous devrons faire avec !
Je dois dire qu'avec le tyran, le professeur a réussi sa combine. Ce mec et moi n'avons rien en commun. Rien en dehors du fait de savoir suivre un rythme. Quand je le vois faire ses flexions, j'ai à nouveau la preuve que nous sommes aux antipodes l'un de l'autre. Par contre, je ne peux pas nier le fait qu'il soit doué. Très doué. Déjà lors de mon audition, je l'avais remarqué. Il était passé juste avant moi. Il avait fait une prestation de fou, qui m'avait mis encore plus la pression.
— Puis ce n'est pas mon tyran à moi ! Tu aurais été à ma place, il aurait agi pareil !
Je n'en sais strictement rien non plus. Ce mec n'est pas avenant, limite glacial avec tout le monde mais sa manière de me parler et me donner des ordres m'était peut-être réservé. Le seul truc de sûr, c'est qu'il n'est pas raciste. Il doit être d'origine asiatique vu ses traits. Ou alors il a quelque chose contre ses racines et me le fait payer... Non, je vais trop loin. Ce mec est désagréable avec tout le monde, un point c'est tout.
— Sûrement... Tu crois que le prof nous redemandera de bosser avec les urbains ? m'interroge mon ami.
Le prof en question est celui qui a mis fin à mon rêve à cette audition pour le spectacle du printemps. Ce n'est pas le genre à faire dans la dentelle et vouloir arranger ses jeunes étudiants. Alors oui, il recommencera. Autant de fois qu'il le faudra pour déprimer toute la promo. Je hoche la tête pour appuyer ma réponse.
— C'est certain !
J'accepte la main tendue de Chad qui m'aide à me relever. Je commence alors à réaliser quelques étirements. Toutes mes articulations craquent les unes après les autres et les tiraillements dans mes bras m'annoncent des courbatures dans les jours à venir. Je grimace déjà à l'idée de la mauvaise nuit que je vais passer.
— Mais tant qu'il ne me remet pas avec le tyran, tout ira bien...
Chad rit. Il faut savoir que Chad est vraiment un garçon adorable et sociable. Tout le monde l'adore. Tout le monde veut être son ami. Filles ou garçons, tous veulent avoir leur part de son attention. Tous sauf le tyran. Ce type est le seul des premières années à n'avoir jamais adressé la parole au blond orangé. Mais faut dire que le tyran ne parle pas, il ordonne. C'est à cause de ce trait de personnalité que je l'ai affublé de son superbe surnom.
— Moi, j'étais avec Johanna, souffle-t-il.
Son regard se fait rêveur et cette fois, c'est moi qui ricane. Chad a craqué complètement sur la danseuse pendant leurs répétitions. Petite et brune, elle lui a plu dès qu'il a posé les yeux sur elle mais il n'ose pas aller plus loin et l'inviter.
— Crétin ! lancé-je en continuant mes étirements.
— Quoi ?
Je me redresse et en croisant les bras devant moi, lui assène :
— Tu es genre... Le mec parfait, tout le monde serait heureux d'être avec toi ou alors d'être toi et toi, tu fais ton timide pour inviter Johanna à boire un pauvre verre ! Sérieux !
— Parce que tu penses...
— Je ne pense pas... J'en suis sûr !
Un petit sourire apparaît sur ses lèvres à ma déclaration qui l'a rassuré.
— Et si elle dit non, on ira se le boire tous les deux ce verre !
Il soupire en levant les yeux au ciel :
— T'es nul. Ça m'aide pas, tu sais !
Il me lance à la tronche sa serviette trempée de sa sueur. D'habitude maladroit, là, mes reflexes m'impressionnent et me la font rattraper avec dextérité. Je pousse un cri dégouté puis lui renvoie sans attendre cette horreur. Bien entendu, ma réaction le fait se bidonner. Paie ton amitié !
— Tu n'as pas besoin d'aide. Tu l'auras ta Johanna, j'en suis persuadé, lui dis-je tout de même.
Il hausse les épaules et change de conversation :
— Bon on va finir par être en retard. Tu avais bien dit le goûter à ton frère non ?
— Ouais...
Je jette un coup d'œil à nouveau à l'horloge et râle en voyant l'heure.
— Faut juste qu'on prenne la douche la plus courte du siècle ! plaisanté-je, avec une pointe de vérité.
Sur ces mots, je décide de me mettre à trottiner entre les machines pour arriver plus vite aux vestiaires et donc gagner quelques précieuses secondes.
— Euh, Dae, tu devrais pas...
Chad n'a pas le temps de finir sa phrase que je perds déjà l'équilibre après m'être pris le pied dans un truc qui trainait et que je n'avais pas vu. Alors que je m'attends à m'étaler de tout mon long, les bras au niveau de ma tête pour éviter de la cogner contre le banc de musculation, ma chute s'arrête. J'ai un petit hoquet de surprise.
