Chapitre Quinze
Lorsque j'ouvre la porte, je tombe sur Phoebe. Je cache ma déception du mieux que je peux, mais il est évident que j'aurais préféré une tout autre personne. J'aurais aimé qu'il s'agisse de lui. J'aurais adoré avoir l'opportunité d'avoir une autre discussion en tête à tête, loin des regards et des oreilles.
Pourquoi n'est-ce pas lui, d'ailleurs ? M'évite-t-il désormais ? Que ressent-il ? Que pense-t-il ?
Je tente de calmer ces voix dans ma tête alors que j'invite Phoebe à m'expliquer ce qui l'a fait monter jusqu'ici.
— Sa Majesté, la Reine Mère, est au téléphone, mademoiselle.
— Dites-lui que je la rappellerai plus tard.
S'il y a bien une personne à qui je souhaite parler par-dessus tout, il y en a également quelques-unes que je préférerais éviter pour le moment. Si j'ai grand-mère au bout de fil, la conversation finira forcément par dévier sur Philippe ou sur Toby. Il est évident que quelqu'un a dû lui rapporter l'accident du train, tout comme je suis pratiquement certaine qu'elle est responsable du brusque changement de comportement de mon garde du corps. Elle a dû dire quelque chose, directement à ce dernier ou indirectement par le biais de monsieur Sutton.
Phoebe reste quelque peu incrédule. Cela ne doit pas être très courant de mettre la Reine Mère en attente, mais je m'en fiche. Car, pour moi, c'est de ma grand-mère dont je refuse l'appel.
— Dites-lui que vous m'avez trouvée assoupie ou que le repas est imminent. S'il vous plaît, Phoebe, j'ai besoin de souffler un peu et... disons que grand-mère a plutôt l'effet inverse.
— Très bien, mademoiselle, je m'en occupe. Dois-je répondre la même chose si quelqu'un d'autre tente de vous contacter ?
J'acquiesce d'un signe de tête, bien qu'étonné que grand-mère ne m'ait pas directement appelé sur mon téléphone. Peut-être que personne ne lui a donné mon numéro ? Peut-être n'a-t-elle même pas de téléphone personnel qui sait ?
Phoebe disparaît tandis que je ferme la porte derrière moi. Je m'apprête à aller me changer pour le dîner et à me rafraîchir un peu le visage, quand une sonnerie retentit. Pendant une brève seconde, j'opte pour la solution de l'autruche en ignorant totalement que quelqu'un tente de me joindre. Je n'ai pas la force de parler à qui que ce soit qui se trouve dans la capitale à l'heure actuelle. Mais, poussée par la curiosité, je finis par me saisir du téléphone qui se trouvait une seconde auparavant dans mon sac.
Je m'attendais à ce que ce soit grand-mère ou n'importe quel membre de la famille. Peut-être même monsieur Sutton. Une partie de moi l'espérait presque, mais ce n'est pas vraiment son genre de faire ça. Ce serait anti-professionnel. C'est Toby et Phoebe qui sont en charge de moi, c'est donc par eux qu'il passera s'il a besoin de savoir quelque chose.
Je mets Sutton dans un coin de ma tête avant de me concentrer sur le moment, juste à temps pour répondre à Drew.
— Hey !
C'est le seul mot que j'arrive à sortir, et pas suffisamment joyeux, car Drew comprend vite que ça ne va pas.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? dit-il d'une voix inquiète et sans attendre.
— Je...
Et, sans crier gare, mes mots se perdent dans de nouvelles larmes.
Suis-je destinée à passer ma vie à pleurer ?
Je hais quand ça m'arrive, je déteste l'image que ça renvoie de moi : celle d'une pauvre petite princesse en détresse. Ma psy ne serait certainement pas d'accord avec moi et me dirait, pour la millième fois, que chaque personne gère les événements différemment : certains crient, certains intériorisent et d'autres, comme moi, pleurent pour tout évacuer. Et j'en ai des choses à évacuer...
— Attends un instant.
