53. Mon nom
« Voici les Fleuves du Temps » annonça la solaine.
Ils marchaient sur des îlots de cendre volcanique, flottant sur ces rivières opaques, dont l'indigo puissant exhalait d'épais brouillards. Typhon s'était installé sur l'épaule de Crysée et ne cessait de crier par peur qu'elle mît le pied sur un monticule trop instable.
« Ô, Roi des Tempêtes, te supporter est ma pénitence.
— C'est fort possible » répondit Typhon en se grattant la tête.
Crysée étendit le bras et repoussa les bancs de brouillard laiteux sur plusieurs dizaines de mètres. Une sphère de la même couleur que le Temps apparut tout près d'eux. Elle flottait à un mètre au-dessus du sol ; ou plutôt, le sol flottait un mètre en-dessous d'elle, car cette sphère était le centre de l'univers.
Des cascades de Temps s'arrachaient de sa surface liquide, tombaient au sol et formaient les premières rivières. Un disque brillant encerclait la sphère, fait d'or translucide, comme si un objet circulait autour d'elle à très grande vitesse. De temps à autre, une étincelle plongeait du disque dans la sphère, et de même en sens inverse.
« Et voici donc la Source du Temps, ajouta Crysée d'un air blasé, tandis que Typhon se lançait dans une série d'exclamations dithyrambiques.
— Quel est son nom ?
— Voilà la question importante, je suppose. Son nom est Anh. Aïe ! »
Typhon lui tirait les cheveux. Il attrapa une mèche orangée entre ses pattes et s'y suspendit comme Tarzan aux lianes de la jungle ; par ce mouvement de balancier fort bien calculé, il échappa aux mains crispées de Crysée, avant de sauter à terre pour se mettre à distance.
« Ce n'est pas Anh ! piailla-t-il. C'est comme de dire que tu t'appelles « Salade » parce que j'ai décidé que tu t'appelles « Salade ». Ce n'est pas ton vrai nom ! Enfin, je crois. »
La solaine fronça des sourcils. L'erreur était involontaire. Sa propre connaissance de l'univers se heurtait aux mystères abordés par l'Oracle lors de leur rencontre.
« Alors, éclaire-moi, archi-démon à la retraite.
— Son nom est Nolim. Le nom que nous connaissons tous – car il est lié à tout.
— Le nom de l'univers ? demanda Lanthane.
— Hum. Oui, et non. Et plutôt non que oui. Le nom de l'univers... »
Typhon regarda à droite, puis à gauche, comme s'il craignait d'avoir un public, puis il se lança dans un discours digne de l'Oracle – sans doute une leçon durement apprise.
« Le nom de l'univers est une connaissance que nous avons tous, mais que nous avons tous oublié. De même que nous oublions que nous existons – ce qui est notre plus grand malheur. Car si nous oublions cela, nous perdons la valeur de notre existence. Et quand nos existences n'ont plus de valeur, nous sommes vulnérables à nos démons intérieurs. Le dieu primordial a proclamé son nom peu avant de s'endormir... et peu l'ont entendu. C'est son dernier message. La trace de sa main sur la réalité. C'est un nom qui nous dirait tout sur cet univers, sur sa nature, son histoire, son avenir. Un nom qui pourrait nous sauver. »
Typhon virevolta entre les fumées qui émanaient du Temps.
« Dans cet endroit propice au souvenir, te rappelles-tu de ta première existence ? Ou de ta dernière ?
— Je crois... »
Elle crut que les murs rougeâtres d'Our apparaissaient au lointain, silhouette émergeant des brumes du Temps. Elle crut entendre les clameurs du peuple chantant les éloges de son berger Gamesh. Un homme dévoré par son pouvoir – et par son impuissance. Un être tumultueux cherchant la rédemption, à l'image de l'univers lui-même.
La rédemption : c'est un mot bien trop lourd pour nos existences fragiles, et qui ne semble jamais qu'appartenir à la légende. Pourtant, combien d'avenirs en dépendent !
« Et ce nom, quel est-il donc ? insista Lanthane.
— Est-ce que j'ai l'air de le connaître ?
— Eh bien...
