Chapitre Vingt-cinq
Et il n'y a plus rien. Plus rien que les échos de leurs voix qui ne parviennent pas à m'atteindre. Elle se répercute sur la bulle que j'ai bâtie à la seconde où grand-mère a expiré son dernier souffle. Je ne me souviens de rien de ce qui est arrivé après. Je ne me souviens pas avoir pleuré, avoir marché, être rentrée au palais. Je ne me souviens de rien, car il n'y a plus rien que le néant dans lequel je suis en train de me perdre.
Je tombe, sans m'arrêter, sans une minute de répit... et sans m'écraser au sol. Pas encore, du moins, et j'ai peur. Si peur de ce moment où je reviendrais à la réalité, où tout me percutera à nouveau de plein fouet.
Je m'accroche encore à ce passé si récent, auquel elle fait partie. C'est là, juste là, si près, et pourtant si loin déjà.
« Elle est partie ».
C'était un écho, et maintenant c'est déjà un murmure. Trois mots qui se répètent de plus en plus souvent, qui tentent de m'atteindre, de percer ce cocon tout autour de moi. Et ils vont y arriver, je le sais. Ils finiront par percer mes protections, par me réveiller, par me bouleverser, comme lorsque j'étais dans cette serre et que Toby est arrivé.
— Adélaïde...
Ils essaient de m'atteindre, mais je ne veux pas. Je veux m'enfuir d'où je suis, je veux aller la retrouver, je veux... je veux que tout ça s'arrête. Je ne pourrais pas le supporter...
— Adélaïde.
Je pourrais ignorer ces voix toute la journée. Je sais que je le pourrais, je suis encore assez forte pour ça. Mais il n'y a pas que les voix, il y a les gestes, le contact physique. Il y a une main qui se pose sur la mienne et c'est une chose que je peux plus nier. C'est trop puissant pour que j'y parvienne. Alors, je cligne plusieurs fois des yeux et à chaque clignement, ma vision devient plus nette, et la réalité me rattrape.
Je suis là, assise dans l'un des canapés du salon vert, entourés des membres de la famille royale et celle de la famille d'oncle Ernest. Il y a aussi le secrétaire particulier de la Reine et une femme que je ne connais pas. Il manque deux personnes : Lilianna et grand-mère. Je ne sais pas où est la première, mais je commence à me rappeler où est la seconde.
— Elle aurait aimé que l'un de vous prononce quelques mots pour... pour ce jour.
Je me tourne vers la personne qui me tient la main et qui vient de m'adresser ces mots : maman, plus fatiguée que jamais. Sa peau est aussi blanche que... que celle de grand-mère. Elle est vêtue de noir, ce qui accentue cette blancheur.
— Lilianna est trop jeune pour ça, poursuit-elle avec affliction. Penses-tu pouvoir le faire ?
Le faire ? Quoi donc ? Je ne comprends pas ce qu'elle me demande. À qui dois-je parler ? Quand ça ? Que dois-je dire ?
Je la regarde de longues secondes, sans comprendre. Sans vouloir comprendre ce qu'elle attend de moi.
— Je...
C'est le seul mot que j'arrive à émettre, car je ne connais pas la suite de la phrase, parce que je n'ai pas encore saisi le sujet de la discussion. Ses mots tournent dans ma tête, mon cerveau tentant d'analyser les mots qu'elle a prononcés. Je les ai presque compris, je le sens : dans quelques secondes, tout deviendra clair et je devrais prendre une décision. Encore quelques secondes et...
— Je peux le faire.
Je comprends ce qu'elle veut de moi au moment où Philippe a pris la parole.
Un discours funéraire, voilà ce qu'elle attend de moi. Elle veut que je prononce un discours lors des funérailles de grand-mère, dans deux jours. Elle veut que je prenne la parole devant le monde entier. Mais comment pourrais-je être capable d'une telle chose ? Je serai incapable de faire cela sans fondre en larmes dès le premier mot !
— Si Adélaïde est d'accord, j'aimerais bien le faire.
Je me tourne vers Philippe, le regard soulagé. Ce dernier m'adresse un faible sourire, et je n'attends pas une seconde de plus pour hocher la tête, approuvant sa proposition sans aucune hésitation. Je lui suis si reconnaissante d'avoir proposé de le faire, car je suis certaine que je n'aurais pas pu y arriver.
— Je parlerai en notre nom, à tous les trois, ajoute-t-il sans me lâcher du regard. Si tu veux, on peut l'écrire ensemble.
Cette fois-ci, je fais « non » de la tête. Je ravale ensuite mes larmes, prends une profonde respiration et prends enfin la parole.
— Non, pas besoin. Je te fais confiance.
Nous acquiesçons d'un signe de tête. C'est la première fois depuis notre rencontre que nous sommes sur la même longueur d'onde. Que nous ne nous chamaillons pas. Que nous nous respectons et nous entraidons. J'aimerais lui dire merci, lui exprimer la joie que cela pourrait me procurer si nous étions dans une autre situation, mais je n'en fais rien. Car, à nouveau, je n'en ai toujours pas la force, et que la conversation se poursuit sur le reste des préparatifs de ses funérailles.