Mes paupières que je n'avais pas eu conscience de fermer, s'ouvrent. Le sol est devant moi, à quelques dizaines de centimètres, mon corps presque à l'horizontal et pourtant, je vais bien. Je fronce les sourcils et sens quelque chose bouger au niveau de mon abdomen. Mon regard se porte sur mon ventre et je vois une main bien agrippée à mon tee-shirt. Un bras m'empêche encore de tomber.
— Tu peux te relever ou même ça, c'est trop compliqué pour toi ? réplique une voix qui me fait dresser les cheveux sur la tête.
Dans des gestes précipités, je me redresse. Plus de doute, c'est au tyran que j'ai affaire et qui m'a évité une sacrée chute. Pendant cinq secondes, je m'insulte et me reproche ma maladresse légendaire. Il faut d'ailleurs que je pense à arrêter de courir ou tout ce qui peut y être assimilé. Ça m'éviterait ce genre de situation super malaisante. J'en viens même à regretter de ne pas être tombé plutôt que d'être sauvé par ce gars.
Mes yeux ne peuvent pas s'empêcher de le détailler, juste un instant. Pour une fois, il n'a pas attaché ses cheveux en un bun. Ils lui arrivent à présent au niveau de la mâchoire. D'un noir profond, ils donnent l'impression d'être d'une douceur intense. Ses iris sont tellement foncés que par moment ils se confondent avec ses pupilles. En plus de son comportement, ils lui donnent une dimension hautaine qui ferait reculer Voldemort lui-même.
Sous sa joue droite, plusieurs grains de beauté forment un chemin entre le coin de son œil et la commissure de ses lèvres fines. Cette ligne imaginaire m'a toujours intrigué, sans réelle raison parce qu'après tout, ce ne sont que des minuscules taches pigmentées.
Mais ce sont ses tatouages qui piquent le plus ma curiosité. Des traits entourent son bras droit. Les deux premiers, identiques juste séparés l'un de l'autre par un centimètre ou deux, se trouvent juste en dessous du coude. Le dernier, au niveau de son poignet, est plus recherché. Si l'un des côtés est bien défini, l'autre est dispersé. Comme si quelqu'un avait soufflé dessus pour faire s'envoler l'encre.
— Ça va, Dae ? m'interroge Chad.
En posant sa main sur mon épaule, il me ramène à moi. Mon regard quitte le bras tatoué de mon ancien partenaire de danse.
— Oui, oui. Grâce au ty... Blake ! me corrigé-je tout seul. Grâce à Blake.
Ma boulette me fait rougir et le sourire amusé que mon ami m'adresse accentue mon état. Je prends tout le courage qui reste en moi et déclare :
— Merci beaucoup, Blake. Tu m'as sauvé la mise !
— Ouais...
Il se rassoit pour reprendre ses flexions et me lance froidement, sans me regarder :
— Regarde où tu mets les pieds !
Mes yeux s'écarquillent à sa remarque. En plus d'être un tyran, il est blessant. Je ne suis pas quelqu'un de diplomate mais lui, c'est le roi du manque de tact. Je grimace et le fixe un moment. À présent, c'est comme si nous n'existions plus pour lui. Je fais un pas vers le brun pour lui dire que bien que je lui sois reconnaissant qu'il m'ait évité une chute, je ne suis pas pour autant son chien.
Cependant Chad ne m'en laisse pas l'opportunité et me retient par le bras. Je fais les gros yeux à ce dernier pour lui faire comprendre ce que je pense de ce Blake de malheur. Mais il se contente de lever les yeux au ciel. Il tapote son poignet pour m'indiquer que nous n'avons pas le temps pour ça. Alors je soupire et abdique.
— Il est horrible, lancé-je, en entrant dans les vestiaires.
— Mais il t'a évité de finir avec une balafre sur le visage, me fait-il remarquer.
C'est vrai. Il a été... presque héroïque. Venant de lui, c'est assez étonnant d'ailleurs. Sûrement un réflexe. Puis à l'évocation des cicatrices sur le visage, je ne peux pas m'empêcher de penser à Elliott et à celle qui lui barre la joue. Mon sourire revient en même temps que ma bonne humeur.
— Ça rend bien sur certaines personnes ! déclaré-je.
J'attrape mon sac de sport où se trouvent mes habits de ville.
— Oui, mais pas sur un danseur étoile, rétorque-t-il, joyeusement.
Mon sourire se fane aussitôt. Cicatrice ou pas au visage, je ne serai jamais un danseur étoile. Je me dépêche d'entrer dans la première cabine à disposition et m'enferme dedans. La tête basculée en arrière, je ferme les paupières et tente de ravaler mes larmes.
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