— Tu n'a pas encore compris, intervint Crysée. Comme l'a dit Typhon, le nom de l'univers n'est pas celui du dormeur. C'est le nom de la vérité. C'est un nom que nous portons tous sans le savoir. De même que tes parents t'ont transmis un nom, le dormeur nous a transmis un nom, qui est inscrit sur notre front, dans une langue que nous ne pouvons déchiffrer. Un nom qui a traversé le Temps. Et de même que le nom « vérité » anime le golem, c'est ce nom, que nous ignorons, qui nous rend capable de faire le bien et le mal, de bâtir des empires et de les détruire. C'est la petite parcelle de Nolim qui vit dans son propre rêve. C'est la petite parcelle de l'Âme qui est issue de son âme. »
La solaine planta ses yeux dans les siens.
C'était vraiment une étrange créature. Derrière cette apparence humaine, derrière ce calme olympien, elle camouflait une puissance inégalée dans l'univers – Crysée était une déesse, née à une époque avare de dieux, et des tâches infinies s'amoncelaient sur ses épaules.
Leurs regards ne se quittèrent pas durant plusieurs secondes, à tel point que Typhon les contempla avec interrogation.
Qui est-elle ? Que veut-elle ? Que deviendra-t-elle ? Chacune se posait les mêmes questions ambiguës. Mais elles avaient déjà des éléments de réponse. Derrière cette apparente lassitude, la flamme orangée dans les yeux de Crysée ne mentait pas sur la force de ses convictions, ni la pureté de ses intentions. Quant à Lanthane, elle se savait arrivée au bout d'un voyage ; un autre s'amorcerait bientôt.
La solaine eut un sourire malicieux. Elle ouvrit les bras comme pour dire une évidence.
« Le nom de l'univers est ton propre nom. »
***
Debout entre deux rangées de bégonias, Lanthane faisait face à la maison en bois de Lauren von Zögarn.
La vision de cette bâtisse artisanale perdue dans la campagne martienne la remplissait d'une inexplicable nostalgie. La vie s'implantait lentement sur la plaine ferreuse, et derrière la demeure de l'alchimiste, le désert rouge portait encore jusqu'à l'horizon, où grondait une inquiétante tempête venue du Sud.
Ses souvenirs de Mars étaient associés aux espaces urbains organisés, contrôlés et climatisés, et non aux vastes terres inhabitées où ne vivaient que quelques pionniers. Dans son enfance, Lanthane n'avait connu que les villes immenses de l'hémisphère Nord. Alors pourquoi cet accès soudain de mélancolie, qui avait ralenti le regard d'un instant en une contemplation millénaire ?
La plaine rouge résonnait avec son histoire.
Les cités puissantes de Mars s'effacèrent en échos lointains, devant la certitude qu'elle était née ici, dans cette plaine rouge, et qu'elle y retournerait un jour.
« Lanthane ? Qu'est-ce que tu fais ? Le thé est servi ! »
Elle secoua la tête. Éléana lui sourit et referma la porte pour empêcher la poussière d'entrer.
Ils étaient revenus de Stella Rems par le premier convoi disponible. La Division 1 les observait, mais les laissait tranquilles. Lanthane n'avait pas perdu son poste au BPS et Mikhail attendait son rapport dans quelques jours à peine. Quant à Reida, il avait été radié des flottes civiles et militaires de la Conférence, mis en retraite anticipée, et il réfléchissait sans hâte à ses futurs projets de vie. Le plus simple était de s'installer sur Mars en ermite et de parfaire ses compétences de pêche à la ligne, en attendant que des poissons viennent coloniser les derniers lacs sulfurés de la planète. Le plus probable, mais aussi le plus ambitieux, impliquait de fonder un atelier d'alchimie avec Éléana.
« Excusez-moi, dit Lanthane en entrant dans le salon exigu de mamie Lauren. Je n'ai pas vu le temps passer. Je crois que je suis épuisée. »
Il lui semblait que l'alchimiste faisait preuve, à son égard, d'une étrange attention, comme si elle savait quelque chose de plus. Mais ce n'était sans doute qu'une impression trompeuse. Après tout, quand l'on est encerclé de questions sans réponses, il arrive de se persuader que les indices existent, que d'autres les possèdent, et que le monde entier nous cache quelque chose.