J'attends patiemment que ça se termine. J'essaie d'entrer à nouveau dans ma bulle, de ne rien laisser rentrer : mais c'est trop tard, elle est désormais fissurée et je ne peux rien faire pour la colmater. Il ne me reste plus qu'à attendre que ça se termine pour pouvoir ensuite m'échapper de cette pièce et me réfugier là où personne ne pourra m'atteindre.
Je sais que je ne sers à rien ici, assisse sans être capable de retenir le moindre mot qui est prononcé. Je ne sais même pas comment j'ai atterri ici ni même depuis quand je suis installée dans ce canapé. Tout est toujours encore trop flou.
J'ignore quel jour nous sommes ou quelle heure. Ni quand ma vie a pris un tel virage. Était-ce hier ? Était-ce avant-hier ? La serre de Lord Geffreys semble bien loin et je donnerai tout pour y retourner ne serait-ce qu'un instant. Un seul instant de paix, c'est tout ce que je demande.
Ma vision est brouillée, mais je finis par remarquer que plusieurs personnes se sont levées et cela me fait revenir à moi. Je fais de même, comprenant que la réunion s'est terminée. Le Secrétaire particulier de maman et la femme dont je n'ai toujours pas identifié l'identité sortent ensuite de la pièce. Sans un mot, sans demander la permission, sans m'expliquer, je prends également la direction du couloir quelques secondes plus tard, comme libérée d'un poids.
Je marche sans m'arrêter, sans avoir pris de décision quant à la direction. Je remarque seulement deux minutes plus tard que je ne suis pas loin des jardins. Oui, c'est la meilleure chose à faire. Je ne veux pas être dérangée, j'ai besoin d'être seule, et ma chambre aurait été la première pièce dans laquelle on m'aurait cherchée. Les jardins sont assez vastes pour que je puisse avoir quelques secondes de répit avant d'être retrouvée, bien que j'espère que les membres de famille me laisseront en paix quelques heures. Je ne pourrais pas supporter une discussion sur les funérailles ou sur la mort de grand-mère, c'est au-dessus de mes forces. Et je pense que Philippe, lui, l'a bien compris. J'espère qu'ils l'ont tous compris, vu le peu de réactions que j'ai eues lors de cette foutue réunion.
J'arrive enfin à l'extérieur. Le temps est beau, le soleil est au rendez-vous et il y a une légère brise des plus agréables. La journée est belle.
Rectification, la journée aurait pu être belle.
Je m'aventure dans les jardins sans vraiment réfléchir. Je veux juste avancer et laisser le palais le plus loin possible. Tout laisser derrière moi. Et je sais que cette pensée est ridicule, car rien ne pourra me faire échapper à la réalité, rien ne pourra changer ce qu'il s'est passé. Rien. Jamais. Plus jamais elle ne sera là. Elle ne sera pas là lorsque j'entrerai à l'université ni aux événements importants auxquels doit assister la princesse héritière. Elle ne sera pas là le jour de ma remise des diplômes ou mon mariage.
Je n'ai eu que dix mois. Dix petits mois pour apprendre à la connaître, pour me rendre compte que j'avais une grand-mère. Et quelle grand-mère ! Elle m'a parfois tapé sur le système avec son protocole et sa bienséance, mais elle m'a tant appris, tant apporté... et tant aimé.
Et je l'ai tant aimé. Lui ai-je seulement dit ? Je n'arrive pas à m'en rappeler. J'aurais dû lui dire aussi souvent que le soleil se lève. Je dois tous leur dire à quel point je les aime, car on ne sait jamais de quoi sera fait le jour d'après. Il n'y a pas de meilleurs moments pour aimer que le moment présent, et je regrette d'avoir dû la perdre pour me rendre compte d'une vérité aussi simple. La seule vérité qui compte.
Je m'arrête dans ma lancée : j'ai besoin de reprendre mon souffle et de laisser mon cerveau respirer lui aussi. Maintenant que la bulle a éclaté, il est envahi par bon nombre de pensées que je ne peux plus contenir. C'est la déferlante d'émotions et de mots que je redoutais tant. Il faut que j'apprenne à les gérer, à les accepter, au risque d'en être submergée et de sombrer. Je ne peux pas. Pas maintenant. Je dois attendre que les obsèques soient passées, attendre d'avoir une période sans caméras et sans sortie. Une période durant laquelle je pourrais pleurer sans m'arrêter, sans devoir me contenir.
Je m'appuie sur le tronc d'un arbre à proximité, épuisée par ma marche rapide et par ce qu'il se passe à l'intérieur de moi. Et je me rends compte que m'arrêter a été la pire des décisions, car je me mets à pleurer, sans être capable de m'arrêter ni même de me calmer ne serait-ce qu'un peu.
Je pleure pour toutes ces années qu'on nous a volées et les années qu'on aurait encore pu avoir elle et moi. Je pleure pour tous les souvenirs que Lilianna et Philippe ont d'elle, et que je n'aurais jamais. Je pleure, car je ne ressentirais plus jamais la douceur de ses étreintes.
