
03
Lise
Les limites de la ville sont dépassées et, pourtant, je n'ai rien vu. Mon esprit était totalement déconnecté ces dix dernières minutes. J'ai été beaucoup trop secouée cette dernière heure. J'imagine que c'est un réflexe inconscient, pour ne pas sombrer. Pour ne pas crier. Pour ne pas perdre pied. Ce qui est nécessaire continue de fonctionner, comme toujours. Le reste se met en veille, me laissant reprendre un peu mes esprits.
Je pourrais m'endormir. C'est une solution comme une autre. Mais comment m'endormir dans cette voiture, avec eux, ces autres inconnus ? Je ne peux pas. Je dois rester éveillée et, ne serait-ce qu'un peu, avoir conscience des choses et pouvoir réagir si le besoin s'en fait ressortir. C'est la peur qui fait qu'une partie de moi reste encore en éveil. La peur est plus forte que la tristesse qui, elle, souhaiterait plutôt que Morphée referme ses bras autour de moi.
Il y a deux hommes à l'avant. L'un d'eux était dans mon salon. L'autre était bien le conducteur qui m'observait lorsque je suis rentrée chez moi. Aiden Sutton est à mes côtés, silencieux. Ma tête est tournée vers le paysage, mais je peux sentir ses regards furtifs et inquiets se poser sur moi à un intervalle de trente secondes. Depuis qu'il m'a prié d'attacher ma ceinture, il y a dix minutes, je n'ai plus entendu le son de sa voix, ni lui, la mienne. Nous sommes restés dans un silence pesant, mais indispensable pour moi. Si je parle, je risque de pleurer à nouveau.
— J'ai besoin du téléphone sécurisé, réclame-t-il au bout d'une quinzaine de minutes
Je décolle mes yeux du paysage et tourne enfin ma tête vers lui. Nous échangeons un regard d'appréhension. Je ne sais pas quoi dire, quoi faire et lui non plus. Je préfère regarder face à moi. L'homme assis à l'avant, côté passager, fouille la boîte à gants et en ressort un téléphone qu'il tend à son supérieur.
— Il faut que je les avertisse.
Ce n'est pas à ces subordonnés qu'il parle. C'est à moi qu'il s'adresse. Il laisse passer plusieurs secondes, attendant peut-être que je finisse par réagir. Je n'en ai pas la force et il le comprend très vite. Je l'entends déverrouiller le téléphone, composer un numéro et les tonalités retentissent presque aussitôt. Elles sont lointaines, mais pas suffisamment, car j'arrive à discerner une voix. Féminine. Inquiète. Je n'arrive néanmoins pas à distinguer les mots prononcés par l'interlocutrice.
— Bonjour Votre Majesté, je voulais vous prévenir que nous étions sur le chemin du retour, lui fait-il savoir avec une pointe d'enthousiasme.
Pour eux, c'est une bonne nouvelle. Pour moi, c'est un désastre. Il essaie de cacher sa joie, de dissimuler le succès de la mission, mais le ton de sa voix dit tout le contraire.
— Oui madame, elle est à mes côtés.
Elle. Moi. Pitié, qu'il ne me donne pas l'appareil, je serai bien incapable d'aligner deux mots.
— Elle est déboussolée madame, mais elle se porte bien. Je n'ai pas repéré de traumatisme physique pour le moment (...) En effet madame, je crois que c'est la meilleure des solutions (...), le suivi sera envoyé directement à votre assistant madame et je vous recontacte personnellement lorsque nous entrerons au pays (...) Essayez de vous reposer un peu madame, les prochains jours risquent d'être longs (...) Oui madame, passez une bonne soirée aussi.
Des brides, des informations que je pourrais examiner afin de saisir un peu plus la situation dans laquelle je me trouve. Sauf que je ne suis pas du tout en état pour jouer les inspectrices. Pas seule, pas tout de suite. J'aimerais bien dire « jamais », cependant, je crois que je ne pourrais pas rester bien longtemps dans cet état. Par curiosité, par besoin, par obligation. J'ai quelques heures devant moi avant de devoir comprendre, peut-être même la nuit complète si on me laisse reprendre des forces après cette claque violente. Ou bien... ou bien, je vais finir par craquer bien avant. Je n'aime pas me sentir dépassée par la situation.
Tout est trop confus ! Je n'arrive pas à me décider, à penser calmement. Je vais vraiment finir par hurler, ce qui ne serait pas une excellente idée, j'en conviens. Cela pourrait effrayer le conducteur et bam, accident... Au moins, ça pourrait régler définitivement mon problème.