Je n'ai pas le temps de répliquer quoi que ce soit que Drew met fin à l'appel. Moins de cinq secondes plus tard, alors que l'angoisse de l'abandon pointait le bout de son nez, une nouvelle sonnerie, différente cette fois, m'apporte un peu de calme... et aussi de la gêne. Pourtant, malgré mes pleurs, j'accepte l'appel vidéo. J'arrive à reprendre mon souffle pour articuler quelques mots.
— M'entendre pleurer ne te suffisait pas ? tenté-je de plaisanter alors que nos visages apparaissent simultanément à l'écran.
— Je veux voir ton visage lorsque je transformerai tes larmes en un joli sourire, m'apprend-il avec assurance.
Et je ris. J'avais besoin de ça. De Drew, de notre amitié, de cette relation qui n'a rien à voir avec la famille ou avec le personnel, une relation qui me fait oublier les petits tracas de ma vie.
— Je suis sacrément doué dis donc ! Ou bien, tu es un public très facile à satisfaire.
— J'en ai surtout besoin, je crois.
— Tu veux m'en parler ?
— Philippe m'a écrit une lettre, lui annoncé-je le cœur lourd. J'ai eu la mauvaise idée de la lire dans le train.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— J'ai fini dans le même état qu'au début de notre conversation... en cent fois pire.
— Tu as fait une crise ?
Je n'ai pas la force de répondre à sa question, alors je hoche la tête. Je ne regrette pas l'appel vidéo, au contraire, ça me permet de dire certaines choses par des gestes quand ma gorge est serrée, quand je sens que je perds pied.
— Quel sale petit con ! fulmine mon ami. Je lui en collerai bien une... une bonne dizaine !
— Merci pour la proposition, mais je ne suis pas sûre que la violence puisse régler quoi que ce soit ici.
— Je ne vois pas ce qu'on pourrait faire d'autre.
— Je pourrais lui rendre la place d'héritier du trône pour commencer.
J'ai émis l'idée d'une petite voix. Plus comme une explication de ce que Philippe veut qu'une vraie proposition.
— J'espère que tu n'es pas sérieuse.
— Je n'ai pas dit que je le ferai, mais c'est ce qu'il aimerait que je fasse.
— Au diable ses envies. Je crois que tu as suffisamment fait d'efforts dans cette relation. Je refuse qu'il te retire ce qui te revient de droit. Et ce n'est même pas qu'une question de loi dans la constitution, tu incarnes bien plus la gentillesse et la bonté dans tout ton être que dans une seule de ses cellules. Ton frère est un trou du cul et je suis bien content qu'il ne soit pas le futur roi. Et ne me sors pas la carte de la crise de l'adolescence, s'il te plaît. Je crois qu'il est temps d'arrêter de lui trouver des excuses. Il t'a rejetée à la minute où tu es arrivée dans sa vie, pas seulement quand tu as décidé de prendre ta place dans l'ordre de succession ou de faire une tournée royale. Il est temps, Adé, que tu prennes ta place. Pas par un communiqué de presse, mais de toi-même. Assume ce que tu es et ce que tu as choisi d'être. Arrête de marcher sur des œufs en permanence avec lui, arrête de t'excuser de lui avoir volé sa place. C'est la tienne, ça a toujours été la tienne et ça restera la tienne.
Drew reprend son souffle. S'il n'avait pas eu besoin de le faire, il aurait certainement continué son petit discours, il aurait poursuivi sa remontrance.
— Désolé, dit-il avec un petit air gêné. Je crois que je me suis laissé emporter.
— Juste un chouïa, répondé-je avec une pointe d'ironie. Tu te sens plus léger maintenant ?
— Je me sentirai plus léger quand toi tu le seras.
— Je t'informerai quand ça arrivera, mais, en attendant, merci. Merci pour ça. D'être là, d'être honnête, de me dire clairement les choses. J'ai besoin de ça. Qu'on soit franc et qu'on me secoue un peu. Tout le monde autour de moi... eh bien, ils marchent tous sur des œufs eux aussi. Ils me complimentent, ils me rassurent et, pour certains, ils n'osent même plus me parler et...
