La journée que s'était prévue Rohane le lendemain s'assurait bien plus chargée. Peu avant midi, la jeune femme se tenait prête devant la porte, bottines aux pieds et écouteurs vissés dans les oreilles. Selon ses dires, elle allait "rejoindre Anaïs en ville pour manger". En réalité elle s'arrêtera juste à une supérette sur son chemin afin de grignoter un pauvre sandwich triangle. De toute évidence, ce n'était pas Anaïs qu'elle rejoignait mais Archie.

Elle ressentait un mélange d'excitation et d'angoisse en elle. Elle s'engouffra dans le froid après avoir dit au revoir à sa mère et glissé un signe de main discret à Milo.

C'est les joues rosies par le froid qu'elle déambula jusqu'à l'arrêt de bus qui la rapprocherait un peu plus du frère de son ami. Dans le bus, son groupe préféré résonnait dans ses oreilles, elle était si concentrée dessus qu'elle faillit manquer son arrêt.

Descendue du bus, ses jambes tremblaient et son cœur battait la chamade. Elle commençait à se poser une multitude de questions. Elle avait peur. Peur de se faire refouler par le vieil homme, peur de ne pas vraiment savoir comment amorcer le sujet, peur de ne pas le persuader de la vérité, peur de ne pas réussir, peur de décevoir Milo sans même qu'il le sache.

Elle voulait absolument apporter quelque chose à l'entité. C'était la moindre des choses qu'elle pouvait faire au vu de tout le soutien que le jeune homme avait pu lui témoigner depuis leur rencontre.

Arrivée devant la grande bâtisse, Rohane prit une grande inspiration, remplissant ses poumons d'air frais. Elle coupa sa musique tout en rangeant ses écouteurs dans la poche de son manteau et fît le dernier pas qui la séparait du bâtiment. Elle s'engouffra à l'intérieur et se dirigea vers le panneau d'affichage au fond du couloir, sur lequel étaient inscrits les noms des résidents accompagnés du numéro de leur chambre. Archie occupait la 44, au rez-de-chaussée.

La jeune femme traversa le long couloir sur sa gauche, la chambre où elle se rendait se situait au fond de l'aile du bâtiment. Elle replaça ses lunettes correctement, défroissa ses habits d'un revers de la main et, finalement, toqua nerveusement.

La voix chevrotante du vieil homme résonna de l'autre côté de la pièce, l'incitant à entrer. Rohane poussa donc la porte tout en se raclant la gorge et salua Archie d'un signe de mai et d'un "bonjour" plus qu'hésitant. Ce dernier plissa les yeux et dévisagea la rousse.

"Vous ne travaillez pas ici n'est-ce pas ? Qui êtes-vous et que voulez-vous ?" Demanda-il méfiant.

"Je connais votre frère." Lacha Rohane de but en blanc, sans forcément penser aux conséquences qu'allait impliquer cette phrase.

L'homme grisonnant éclata d'un rire sans son.

"C'est impossible petite, je n'ai qu'un frère et il est mort bien avant que tu ne sois née.

Oui suite à une déportation en 1944, je sais."

Coupa Rohane avant qu'il n'ait eu le temps de poursuivre, ce qui lui fît froncer les sourcils.

"Écoutez j'ai beau être âgé je ne suis pas encore assez sénile pour que vous ne m'arnaquiez en utilisant de brèves recherches sur ma famille. Si c'est cela que vous cherchez vous n'avez qu'à vous rendre au 1er étage, vous n'avez pas fait la bonne pioche, là tout ce que vous faites c'est ternir la mémoire de mon frère. Sortez avant que je n'appelle les soignants." Débita Archie malgré son essoufflement constant, un regard énervé greffé sur son visage.

"Non attendez !" Cria la jeune femme sur le ton du desespoir avant de poursuivre. "Vous adoriez les glaces à la framboise, les petits chiens et les cerfs-volants. Vous appeliez toujours Milo pour qu'il vienne vous les décoincer lorsqu'ils se prenaient dans les arbres d'ailleurs." Dit-elle sans reprendre son souffle.

