En temps de crise, les citoyens se retournent contre leurs protecteurs, qu'ils estiment avoir failli, et s'en créent de nouveaux de toutes pièces. C'est ainsi qu'on remplace un empire par un autre empire.

Bill Velt, Mémoires

En sortant de son bureau, Mikhail fit face à une foule compacte qui, en contrebas du couloir aux vitres teintées, piétinait la pelouse du BPS. C'étaient les mêmes humains et okranes que la police tentait encore d'expulser de l'astroport ravagé. Bien que les vitres fussent opaques de l'extérieur, Mikhail eut l'impression que la foule sentait sa présence, par quelque intuition suralmaine.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Une manifestation, expliqua l'agent Ocel en mettant une paire de lunettes de VA. Par ici, directeur-sen. »

De nombreux employés du Bureau n'avaient pas attendu les ordres officiels pour détaler. Mikhail eut une pensée pour les agents de sécurité qui avaient vu débarquer cette foule à l'entrée et qui avaient peut-être fini écrasés sous ses pieds, attendant en vain des renforts de la police débordée.

« Mais que veulent-ils ? »

Ils criaient des slogans variés ; certains étaient armés de porte-voix directionnels, dont les ondes rebondissaient sur les vitres du Bureau et jetaient des échos contradictoires vers les voitures électriques en feu abandonnées dans la rue.

« L'idée initiale vient des avénementistes. Ils pensent que l'extinction de Sol est le prélude au retour de leur dieu Hélios, qui viendra juger les bons et les mauvais, etc. Le BPS est du côté des mauvais.

— La Congrégation de l'Avènement n'a-t-elle pas disparu il y a un siècle ?

— Si c'est le cas, ils l'ont réinventée. »

Ils sentent que c'est la fin du monde, comprit Mikhail. Ils cherchent un camp dans lequel lutter ! Ils se cherchent un adversaire ! Et ils peuvent se raccrocher à n'importe quoi, que ce soit un plan divin dévoyé par ses faux prophètes ou un complot de licornes.

« Sus à l'Empire ! cria-t-on dans un haut-parleur particulièrement mal réglé, dont l'éructation suivante éclata en bribes crachotantes.

— Hélios est venu choisir ses élus ! » psalmodia la voix enflammée d'une jeune fille.

Mikhail se trouva incapable de raccrocher les phrases à ceux qui les avaient prononcées ; ce n'était pas nécessaire. Ces préceptes creux étaient la seule manière de réfléchir de la foule, la violence sa seule manière de communiquer. Ces almains se trouvaient en état de transe.

« Rendez-nous le Soleil ! ajouta la foule, en totale contradiction avec elle-même.

— Ça, ce sont les complotistes. Selon leur théorie la plus en vogue, l'extinction de Sol a été organisée par le BPS, l'élite mondiale et la Conférence. Ils pensent que les membres du complot s'enfuient en ce moment même pour un voyage autour de Saturne, et qu'ils reviendront dix ans plus tard quand toute la Terre aura été anéantie, pour bâtir un nouveau monde dont ils seront les rois.

— Cela n'a aucun sens.

— Ce n'est pas la question. Sinon, ce serait vite réglé. La Section 3 a perdu le contrôle du Starnet, le quart des messages qui circulent sur les réseaux se rattache à la « grande théorie » de près ou de loin.

— Et Yun Soe-jan ? Et les médias ?

— Nous n'avons pas de nouvelles de la porte-parole, ajouta Ocel. Ils ont dû évacuer sa dernière conférence de presse à cause d'une alerte. »

Elle fit un geste bref pour l'arrêter, dégaina son arme de service et ouvrit la porte suivante d'un coup de pied. Mikhail la suivait à petits pas. Il comprit que son système d'audio-vision augmentée était raccordé au réseau de surveillance du bâtiment.

« Notre sortie est compromise, indiqua l'agente. Je passe au plan B. »

Mikhail la suivit à travers des salles de réunion, des salles de repos abandonnées dans l'urgence, un réfectoire dans lequel des repas entamés se refroidissaient. Pistolet au poing, l'agente le guida jusqu'à une cage d'escalier minuscule qui menait au toit du bâtiment.

« Avant que j'oublie » indiqua Ocel.

