Vingt-Six
« Eh bien, nous revoilà dans la voiture ».
L'atmosphère est encore plus lourde et pesante que celle de ce matin. C'est entre autres parce que je sais pertinemment que toute tentative de dialogue a nonante-neuf pour cent de chance d'être un échec. Si seulement il y avait un espoir, peut-être que j'aurais pu être plus souriante durant tout le trajet. Peut-être que je ne me serais pas retrouvée totalement stoïque lorsque nous sommes arrivés dans l'enceinte du palais, comme figée.
Ah, je dois paraître bien idiote, assise dans cette voiture, la ceinture toujours attachée, alors que Philippe est sorti il y a plus d'une minute, comme les quatre gardes du corps. Je sens le vent froid de l'hiver s'engouffrer dans la voiture par ma portière ouverte. Phoebe n'avait pas dû imaginer que j'allais rester là, sans rien dire, sans bouger le moindre muscle. Moi non plus d'ailleurs, mais je ressens le besoin de me recentrer quelques instants et d'emmagasiner le plus de courage possible avant de voir nos parents. Je me suis promis de ne pas leur parler de ce qui s'est passé ce matin et, pour y arriver, je ne dois pas leur montrer de signe de faiblesse, de tristesse, de colère.
Quand je suis prête, je sors de la voiture et remarque que les quatre gardes sont tous là. Cela tombe bien : ça m'évitera de me répéter ou que l'un d'eux ne reçoit pas le mémo.
— Est-ce que ce serait possible de ne parler à personne de ce qui s'est passé ce matin, dans la voiture avec... Philippe ?
Mon regard passe sur leur visage, les uns après les autres, le souffle coupé en attendant leur réponse. Nicholas est le premier à hocher la tête. Phoebe est la seconde, le sourire triste. Thomas vient ensuite, l'air très embêté. Toby, quant à lui, semble très réticent face à cette idée, voire totalement réfractaire. Il finit par accepter, à contrecœur, et semble s'être retenu de dire quelque chose : je l'ai vu plusieurs fois ouvrir la bouche avant de faire machine arrière.
Plus ou moins soulagée à l'idée que cela ne viendra pas aux oreilles de monsieur Sutton et que ce dernier n'en fera pas part à nos parents, je rejoins avec le cœur serré l'intérieur de la bâtisse. C'est la première fois que je rentre du lycée dans cette nouvelle vie, alors j'ignore ce que je dois faire. La Reine et le Roi ont repris leurs obligations royales avec leur planning parfois super chargé, j'ignore donc s'ils sont au palais et dans laquelle des cent pièces ils pourraient bien se trouver. Je décide donc de rejoindre ma chambre, j'ai bien des choses à faire, à apprendre et à rechercher sur Internet. Les professeurs ont déjà donné quelques devoirs et, même si la plupart m'ont certifié que je n'aurais aucun souci si je ne les rendais pas, je n'ai pas envie de me tourner les pouces. Deux des trois devoirs donnés peuvent être rendus en français, le troisième provenant justement du cours d'anglais. C'est d'ailleurs celui qui m'a donné le plus de stress, car l'expression orale est très importante. Encore une fois, je suis tombée sur un professeur compréhensif, mais je ne vais pas pouvoir jouer la carte de l'étudiante perdue pendant plusieurs semaines, ou même celle de la princesse miraculée. Je n'ai pas envie d'être prise en pitié ou avoir un avantage sur les autres.
Arrivée dans la chambre et après avoir déposé mon sac sur la chaise de bureau, j'ôte mes chaussures, mes chaussettes ainsi que mon manteau et mon blazer pour me sentir plus à mon aise et moins compressée. Je vide ensuite le contenu de mon sac et dispose les différents objets soigneusement. J'ai toujours été plutôt bordélique lorsqu'il s'agissait de mes cours, en plus de ne pas avoir de bonnes notes. Cette nouvelle rentrée si étrange me permettra peut-être de devenir quelqu'un d'autre. D'atteindre les résolutions que je me fixais à chaque début d'année, mais que je n'arrivais pas à respecter.
Pendant près de quarante-cinq minutes et, muni de mon ordinateur, je retape les quelques notes que j'ai réussi à prendre tout en les ajoutant à celles que Drew m'a passées. Il ne faut surtout pas que j'oublie de lui rendre demain, je les remets donc à leur place avant que ma tête de linotte ne me fasse faire une gaffe.