L'expression du vieillard se radoucit un instant.

"Les glaces à la framboise n'ont d'ailleurs plus jamais eu le même goût depuis qu'il n'est plus là." Marmonna-il avant de se renfrogner. "Comment savez-vous tout cela, seul Milo était au courant, notre mère nous aurait disputés si elle avait su que je manquais de déchirer chaque cerf-volant qu'elle m'offrait." Bougonna-il, déjà un peu plus tendre qu'en début de discussion.

"Je vous ai dit que je connaissais votre frère. Je sais que ça parait impossible mais je peux vous aider à lui adresser la parole... ne serait-ce qu'une dernière fois. Croyez-moi s'il vous plaît." Supplia Rohane les yeux emplis d'émotion.

"Vous êtes une sorte de voyante-chamane ou je ne sais quelle autre appellation ?" Cracha Archie, visiblement toujours un peu sur la défensive.

"Non !" Répondit Rohane légèrement outrée. "Enfin je ne sais pas trop à vrai dire... C'est vraiment étrange, c'est la seule entité que je vois donc autant l'aider."

"Une entité... et puis quoi d'autre encore ? C'est de mon frère que l'on parle enfin !" lui lança la vieillard.

"Je sais bien, mais quelle autre expression souhaitez-vous que j'utilise ? Je ne peux pas dire "le seul frère" il y en a des millions, de frères que je peux voir sur cette planète." Argumenta Rohane avec une pointe d'agacement.

"Comprenez mademoiselle, qu'il m'est compliqué d'avaler ces probables balivernes. Surtout venant d'une jeune femme que je ne connais ni d'êve, ni d'adam." répliqua son interlocuteur, l'air un peu moins antipathique.

"Je l'entends monsieur Wrona, mais comprenez aussi qu'il m'est difficile d'expliquer ce phénomène sans passer pour une folle. Je ne vais pas le crier sous tous les toits, si je vous en parle c'est pour une bonne raison." expliqua la jeune femme, un peu désemparée.

"Et qu'attendez-vous de moi exactement ?" Demanda Archie, en se redressant dans son lit.

"Ce n'est pas compliqué, Milo n'est pas au courant que je suis à votre recherche depuis un moment. Je souhaiterai lui faire la surprise de pouvoir parler une dernière fois à son frère. Je vous servirais d'intermédiaire. Il suffira que nous convenions d'un jour ou je puisse revenir ensemble !" Dit Rohane, les yeux pétillants d'excitation.

"Je comprends où vous voulez en venir, mais qui me dit que vous serez effectivement intermédiaire ? Que Milo sera vraiment là ? Que vous n'essayez juste pas de me donner espoir avant ma mort en voyant mon vieil âge ?"

Archie tourna la tête, ayant du mal à contenir son émotion. Son frère était tout pour lui durant toute son enfance. Le perdre avait été un déchirement et il avait longtemps continué de rêver son retour. Il ne pouvait s'imaginer des décennies plus tard, attendant encore. Tous ces souvenirs enfouis remontant à la surface lui faisaient mal au crâne. Est-ce que ça valait la peine de croire Rohane sans réelle preuve ? N'allait-ce pas lui causer trop de chagrin de reprendre autant d'espoir pour ne pas forcément avoir de résultats ? Un flot de questions tourbillonnaient dans sa tête.

Malgré toutes ces incertitudes, Archie était sûr d'une chose. Son frère comptait plus que tout pour lui, il devait au moins essayer.

Alors sans laisser le temps à Rohane d'argumenter, sans même lui laisser le temps de répondre à ses interrogations, Archie finit par se répondre à lui-même.

"Ecoutez au diable les incertitudes, je vous attends dimanche prochain dans ce cas. Mais vous n'avez pas intérêt à me décevoir."