— Qui n'osent plus te parler ? me coupe-t-il en fronçant les sourcils.
— Rien c'est... c'est Toby. Mais c'est une autre histoire et...
— Le garde du corps avec qui tu as dansé lors de ton anniversaire ?
Je hoche une nouvelle fois la tête en retroussant mes lèvres. Lui et moi n'avons jamais réellement parlé de Toby. Bien sûr, il sait que c'est l'un de mes gardes du corps, qu'il était là pour moi lors des dernières vacances d'hiver et que je l'apprécie beaucoup, mais je ne lui ai pas expliqué ce que grand-mère tente de faire : à savoir, nous séparer. Ni ce que je pense ressentir ou ce que Toby m'a appris dans le train.
— On n'est plus au Moyen-Âge, ajoute-t-il d'un sourire. Mes précédents conseils fonctionnent aussi ici.
— Qu'entends-tu par là, Drew ?
— Quand je te dis de prendre ta place, de t'imposer, c'est autant dans ton rôle d'héritière de trône que dans ton rôle de femme. Tu as le droit d'être la prochaine dans l'ordre de succession, comme tu as le droit d'aimer qui tu veux.
— Drew, qu'est-ce que tu racontes, je n'ai jamais dit que...
Je suis interrompu par de nouveaux coups à ma porte. Assise sur le lit et le téléphone toujours face à mon visage, j'intime à mon ami de faire silence alors que j'invite l'inconnu à entrer. La porte s'ouvre alors, laissant entrer Toby.
— Veuillez m'excuser, mademoiselle, la Reine Mère aimerait savoir si vous pourriez lui accorder un quart d'heure de votre temps après le dîner, pour un appel.
Je jette un regard à mon téléphone. Drew, bien que silencieux, se cache la bouche à l'aide de sa main libre. Il est en train de se marrer cet abruti.
— Très bien, soupiré-je. Tu, insisté-je sur ce mot, lui dire que je l'appellerai après le dîner.
Toby s'apprête à reprendre la parole, mais son regard se pose sur mon téléphone et il finit par acquiescer.
Qu'allait-il ajouter ? Pourquoi a-t-il hésité ? Aurait-il dit quelque chose de personnel s'il ne m'avait pas su au téléphone avec quelqu'un ?
J'imagine que je n'aurais pas la réponse à cette question que, déjà, il a disparu.
— Il va falloir te ressaisir, princesse, me conseille mon ami avec amusement. Il n'a peut-être pas de titre, mais j'ai l'impression qu'il a plus de noblesse dans son cœur que certains membres de la famille royale elle-même.
— Tu oses critiquer la famille royale en présence de l'héritière de la couronne ?
— Oh, détends-toi. Je ne parle que de ton frère et peut-être de ton cousin.
— Lequel ? J'en ai des tas.
— Nathaniel.
— Ah. Ouais, je n'ai jamais pu le blairer celui-là. Tu sais des choses à son sujet par hasard ?
— Quelques-unes.
— Dis-moi tout, je déteste être dans l'ignorance.
— Eh bien, de ce que j'ai entendu...
Nous sommes une nouvelle fois interrompus, cette fois-ci par une employée de maison qui m'annonce que le dîner sera servi dans une vingtaine de minutes. Je m'excuse auprès de Drew et lui promets de le rappeler aussi vite que possible. J'aime nos discussions... et j'ai également besoin de savoir ce qu'il se passe avec Nathaniel, mon cousin le plus âgé.
Je file dans la salle de bain annexée à la chambre et mon reflet m'apparaît avec effroi. Mes yeux sont rouges et mon mascara a coulé... ce qui veut dire que Toby et cette employée ont dû remarquer mon état pitoyable. Je mets ma tête entre mes mains en fulminant, gênée d'avoir encore montré cette image de moi à Toby et à une parfaite inconnue.
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