Trente-neuf
C'est avec cette magnifique illustration de @/drawmeamoon (pseudo twitter), que je vous souhaite une bonne lecture du dernier chapitre de ce tome ♥
Les deux hommes de part et d'autre de la porte attrapent immédiatement une poignée et, la seconde d'après, le Grand Annonceur Royal, s'avance vers la plateforme en haut des escaliers. D'une voix forte et distincte, il annonce :
— Son Altesse Royale, la Princesse Adélaïde d'York.
La musique ainsi que les nombreuses conversations que j'avais décelées dans tout ce bruit ont cessé au moment où les portes se sont ouvertes. Là, il n'y a plus de doute : impossible de passer inaperçue. L'homme s'écarte, disparaît même de la plateforme pour se coller à l'un des murs juste à côté des grandes portes. S'il le pouvait, il le traverserait. Je sais que c'est mon moment, mais il me faut trois bonnes secondes avant de faire mes premiers pas, le cœur pétrifié.
« Ne pas tomber ».
C'est la phrase que je me répète en boucle alors que j'arrive près de la rambarde et que les yeux se braquent sur moi. Immédiatement, presque trois cents personnes effectuent la révérence selon leur sexe. Seuls maman et papa gardent leur regard braqué sur moi. Au vu de leur rang, ils ne doivent faire la révérence à personne. Grand-mère non plus d'ailleurs, je l'ai pourtant vu la faire et ça me tracasse. Quand tous ont à nouveau le visage levé, papa s'approche de l'un des deux escaliers tournants, prêt à me réceptionner.
C'est le grand moment. Celui qui sera le plus difficile pour mon équilibre et où je suis à la vue de tous. Une fois en bas, je serai à leur hauteur et je n'aurais plus autant de paires d'yeux qui me disséqueront. C'est le tout de quelques secondes. Trente ou quarante à tout casser. Vingt-sept marches, si j'ai bien compté. Ce n'est pas la première fois que je les descends, je me suis exercée quelques jours auparavant. Mais je n'avais pas le diadème ni la robe. Je me dirige vers l'escalier, les mains légèrement moites et les jambes en compote. Je ne peux pas baisser le regard, grand-mère me l'a interdit. Je dois regarder en face de moi. Avoir la tête haute et être digne. Facile à dire pour une femme de son âge qui n'a pas vécu ce que j'ai vécu.
Je me parle dans ma tête. Ça me permet de ne pas penser à leur regard ou d'imaginer ce qu'ils peuvent bien penser. C'est avec étonnement que je me retrouve en bas des escaliers sans me rendre compte de ma progression. J'imagine que ça veut dire que je ne suis pas tombée.
Je suis accueillie par la main de papa qui me conduit ensuite vers le centre de la salle où tout le monde s'est écarté pour nous laisser un espace. J'étais tellement focalisée par ma peur de louper une marche que j'en avais presque oublié que je devais ouvrir le bal. Grand dieu, j'espère ne pas me tromper de pied. Est-ce que je commence par l'avant ou par l'arrière ? On tourne dans quel sens déjà ? Et...
— Respire.
Papa murmure, mais son mot arrive à me ramener à la réalité. Je m'y ancre à nouveau alors que nous sommes en position. D'un coup d'œil sur les côtés, j'aperçois à nouveau tout leur regard.
— Ils sont tous en train de m'observer.
C'est surtout à moi que je m'adresse, mais je remarque que mes mots ont dépassé ma pensée quand je vois mon père m'adresser un sourire.
— Je dirai plutôt qu'ils sont tous en train de t'admirer.
Mon petit cœur fond, mais je n'ai pas le temps de répondre que mon père passe son bras dans mon dos et positionne nos deux mains. La musique retentit à peine une seconde plus tard et c'est par un coup de chance que j'effectue les premiers pas sans trop d'encombres. Je sens mon dos très statique, je dois avoir l'air d'être un robot. Il me faut une bonne minute pour me détendre. Le regard de papa et son sourire m'aident beaucoup à m'apaiser, à oublier les autres, à me focaliser sur nous deux. Sur un moment si particulier. Ça l'est pour lui, il paraît si fier. Ça l'est pour moi aussi, si heureuse qu'il soit mon père.