Elle lui lança un minuscule implant que Mikhail installa dans son oreille. Aussitôt, des messages des services de sécurité lui parvinrent, aussi clairs, que si les agents se tenaient à côté de lui. Tous se préoccupaient de l'évacuation du directoire du Bureau, aucun de celle de Mikhail.

« Si quelqu'un se pose la question, je suis toujours en vie ! cracha-t-il à destination de ces lâcheurs professionnels.

— Ah ? Directeur-sen ? T... tant mieux !

— Ce n'est pas la peine, l'interrompit Ocel. L'ONU vous a désavoué. Vos subordonnés pensaient vous jeter en pâture à la manifestation, calmer les illuminés et reprendre le flambeau depuis nos bureaux de Budapest.

— Est-ce qu'il me reste une personne loyale dans ce maudit Bureau ?

— Oui. Moi. »

Mikhail ne sut s'il devait en rire, en pleurer, ou remercier Ocel pour sa franchise.

« Restez derrière moi » ajouta l'agente B2 en défonçant une autre porte.

Ils entrèrent dans une salle plus vaste, sorte d'échangeur aux multiples accès. Une statue de Jim Denrey, le premier directeur du Bureau, trônait sous une verrière décorée d'étoiles. Les mains jointes, l'air interrogatif et mortellement sérieux à la fois, il semblait prendre conscience que les roues de son fauteuil étaient figées dans la pierre, et qu'il n'avait aucun moyen de descendre de son socle.

« Attention ! » cria Ocel.

Mikhail se jeta derrière la haute silhouette de Denrey ; Ocel fit feu à plusieurs reprises. Son premier tir à ondes locales percuta une porte entrouverte comme un rhinocéros en pleine charge, l'arracha à ses gonds et la brisa en deux. Le deuxième creusa un cratère d'un mètre de large dans le mur.

« Par ici ! dit-elle en désignant un accès. Sur le toit ! »

Mikhail lutta plusieurs secondes contre une poignée de porte verrouillée, qui refusait sa carte de directeur. C'était une porte de service sans serrure électronique. Ocel le poussa d'un coup d'épaule, régla la molette de son pistolet sur la puissance maximale. Un coup sourd retentit et la porte s'aplatit contre le mur opposé de la cage d'escalier.

Le directeur sauta quatre à quatre les marches métalliques. À son arrivée sur le toit de l'immeuble, il fut accueilli par un puissant coup de vent. Comme un banc de sardines pourchassé par des prédateurs, des nuages d'orage engloutissaient les dernières étoiles du ciel de Cyra. Des éclairs enflammaient la steppe lointaine.

« Par ici, directeur-sen ! »

Il constata qu'il marchait sur le bitume d'une piste à pentacoptère. À dix mètres à peine, l'appareil préchauffait ses moteurs. Le pilote, un autre agent B2, leur faisait des signes.

Ocel se retourna une dernière fois, fit feu dans l'escalier de service, puis accourut à son tour. Elle le poussa à l'arrière du pentacoptère. C'était un appareil peint en noir, sans signes distinctifs, pourvu d'un système de camouflage optique avancé. Les projecteurs de la piste de décollage ne laissaient aucun reflet sur sa carlingue.

Le vrombissement du rotor emplissait déjà l'habitacle, et Mikhail n'entendait Ocel et le pilote que grâce à son implant auriculaire.

« Décolle ! cria l'agente. Décolle !

— Ceinture ! » répliqua le pilote.

Mikhail trouva celle-ci sous une veste abandonnée entre deux sièges. La boucle lui échappa des mains. Il la ramassa. Il parvint à l'enclencher, ramena sa tête contre son appui et fut propulsé en arrière.

Le pentacoptère partit à l'horizontale comme une fusée, se retrouva en chute libre durant deux interminables secondes ; mais son rotor tournait déjà et il se mit à flotter dans le ciel de Cyra, secoué par le vent.

À travers la vitre de l'habitacle, Mikhail baissa les yeux vers le chaos qui grouillait dans les rues. Des magasins d'alimentation, des postes de police, des administrations de quartier, des agences immobilières, des gares ferroviaires, des écoles, des bureaux brûlaient sous les cris d'allégresse. Face à l'inconnu, face à un danger qu'ils ne pouvaient pas affronter, une menace qu'ils ne pouvaient pas surmonter, les fous avaient réagi en abattant la société qui, selon eux, avait échoué à les protéger.