Quarante-et-une, Agathe se réveillait dans cette caverne pour la quarante-et-unième fois,une nouvelle partie débutait. Et elle ne l'aimait toujours pas. Agathe prit un instant avant de se mettre debout, elle avait quelques minutes avant que ne résonne le gong annonçant l'ouverture des doubles portes. Ces quelques inspirations au calme étaient devenues un rituel. Depuis qu'elle avait obtenu sa première gemme, lors de la seconde partie, elle se réveillait à chaque fois sur les hauteurs. Ceux qui n'avaient pas de gemmes, même s'ils survivaient à une partie, se réveillaient en bas. Et en bas surgissaient tous les dangers. Elle, en haut, était dans une zone sûre, gloire aux vainqueurs. Elle s'approcha de la paroi, fit une petite encoche dans la roche avec une dague, et comptabilisa un réveil de plus. Puis elle s'assit dos à la paroi et comme toujours, s'offrit un moment de faiblesse, d'émotion, et laissa couler ses larmes. Agathe profitait de ces moments de répit en début de partie pour évacuer toute sa peur, toute sa peine et tout son désespoir, une fois entrée dans l'un des mondes il n'y avait plus de place pour la faiblesse.

Un quadragénaire s'avança le long de la corniche et s'arrêta près d'elle. Il portait la même tenue grise qu'elle, à ceci près que les bandes décoratives étaient bleues, non noires.

- Bonjour Seize.

Elle essuya ses larmes et se mit debout à côté de lui. Il avait encore plus de cheveux blancs qu'à leur précédente discussion, au début de la partie précédente.

- Bonjour 2.Vingt-huit.

Agathe connaissait les prénoms de chacun des dix-neuf hommes arrivés avec elle dans la caverne, même ceux qui n'avaient pas survécu à la troisième partie, comme Rich. Mais lorsque cent nouvelles personnes étaient apparues dans la caverne, au commencement de la douzième partie, elle avait arrêté de les apprendre et avait imité Hypérion en les nommant par les nombres inscrits dans leur dos. Les 2. étaient la seconde génération de joueurs. Et elle s'était résignée à devenir Seize, même si avec John et Marco, respectivement Sept et Douze, les deux autres survivants de la première génération, ils continuaient à utiliser leurs prénoms, en dernier signe de résistance contre le jeu.

- Il y a des nouveaux, combien à ton avis ?

Elle jeta un coup d'oeil en bas et fut surprise par la marée humaine qu'elle y vit. Des centaines de personnes, en gris et rouge, étaient amassées en bas.

- Waouh, cinq cents ? Plus ?

Elle chercha des gens de dos pour y lire leurs numéros mais 2.Vingt-huit et elle étaient trop hauts pour lire correctement.

- J'ai vu 3.Mille. Annonça une femme brune qui finissait de grimper à leur hauteur.

En d'autres temps la jeune femme, 2.Soixante, était secrétaire dans une grande firme multinationale, à présent c'était la plus féroce guerrière qu'Agathe ait croisée. Sa force n'avait d'égale que son dédain pour les hommes et son admiration pour Seize. Elle en était une groupie, une fan inconditionnelle, ce qui n'arrangeait pas l'adolescente. Heureusement que 2.Soixante était indépendante car Agathe n'aurait pas survécu à une partie ensemble.

- A quoi cela sert d'avoir autant de joueurs ? Beaucoup vont mourir à l'ouverture des portes. Dit 2.Vingt-huit dans un soupir.

- D'ailleurs, remarqua Agathe, vous avez vu les portes ?

Là se trouvaient originellement quatre doubles portes étaient maintenant disposées six d'entre elles. L'adolescente porta son bracelet à ses yeux, imitée par les deux autres. Des réceptacles en plus avaient fait leur apparition.

- Plus de joueurs, plus de mondes, murmura 2.Soixante.

- Plus de moyens de mourir. Termina Agathe.

Cela n'en finirait donc jamais. Ce jeu n'était pas conçu pour être gagné. Seize se mordit la lèvre afin de retenir ses larmes, les autres ne devaient pas la voir pleurer. Elle leva les yeux au plafond, inspira longuement par la bouche et souffla lentement. De son calme dépendait sa survie. Ling lui avait appris quelques grands principes pour gagner une guerre, sang-froid, patience, observation et silence étaient maîtres mots.

- J'ai une question pour toi Seize. Déclara 2.Soixante, je tente le monde des vents et tu es la seule à en avoir eu une gemme.