Ce sentiment d'incomplétude étreindrait Lanthane pour longtemps encore.
Lauren but une gorgée de thé et lança à Éléana :
« Tiens, je ne t'avais pas raconté. Le jour où j'ai reçu ton message de Rems, j'ai fait un rêve étonnant. J'ai rêvé que je reproduisais enfin la recette ultime de yaourt d'Adrian.
— Je suppose que tu ne te souviens pas des détails » commenta l'alchimiste d'un air fataliste, tout en engloutissant un gâteau.
En effet, cela n'a pas été souligné jusqu'à présent, mais en plus de ses sourcils remarquables, Éléana avait la capacité de manger et de parler en même temps – du moment qu'il s'agissait desdits gâteaux, issus eux aussi d'une recette du fameux Adrian von Zögarn, commercialisés plusieurs siècles auparavant sur Daln par la von Zögarn & Cie, avant la dramatique chute de son cours en bourse et son inévitable faillite.
Lauren haussa des épaules. Tout ceci n'était que le prélude à un aphorisme douteux, digne du grand sage Socrate en fin de banquet, juste avant les jeux à boire et la course en sacs. Éléana était tombée dans ce piège. Moi aussi. Vous aussi. Il nous faudra vivre avec.
« Parfois... dit l'ermite martienne en secouant sa tasse de thé pour l'aérer, parfois... il faut accepter de ne pas se souvenir. Beaucoup de civilisations terrestres pensaient que l'humanité avait connu un passé lointain, dans lequel les humains volaient, maîtrisaient les forces de la nature ou tutoyaient les dieux. Il aurait suffi de se souvenir de ces sciences oubliées pour revenir à ces gloires passées. C'est ce que recherchent bon nombre d'alchimistes : ils se trompent, bien entendu. Ils perdent plus de temps à poursuivre des souvenirs qui n'existent plus, qu'à en créer de nouveaux. »
C'était surprenamment conceptuel, compte tenu du thème initial de la discussion – une recette de yaourt. Pour nous qui connaissons la famille von Zögarn, cela ne devrait plus nous surprendre. De même Lanthane ne fut point surprise. Elle hocha simplement la tête et termina son thé. Reida, lui, n'avait rien compris ; il cherchait désespérément un sous-texte.
Mais ledit sous-texte avait déjà fait ses bagages pour un autre livre, une romance adolescente post-apocalyptique dans laquelle il espérait trouver un peu plus de cohérence et donner un peu plus de sens à sa vie de sous-texte. Il n'est pas difficile d'imaginer à quel point ces aventures se sont mal terminées.
Le sous-texte ne répondant pas, Reida cligna ses yeux plusieurs fois et mangea un autre gâteau.
« Lanthane ? Tu es encore avec nous ?
— Hein ? Oh, désolée. »
La nostalgie est un sentiment tenace ; un peu comme cet ami collant qui veut absolument vous raconter toutes les péripéties de ses chats d'appartement. Elle fait toute la conversation, si bien que l'on apparaît silencieux, le regard vague, rempli d'un mystère trop grand pour ce monde.
« À quoi pensais-tu ? demanda Éléana en faisant main basse sur le dernier biscuit.
— Je pensais... »
Lauren aperçut le gâteau en mauvaise posture et prit un air courroucé. Sans se démonter, Éléana l'engloutit d'une bouchée pour faire disparaître les preuves.
« Je pensais à mon nom. »
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Et voilà, c'est la fin du dernier livre de la série. J'espère que c'était bien. Malheureusement, je n'ai aucune motivation pour écrire un après-propos digne de ce nom. (Je prévoyais une blague, et j'étais très content de cette blague, mais je l'ai oubliée.)
A priori, j'en ai fini avec Nolim (excepté quelques ajouts / retraits / relectures sur les bouquins). En particulier, aucune grande réécriture ne devrait plus voir le jour, ou alors, je vous demande de m'en dissuader. J'ai maintenant le sentiment d'avoir fait le tour de cet univers ; Nolim a fait son temps, et c'est tant mieux.
Salutations,
CN
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