Je suis interrompue par quelques petits coups à la porte et l'arrivée de mes deux parents, un large sourire dessiné sur des visages inquiets.
— Alors ? Comment ça s'est passé ? me questionne-t-elle.
Je n'ai même pas encore pu quitter la chaise de bureau pour les saluer que me voilà déjà avec des questions auxquelles répondre. Je dois avouer que c'est assez marrant et mignon de les voir s'inquiéter.
— Tout s'est bien passé, leur dis-je aussitôt d'une voix rassurante. J'ai été accueillie par la directrice et prise en charge par Drew Graham, le fils du Premier ministre. Il m'a fait visiter un bout de l'école, il a répondu à mes questions et s'est assuré que je suis toujours assise à côté de lui en cours. Oh et il m'a présenté sa bande d'amis. Madeleine en fait partie.
Mon père lâche un soupir de soulagement avant de caresser doucement le dos de son épouse. Mon petit monologue a réussi à les apaiser quant à cette première épreuve.
— Alors, aucun problème ? m'interroge-t-elle avec espoir.
— Aucun, menté-je d'une voix joyeuse.
— C'est vraiment une excellente nouvelle, s'exclame mon père. Je suis si heureux que cela se soit si bien passé ! Tu vois, Hellen, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter !
— Je te demande pardon, chéri ? Qui de nous deux a voulu appeler la directrice une bonne dizaine de fois aujourd'hui pour savoir si tout se passait bien ? Et qui de nous deux a dû empêcher l'autre de harceler la directrice d'Hartlon ?
— Harceler ? répète-t-il en levant les yeux au ciel. Tu exagères, je n'aurais pas appelé plus de trois fois si tu m'avais laissé faire, je te le promets.
Cela m'amuse de les voir se taquiner de la sorte. Je n'ai jamais vu... ceux avec qui j'ai vécu seize ans faire ça. Pas de taquineries ou de mots doux comme mes parents le font souvent. C'est peut-être la première fois que je vois l'amour, le vrai, de mes propres yeux. Ça me met du baume au cœur.
— Oublie ce que j'ai dit, lui répond-elle d'un air amusé avant de s'adresser à moi. Nous allons nous changer et on se retrouve pour le dîner. Je suis sûre que Lilianna aura des centaines de questions à te poser sur ta première journée à Hartlon !
— Le contraire m'aurait étonné, avoué-je.
Et j'y compte bien d'ailleurs. La curiosité de Lilianna et sa tendance à parler sans arrêt pourraient m'aider à faire passer ce dîner sans trop de problèmes, mais aussi à éviter que mon accrochage avec Philippe ne sorte pas de sa bouche ou de la mienne. Je le vois mal avouer à nos parents qu'il a été très blessant avec moi ce matin.
Je me remets au travail quelques dizaines de minutes avant de me changer, moi aussi. Vu ma maladresse, je risquerai de renverser quelque chose sur mon uniforme. La chemise étant blanche, il vaut mieux que je prenne mes précautions.
Je me rends ensuite dans la salle à manger habituelle à l'étage inférieur. Lilianna est déjà là ainsi que notre père. J'ai droit à un câlin sororal en guise de bonjour. Et, comme à s'y douter, j'ai à peine le temps de poser me fesses sur ma chaise qu'elle se met à m'interroger. Son flot de questions et les maigres réponses que j'arrive à lui donner entre deux de ses paroles ne sont pas arrêtés par l'arrivée de notre mère, de Philippe ou même des serveurs. Durant près de quarante-cinq minutes, Lilianna déblatère des centaines de mots à la minute. Elle s'extasie sur le fait que Drew Graham soit un peu comme un protecteur, sur la gentillesse de mes nouveaux professeurs ou sur l'accueil du groupe d'amis qui, peut-être, deviendra le mien. Elle est aussi ravie d'apprendre que Madeleine et moi sommes en bonne passe de devenir proches.
Son enthousiasme est touchant, mais il est aussi lourd. Pas pour moi, mais pour Philippe qui finit par soupirer une fois son dessert terminé, les yeux rivés sur Lilianna. Il ne met pas bien longtemps à demander la permission de sortir de table. Comme à chaque fois qu'il part de la pièce avec un air ronchon, nos parents s'échangent des regards mi-inquiets mi-tristes. Et c'est le moment que je choisis pour tirer ma propre révérence avant qu'ils n'aient l'idée de me questionner une nouvelle fois. J'ai menti une fois, je n'ai pas envie de devoir le faire à nouveau. Je prétexte donc des devoirs et me retrouve dans le couloir quelques minutes après mon frère.