Stop. Il ne faut pas que je commence à avoir ce genre de pensées. Cela ne me ressemble pas. Enfin, rien ne ressemble à mon ancienne vie.
— Nous arriverons dans environ quatre heures.
Je crois qu'il s'adresse à moi. Oui, c'est même certain. Ces hommes sont évidemment au courant du temps que prend le trajet, moi par contre... J'en ignore tout. Je ne suis jamais allée à la mer, je ne suis jamais monté dans un bateau, je n'ai jamais été dans un autre pays. Les itinéraires, je n'y connais franchement rien.
— Êtes-vous malade en avion ?
Je me tourne à nouveau vers lui, soudainement prise par un immense sentiment d'écœurement à l'égard des deux personnes avec qui j'ai vécu toute ma vie. Je comprends peu à peu pourquoi j'étais si différente des autres. Pourquoi j'avais autant de restriction et que je n'avais pas pu expérimenter certaines aventures.
— Je ne suis jamais montée dans un avion, répondé-je avec amertume. Je n'ai jamais quitté la France et je ne pensais pas que mon premier voyage se ferait de la sorte. Au vu des circonstances, même si j'avais pu vous répondre que non, il n'y aurait eu aucune certitude parce que je suis déjà malade.
Bien joué Lise, être agréable n'est visiblement pas ton fort. Mais bon, qui pourrait t'en vouloir ?
— Si vous souhaitez dormir durant le trajet...
— Vous arriveriez à dormir vous ? Si on venait de vous apprendre que vos parents étaient des putains de kidnappeurs et que vos véritables parents, eux, étaient loin d'être des gens ordinaires ? Que le moindre souvenir de ces dix-sept dernières années n'était qu'un tissu de mensonges ? ajouté-je à bout de nerfs. Impossible que je m'endorme, sauf si vous m'injectez un puissant somnifère, mais vous n'en avez certainement pas le droit.
Je pivote vers la fenêtre, prête à y exploser mon poing, poussée par une rage que je n'avais jamais connue auparavant. C'est plus fort que tout et c'est en train de s'immiscer dans chaque parcelle de mon corps, en particulier dans mon corps qui est sur le point d'exploser.
Le reste du trajet se fait pratiquement en silence. Une heure et demie ponctuée par quelques renseignements quant à la distance restante et la coordination des différents véhicules. Nous arrivons à l'aéroport de Brest (j'ai quand même prêté attention aux panneaux) alors que le soleil effectue sa descente. Dans une petite heure, la nuit succédera au jour. Dans une dizaine de minutes, ma vie fera un pas de plus dans le changement.
Nous arrivons directement sur le tarmac après avoir passé la sécurité. L'étonnement ne dure qu'une ou deux secondes : il est évident que je n'allais pas monter dans un avion rempli de passagers et entourée d'une petite dizaine d'hommes, ça aurait attiré l'attention. Alors qu'un jet privé, c'est beaucoup plus discret dans ce genre de situations. Les quatre voitures s'arrêtent à la hauteur d'un de ces « petits » avions où l'escalier est déjà disposé. Je détache ma ceinture et m'apprête à ouvrir la portière lorsque le bras d'Aiden Sutton s'y oppose.
Génial, je ne peux même pas sortir sans autorisation.
— Un instant, mademoiselle, me prie-t-il avant de poser sa main sur son oreille. Ok, groupe un, groupe deux, vous pouvez descendre et placer les prisonniers dans la cabine du fond. Groupe quatre, vérification de l'appareil et des environs. Thomas, va avec eux.
Le dénommé Thomas est le passager assis devant moi. Tous s'exécutent dans la seconde et les claquements de portes se font entendre les unes après les autres. J'aperçois les hommes en noir se disperser au grès de leur mission. Je les aperçois aussi, eux, au milieu de huit hommes les encerclant. Menottés, pris au piège, je détourne le regard face à une vision des plus irréelles. Comment a-t-on pu en arriver là ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer dans leur tête pour... pour me kidnapper ?
— Très bien, répond Sutton à son oreillette. Tout est bon mademoiselle.
Avant que je n'aie pu dire ou faire la moindre des choses, ma portière s'ouvre. Thomas me la tient alors que je mets un temps assez long avant de sortir. Sutton, lui, est déjà à mes côtés et inspecte toute la zone avec ses grands yeux attentifs. Marron, ce sont leur couleur.
— Mademoiselle, m'invite-t-il d'une main, si vous voulez bien me suivre.