À la moitié de la mélodie, j'aperçois de nouveaux couples de danseurs se former. Philippe avec notre grand-mère paternelle, maman avec notre grand-père, Ernest avec la Reine Mère, le Premier ministre avec sa femme. C'est en tout cas ceux que je peux citer, les autres ne me paraissant pas encore très familiers malgré le livre photo que j'ai trimballé avec moi tout l'été.
Je me sens beaucoup moins anxieuse maintenant que d'autres personnes dansent autour de nous. Papa est également très tendu. Trop détendu peut-être, car je remarque que ses yeux se sont embués en quelques secondes.
— Papa... Est-ce que tout va bien ? T'ai-je marché sur le pied ?
— Non. Comme attendu, tu es parfaite. Tout est parfait, dit-il d'une voix émue. Rien ne peut être imparfait quand tu es dans la pièce.
Ses mots. Sa voix. Son visage. Toute l'émotion qu'il ressent, je commence à la percevoir, à l'éprouver aussi. Ce n'est pas le Roi Robert et la Princesse Adélaïde qui dansent en ce moment. C'est un père et sa fille. C'est une douleur qui guérit et une relation prend de l'ampleur et de la profondeur. C'est un moment-clé, un moment qu'il pensait impossible.
— Tu es juste mon petit miracle, Adélaïde.
À cet instant précis, je ne ressens plus aucune animosité ou réticence face à ce mot. Parce que c'est vrai. Tout ceci, aussi irréel, est un miracle. Notre miracle. Et là, j'ai juste envie de pleurer, mais je ne peux pas. Alors je colle ma tête sur son torse et je ferme les yeux, qu'importe qui peut voir mon émotion. C'est la plus belle que j'ai ressentie jusqu'à présent.
Cependant, comme toute bonne chose à une fin (eh oui, j'ai fini par apprécier la danse), nous sommes interrompus par la brève disparition de la musique qui signe la fin de notre premier slow.
— Je sais qu'aujourd'hui n'est pas officiellement la date de ton anniversaire, m'adresse-t-il avec un sourire amusé, mais ta mère et moi nous pouvons fermer les yeux si tu souhaites goûter un verre de champagne.
— T'es sérieux ? Oh non, c'est une mauvaise idée. Je vais rester à l'eau, c'est moins salissant et j'ai moins de risque de finir dans un état épouvantable. C'est pas bien, papa, tu ne devrais vraiment pas m'inciter à boire de l'alcool !
Papa et moi nous échangeons un rire avant de nous écarter de la piste de danse et de rejoindre les membres de la famille qui n'ont pas encore fait leur premier pas ou ceux qui ont eu la même idée que moi, comme oncle Ernest et grand-mère.
— C'était une merveilleuse ouverture de bal, ma chère filleule, suis-je accueillie par mon oncle. Puis-je te réserver une danse ?
— Bien sûr, c'était déjà prévu !
Je suis complimentée par d'autres membres de la famille au cours de l'heure suivante, ainsi que par des amis, des membres de la noblesse ou encore du gouvernement. Je suis présentée à beaucoup de personnes, ce qui me permet de ne pas retourner sur la piste de danse jusqu'à ce que je retombe sur oncle Ernest. Après lui, j'accorde une danse au Premier ministre, à Drew, à mon cousin Nathaniel que je ne supporte toujours pas, à mon grand-père, ainsi qu'à oncle Emmett. Pour le moment, j'ai réussi à éviter de danser avec un parfait inconnu, mais vu la Reine-Mère et son réseau de prétendants, cela risque d'arriver.
Chacune de mes danses est entrecoupée par quelques conversations et dégustations. Maddie, jamais loin de moi, me conseille assez rapidement de ne pas trop boire. Elle marque un point : ce ne serait pas vraiment bien vu que je disparaisse de la pièce pour aller aux toilettes, d'autant que la robe me compliquerait la tâche. Alors je mange, très doucement et délicatement pour ne pas ajouter de la couleur à ma tenue.
J'arrive dans un coin de la salle où grand-mère me présente à un comte, son épouse et ses deux fils, dont un qui à mon âge et l'autre qui a deux ans de plus. Je sais où elle veut en venir, mais je ne suis vraiment pas d'humeur à ça. Surtout que mon regard vient de se poser sur une personne bien plus intéressante. Une personne qui est en retrait et qui est concentrée. Son regard observe tout, jusqu'à tomber sur moi. Et c'est là qui me sourit. Je me sens radieuse.