Agathe eut un petit rire triste et regarda le diamant enchâssé dans son bracelet. Le premier monde qu'elle avait visité, sa balade sur la passerelle et le dragon endormi qui ne s'était pas réveillé à son approche. Elle avait envoyé une bonne demi-douzaine de ses compagnons à la mort lors de la partie suivante en leur indiquant que ce monde était sûr, facile. Rich, porté par deux autres, y était même allé, sûr de sa victoire. Douze aussi, il avait été le seul à en sortir vivant, et à pouvoir raconter l'enfer que cela avait été.

Ils étaient bien arrivés sur une plate-forme comme elle mais, là où Agathe avait eu un chemin tout tracé, eux avaient été confrontés à des plates-formes mouvantes, certaines s'affaissaient et d'autres étaient occupées par des monstres. Ceux qui n'étaient pas tombés à la mer s'étaient faits dévorer. Marco, Douze, avait eu la chance de prendre un chemin semé d'embûches qui l'avait mené jusqu'à l'arc et les flèches. Il avait ensuite été sauvé par le temps écoulé et ramené dans la caverne. Mais depuis il n'avait pas retenté ce monde, encore choqué par la mort de ses compagnons.

- Six l'a eue aussi.

- Il est mort il y a trois parties. Rétorqua 2.Vingt-huit. En aidant deux de notre génération.

C'est à partir de ce moment qu'il ne restait plus que trois survivants de la première génération de joueurs.

- Je ne l'ai fait qu'une fois, et c'était avant la mise à jour du monde. Confessa Agathe.

- C'est-à-dire ? Demanda 2.Soixante.

- C'est le premier monde que j'ai fait, il est sur les hauteurs de pics rocheux et de falaises, reliés par des plates-formes sans cesse en mouvement et occupés par divers monstres mangeurs d'hommes. La gemme est au centre, sur un autel comme toutes les autres, gardée par un dragon. Lorsque j'y suis allée rien ne bougeait, des plates-formes alignées formaient une longue passerelle et j'ai pu traverser sans encombre. Même le dragon n'a pas bougé quand je me suis approchée de la gemme. Mais lorsque je suis réapparue dans la caverne, la double porte s'est fermée alors que les autres sont restées ouvertes, même après que Sept apparaisse avec sa gemme. Et lors de la partie suivante, tout s'était mis en marche, comme si le monde avait été corrigé.

- Alors t'es pas si forte que ça, dit 2.Vingt-huit avant de recevoir un coup de coude de la part de 2.Soixante.

- Elle a trois gemmes je te signale ! Et toi ? Une seule, comme nous tous ! Alors boucle la !

- C'est bon je déconnais, t'es une coincée 2.Soixante. Je voulais savoir si tu tentais le monde de l'eau Seize, purée, vous ne vous êtes pas foulés pour les noms.

Agathe ne répondit pas, déjà car il avait raison, ils ne s'étaient pas ennuyés à chercher les noms de chaque monde infernal et s'étaient contentés de les nommés selon le symbole gravé sur chaque porte. Alors oui la goutte était devenue l'eau, la flamme le feu, le nuage l'air et la feuille, la jungle. Et honnêtement Seize s'en moquait royalement, pour le moment elle avait une théorie en tête et voulait la tester.

- Alors ? Insista 2.Vingt-huit. Tu tentes ?

- Je ne sais pas encore, cela va dépendre.

- De quoi ?

- Du chrono et du monstre.

2.Vingt-huit haussa les épaules et se tourna vers la foule, il patienta en silence, comme 2.Soixante, et observa ceux de leur génération qui n'avaient pas encore de gemmes grimper aux parois comme ils le pouvaient. Certains de ses camarades plus haut hurlaient et faisaient de grands signes à la nouvelle génération mais, même s'ils les voyaient hurler, les nouveaux ne les entendaient pas. De plus le doute les faisait rester en bas.

Soudain, une vingtaine de voix s'élevèrent en provenance d'un petit groupe d'adolescents qui faisaient de grands dans leur direction.

- Agathe ! Agathe ! Hurlaient ils à en perdre la voix.

Seize blêmit en les reconnaissant.

- Tu les connais ? Demanda 2.Soixante.

Agathe ne répondit pas et hurla à son tour alors que le gong sonnait et que les portes s'ouvraient.

- Montez !

Elle cria de toutes ses forces et essaya de leur faire comprendre qu'il fallait monter. Ils étaient à un coin opposé de la caverne et commençaient à la traverser pour la rejoindre mais elle leur hurlait de reculer et de monter au mur le plus proche. Ils ne comprenaient pas et continuaient d'avancer. Seize jetait des coups d'oeil vers les six portes, cherchant l'origine du danger quand brusquement il se montra.

En provenance de la jungle un grognement retentit dans toute la caverne puis fut suivi par le surgissement d'un Tyrannosaure adulte dans la grande salle.

Ce fut la panique.