Il sait que ses mots ne sont pas appropriés, mais c'est sa façon de parler. Je le suis donc, tandis que Thomas se charge de débarquer ma valise du coffre. Nous arrivons près de l'escalier qui mène tout droit à l'intérieur de l'avion. Je m'arrête un bref instant, la panique prenant désormais la place de la colère. L'appréhension de la nouveauté, mêlée aux événements de cette fin de journée, ne me mettent pas dans la meilleure des conditions pour apprécier une nouvelle expérience. Je crains que ça finisse par en gâcher plusieurs : premier vol en avion, première fois en dehors du pays. Je ne peux pas dire « premier voyage », car c'est tout sauf un voyage. Je ne suis pas libre de mes gestes.
Je gravis la dizaine de marches avec un poids sur les épaules, si bien que je dois me tenir à la rambarde pour ne pas flancher. Je me sens si lourde et si faible. À la fois prête à exploser ou à m'évanouir. Le problème, c'est que j'ignore tout. Des prochains événements ou de mes prochaines actions. Je suis dans le noir complet. Dans une sensation de flou qui me donne l'impression que je pourrais me réveiller d'une seconde à l'autre, ce qui n'arrivera pourtant pas.
Nous nous retrouvons dans la cabine principale aux fauteuils de cuir rouge où un drôle de dessin est cousu sur le repose-tête. Il doit probablement s'agir des armoiries de la famille royale. J'évite d'y prêter trop d'attention et me laisse tomber sur l'un des sièges. Sutton me jette un regard et je distingue parfaitement ses lèvres s'entrouvrir plusieurs fois avant de renoncer. J'ai dû faire quelque chose qui ne convient pas, comme m'asseoir au mauvais endroit par exemple.
Bon nombre des messieurs en noirs qui inspectaient la piste de décollage finissent par monter à leur tour dans l'appareil. Seuls deux d'entre eux, ainsi que Thomas et Aiden, restent avec moi dans la cabine principale. Les autres se rendent à l'arrière. Ils doivent désormais être une bonne dizaine à surveiller mes... Je ne peux plus les appeler comme ça. La vérité a éclaté, mais il m'est difficile de me résoudre à tout balancer d'un revers de la main. Surtout quand je revois le visage de cet homme, celui qui s'est fait passer pour mon père durant toute ma vie. La peine était accablante. Elle aurait dû m'accabler si je n'étais pas moi-même envahie d'une émotion bien différente : la colère.
Sutton s'installe face à moi, ce qui m'irrite : j'aurais aimé être « seule », bien qu'il soit difficile de l'être dans une aussi petite pièce. Mais, au moins, ne pas l'avoir face à moi pendant deux ou trois heures de vol. Je ne peux pas supporter l'image d'un homme qui a tout détruit. Je me contenterai donc du hublot et essaierai de « profiter » d'une expérience dont j'ai toujours rêvé. Espérons que des nuages ou la nuit arriveront à m'apaiser un peu. M'évader de cet enfer, ne serait-ce qu'une ou deux minutes, me ferait le plus grand bien. Oui, la méthode de l'autruche qui enfonce sa tête dans le sable, ça me tente bien. Mais est-ce que ne ferait pas qu'empirer la situation ?
— Je dois vous demander d'attacher votre ceinture, mademoiselle. Nous n'allons pas tarder à décoller.
La voix de Sutton m'est déjà si familière que je pourrais la reconnaître en mille. Sa voix est légèrement grave, mais très douce également. Ce qui m'empêche d'ailleurs de créer une certaine haine à son encontre : il a tant d'empathie pour moi que je finirai rapidement par culpabiliser d'avoir de tels sentiments. Et puis, j'en gère déjà beaucoup, inutile d'en rajouter une autre.
Je finis par attacher ma ceinture, le regard toujours fixé sur le hublot à ma droite. Des annonces et ordres sont donnés ci et là, mais je n'arrive pas à comprendre ce qui se dit. Une bulle s'est créée autour de moi. Ou plutôt, un voile. Un voile de larmes. Des larmes qui s'écoulent bien malgré moi et empêchent toute information d'arriver jusqu'à mes oreilles. Je n'arrive même pas à regarder le décollage de l'avion tant mes yeux sont embués.
Je pleure une famille, je pleure un foyer, je pleure la fin d'une vie qui était la mienne. Une vie qui, malgré ses défauts, n'était pas si horrible que ça.
**
Coucou vous ♥
J'espère que vous passez une bonne semaine. Pour vous l'égayer un peu (enfin, j'espère), voici un nouveau chapitre.
Bisous ♥
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