— Je suis ravie de vous avoir rencontrés, m'adressé-je à mes nouveaux interlocuteurs. Veuillez m'excuser, je dois aller saluer quelqu'un, mais je serai ravie de danser avec l'un d'entre vous au cours de la soirée.
J'ai surtout dit ça par politesse, car je sais que mon départ est un peu précipité. Ils ont à peine eu le temps de m'échanger quelques mots, mais c'est plus fort que moi : c'est ma fête d'anniversaire alors j'ai le droit d'aller parler à qui je veux, de faire ce que je veux.
Je m'écarte du groupe et adresse un sourire à quelques personnes alors que je m'avance vers lui. Au fur et à mesure de mon approche, je vois qu'il commence à s'inquiéter. Je ne suis pas censée aller vers lui et encore moins lui parler. Une fois face à lui, j'ai le droit à une révérence.
— Votre Altesse Royale ?
Toby tente de garder son sourire, mais ses sourcils froncés trahissent ce qu'il ressent.
— Est-ce que tout va bien, mademoiselle ? ajoute-t-il après quelques secondes de silence.
— Je me posais une petite question... Non, en fait, j'ai une demande à te faire, avoué-je avec un sourire en coin.
— Dites-moi et je me rendrai utile.
— Tu n'aurais pas dû dire ça.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n'as plus le droit de refuser maintenant.
— Mais refuser quoi ?
— De danser avec moi.
Je lui tends ma main avec une joie qu'il m'est incapable de cacher. Un amusement aussi, parce que je sais que je brise tout le protocole. C'est assez grisant. Mais que peuvent-ils me dire ? Que peuvent-ils me reprocher ? D'avoir dansé avec un employé ? Ils n'ont pas intérêt.
Encore faudrait-il que Toby accepte, mais vu son air choqué, ça risque d'être un échec.
— Adélaïde, murmure-t-il d'une voix embêtée et en baissant le regard, je ne suis pas autorisé à accepter ta demande. Tu sais très bien que je ne suis là que pour te protéger. Ce soir, je fais plus partie du mobilier que du genre humain. Je ne peux pas danser avec toi devant autant de monde, je vais me faire virer.
— Tu ne te feras pas virer, lui répondé-je d'une voix rassurante. Et si Sutton te vire, je demande à maman de virer Sutton.
— Tu sais bien qu'elle ne le fera pas.
— Tout comme je sais que Sutton ne te virera pas. Tu es un élément précieux à son équipe. À ce palais. Tu excelles dans ton travail, ils ne vont pas te virer pour avoir dansé avec la princesse, à sa demande. Lors de son bal d'anniversaire, qui plus est.
— Tu veux parier ?
— Je parie tout ce que tu veux. Je parie que tu vas accepter.
— Tu as l'air si sûre de toi. C'est nouveau. Qu'est-ce qu'il te fait dire que je vais accepter ?
— Premièrement, tu m'apprécies beaucoup même si tu n'es pas en droit de le dire. Deuxièmement, ce serait impoli de refuser une demande de la princesse, surtout lors de sa fête. Et, troisièmement, tu ne vas pas refuser une danse à ta future reine, n'est-ce pas ?
Il lui faut un certain temps pour comprendre ces derniers mots. Je ne pensais pas les dire avant quelques jours. Pas ce soir en tout cas, pas à lui. J'avais prévu une réunion avec mes parents et grand-mère ce lundi pour leur annoncer ma décision. Pour leur dire que je ferai de mon mieux, que je donnerai mon maximum pour satisfaire tout le monde, pour rendre fiers la famille et le peuple. Je devais leur donner le feu vert pour publier un communiqué officiel. Personne ne devait être au courant jusque là. C'est sans oublier que j'aime parler à Toby.
Un Toby dont les traits passent de la surprise à la joie si j'en crois son sourire radieux. Il me donne l'impression d'avoir pris la bonne décision et il m'apporte du bonheur lorsqu'il se décide enfin à poser sa main dans la mienne.
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