Je pleure, encore et encore. Et j'aurais pu continuer ainsi pendant des heures, si un bruit ne m'avait pas avertie de la présence d'une autre personne à proximité. Une branche qui craque, c'est tout ce qu'il a suffi pour que je fasse volte-face vers l'étranger qui se révèle être Toby.
Il est là, à moins de trois mètres de moi, les traits tirés, le regard presque aussi triste que doit être le mien. Je ne sais pas ce qu'il fait ici. Les a-t-on, lui et les autres gardes, envoyés à me recherche ? Je ne suis pourtant pas perdue...
Oh, et puis je me fiche de savoir ce qu'il fait là ou de qui l'a envoyé me chercher. Je me fiche de tout désormais, hormis de ma seule et unique vérité. C'est celle qui me guidera désormais, c'est celle qui me pousse à faire un premier pas vers lui... C'est celle qui le pousse à faire un pas vers moi. Et, en quelques pas, nous nous retrouvons à mi-chemin. Sans un mot, ses bras se referment autour de moi et, une fois en sécurité à l'intérieur, je me remets à pleurer. Plus doucement, plus sûrement. Et nous restons là de longues minutes, sans bouger, sans parler. Je ne pense plus à rien qu'à la douleur que je laisse sortir dans cette étreinte quelque peu réconfortante.
Soudain, quelque chose se passe. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens Toby déposer un baiser sur mon crâne. Ai-je dit quelque chose ? Ai-je fait quelque chose ? Qu'est-ce qui l'a poussé à franchir cette barrière qu'il n'a jamais transgressée auparavant ?
J'aimerais tant avoir la réponse, tant comprendre ce qu'il se passe en lui, mais je ne l'interroge pas. Je préfère profiter du souvenir de ce baiser et du calme que cela provoque en moi. Doucement, je remarque que je me suis arrêtée de pleurer, que ma respiration est moins saccadée, que je me sens un peu plus légère... du moins, pour le moment.
— Merci, laissé-je échapper d'une petite voix.
— Tu n'as pas besoin de me remercier, tu sais ?
Je recule légèrement ma tête avant de la lever. Nos regards se croisent et se fixent, nos visages ne sont alors plus qu'à quelques centimètres. Nous restons là, figés, sans nous lâcher du regard. Ça dure un moment, que je ne pourrais quantifier. Et comme lorsque j'étais contre cet arbre, en train de pleurer, je sais que l'on aurait pu rester là un bon bout de temps, sans rien faire de plus.
Mais il y a toujours quelque chose d'extérieur qui vient nous ramener à la réalité. Cette fois-ci, c'est un raclement de gorge, qui nous annonce qu'une tierce personne est désormais non loin de nous. Toby détache ses mains de mon dos avant de s'écarter avec une certaine hâte. Nous nous tournons ensuite vers l'intrus.
Vers mon père.
— Je suis désolé de vous interrompre, nous dit-il d'une voix gênée. Je voulais juste m'assurer que... que tu allais bien. Enfin, je veux dire, aussi bien que l'on peut l'être dans une telle situation.
— Tout va bien, j'avais juste besoin de... de prendre l'air.
Je jetai un regard à Toby, il était tout aussi mal à l'aise que papa, ce qui était d'ailleurs mon cas aussi.
— Nous allons prendre le thé. Lilianna te demande. Te joindras-tu à nous ?
Je hoche la tête, non pas par envie, mais par solidarité féminine. C'est dur pour moi, mais je sais que ça l'est d'autant plus pour Lilianna. Je dois être là pour elle, comme Philippe a été là pour moi lors de la réunion.
Je jette à nouveau un regard à Toby, mais ce dernier se tient comme un « i », le regard perdu face à lui, l'air sérieux. Cela me rend d'autant plus triste, mais ce n'est toujours pas le moment d'avoir une discussion à ce sujet. Je m'avance donc vers papa, puis nous prenons tous deux la direction du palais, laissant Toby derrière moi. Après dix mètres, papa s'arrête et je fais machinalement de même. Je lui jette ensuite un regard interrogateur.
— Attends-moi là, me demande-t-il sans me donner de plus amples explications.
Je me fige et ne bouge pas, comme demandé. Je reste stoïque lorsque je vois qu'il fait marche arrière, en direction de mon garde du corps. Je suis bloquée par la surprise... et aussi un peu par la peur. Papa n'a jamais rien dit à notre sujet — encore faudrait-il qu'il y ait un « nous » —, je ne comprends donc pas pourquoi il a choisi aujourd'hui pour avoir une discussion avec lui. Est-il seulement obligé de faire ça ici et maintenant ?
Je reste pétrifiée par la situation et je regarde les deux hommes de ma vie se mettre à discuter entre eux sans que je ne puisse entendre ce qu'ils s'échangent. Cela a l'air assez cordial, car je ne perçois aucun éclat de voix. Moins de trente secondes plus tard, papa fait demi-tour et me rejoint, avant de m'annoncer, avec une simplicité surprenante :
— Toby va prendre le thé avec nous.
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