Je prends le chemin jusqu'à ma chambre, le cœur un peu émietté. Cela ne doit pas être agréable pour des parents de voir que la relation de deux de leurs enfants n'est vraiment pas au beau fixe. Ce n'est même pas dû à plusieurs années de chamailleries et c'est ça qui me fait mal. Ça a mal commencé, dès le début. C'est comme si je n'avais eu aucune chance pour que cela se passe bien. Je n'ai rien fait et n'ai rien pu faire. C'est tellement énervant, ça fait si mal...
J'arrive devant la porte de ma chambre... Non, d'une chambre. Ce n'est pas la mienne ni celle de Lilianna. C'est celle qui à côté de la sienne. Celle de Philippe.
Je reste plusieurs minutes devant, debout, le dos bien droit, le regard fixé sur la poignée de la porte. Je passe par plusieurs émotions, plusieurs envies au cours des minutes qui défilent. Tantôt hésitante, tantôt motivée. Parfois résolue, parfois triste. Je me sens totalement impuissante et seule, mais je ne peux faire intervenir personne. Je le sais au fond de moi : ça ne fait qu'empirer le ressenti qu'il a envers moi. Je ne vois pas ce que je peux faire. Cela fait des semaines que je suis là et il n'y a eu aucune amélioration. Absolument aucune, j'ai plus l'impression que ça s'est dégradé.
Je n'ai rien à perdre, car c'est déjà la merde. Tout ce que je pourrais entreprendre pourrait peut-être marcher, ou pas. Mais si j'ai une chance infime, je dois m'en saisir. Peut-être que ce sera mieux qu'on discute ici et maintenant sans qu'il n'y ait des gardes autour de nous. La voiture n'était probablement pas le meilleur endroit. Quel adolescent de quinze ans qui se sent menacé aurait pu parler de ses états d'âme alors qu'il y avait quatre adultes qui écoutaient ? Oui, ça doit être ça... Je l'espère tellement.
Et c'est avec cet espoir que je donne quelques coups à sa porte. L'espoir de trouver les mots lorsqu'il ouvrira la porte. Les mots parfaits pour tout arranger. Lorsqu'il l'ouvre et que son visage apparaît, je reste bloquée suffisamment longtemps pour que ce soit lui qui prenne la parole.
— Sérieux ? lâche-t-il avec dédain. Même dans ma chambre tu vas t'imposer ?
— Mais je ne veux pas m'imposer ! m'exclamé-je avec tristesse. Je ne veux pas m'imposer, je ne veux pas te remplacer, je ne veux rien te prendre du tout. Je te le promets.
— Si c'était vrai, tu aurais demandé à mes parents de faire ce que je t'ai dit de faire ce matin.
— Nos parents, le corrigé-je d'une petite voix. Ce sont nos parents, Philippe.
— Je m'en fous sérieux. Dis ce que tu veux, ça m'importe peu.
— Alors, tout ce que je pourrais dire n'arrangera rien ?
— T'as tout compris.
— Et si je signe ce foutu décret royal ou je ne sais pas trop quoi ? Est-ce que tu arrêteras de me détester ?
— Probablement pas.
— Alors pourquoi tu me demandes de le faire ? Y a vraiment rien que je puisse faire pour que ça aille bien entre toi et moi ? Tu es mon frère et j'aimerais tellement que ça se passe bien entre nous.
— On n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie. Tu crois que je voulais que la fille de mes parents revienne d'entre les morts ?
— Parce que tu crois que je voulais être kidnappée à la naissance peut-être ? rétorqué-je avec de moins en moins de patience.
— C'est bon, on a saisi ton histoire, ça ne sert à rien d'essayer le coup des émotions avec moi.
Il y a des moments où je pense le comprendre et d'autres où il m'échappe complètement. Une partie de moi a envie de faire encore plus d'efforts, de s'aplatir, d'accéder à toutes ses demandes. L'autre en a marre d'être traitée comme une moins que rien, d'être en perpétuelle confrontation. Je n'ai pas mérité qu'il me parle sur ce ton, je n'ai rien fait pour ça. Rien fait, hormis exister.
Et je ne pense pas devoir m'excuser pour ça.
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