47. Changer les lois
Le sol autour d'eux était désormais grêlé de racines épaisses ; les secousses de Shesha se multipliaient, et l'arbre tanguait dangereusement.
« Je sais que tu es là, dit Christophe à haute voix.
— Qui ça ? Moi ?
— Non, le Voyageur. Le quatrième des Mille-Noms, celui qui n'a jamais pu se manifester.
— Oh, oui, celui que tu as snobé.
— Il s'est arrêté. Il nous observe.
— Si tu le dis. Regarde plutôt devant nous. »
Un homme était assis sur une grosse racine, à un mètre de hauteur. Il les observait d'un air las.
C'était Ozymandias, le Roi.
Sa robe d'or dispendieuse descendait jusqu'au sol. Son armure étincelante était celle d'un conquérant, d'un Alexandre invincible, doté d'un immense pouvoir, qui marche en tête des troupes et dont la seule présence rend ses phalanges capables de renverser des empires.
Mais aussi brillante que fût sa tenue, le personnage lui-même semblait s'y être racorni, comme un bonsaï malade dans un pot en terre cuite. Il baissait la tête et il leur fallut se rapprocher à deux mètres pour entrer dans le champ fixe de son regard taciturne.
« Es-tu venu me défier ? demanda Christophe.
— Ouais, c'est là qu'il faut bien répondre, parce que sinon... pif ! Paf ! Boum !
— Silence, Typhon, nous parlons aux dieux.
— Oui, chef.
— Je ne suis pas venu, dit Ozymandias d'une voix lasse, celle d'un vieux servant, et non d'un roi dans la force de l'âge comme il en avait l'apparence. J'étais là, voilà tout. C'est toi qui es venu, ô porteur. Malgré tous les obstacles sur ta course... malgré tous tes échecs, tous tes doutes et tous tes regrets... tu as traversé le Second Déluge et te voilà ici, sous les frondaisons de l'arbre-monde dont nul conscient n'avait encore contemplé l'immensité. Comment te sens-tu ?
— Fatigué, dit Christophe.
— C'est que tu as fait un long voyage. Mais ta fatigue n'est rien face à la mienne... »
Il buta sur ce mot, comme s'il n'avait prévu que cette partie du discours et qu'il fallait improviser la suite.
« Ma fatigue, rétorqua Christophe, vient que ma volonté s'est heurtée au Temps, au destin dont vous avez tiré les ficelles, et au final, à vous-mêmes. La tienne vient que tu n'as aucune volonté. Tout te semble également difficile, même les chemins qui sont déjà tracés pour toi. Est-ce que je me trompe ?
— Que feras-tu, ô porteur, une fois que tu auras rejoint le tronc de l'arbre-monde ? L'univers a déjà été détruit. Il ne te reste qu'une seule chose à faire : nous rejoindre.
— J'ai refusé que le Voyageur prenne mon nom. »
Ozymandias hocha la tête. Son visage était celui d'un homme jeune, mais son regard triste celui d'un vieil homme malade.
« Deviens le cinquième d'entre nous. Deviens le Porteur.
— Nous ne sommes pas de la même nature. Je suis un homme, et j'ai une âme.
— Quand tu seras arrivé au tronc de l'arbre-monde, tu trouveras ses branches les plus basses, qui seront à portée de main. Cette âme qui es la tienne, pose-la sur sa branche. Ce qu'il restera de toi est exactement ce dont nous sommes faits : un peu de Temps, et de nombreux noms.
— On n'a pas fait tout ce chemin pour ça, protesta Typhon.
— Yggdrasil s'effondrera bientôt, prophétisa Ozymandias. Personne ne peut l'en empêcher. Le prochain univers est acté, ses lois ont déjà été écrites. Tu ne peux amender la constitution de cet empire, mais tu peux en devenir le chef ! »
Christophe détourna la tête et poursuivit son chemin.
« Deviens semblable à nous ! lança le Roi. Tu pourras alors nous détruire comme tu le souhaites. Tu régneras seul comme tu l'entends.
— Mais Anh sera toujours enchaîné à son monde, et il souffrira pour l'éternité.
— Aussi grand soit le pouvoir de l'empereur, aussi grande soit la force du roi, il existe des lois que lui-même ne peut changer.
— Dans ce cas, je ne serai pas un roi, et je changerai ces lois. »
Les racines se firent plus nombreuses et plus hautes, formant bientôt des arches immenses semblables aux portes d'un domaine sylvain, sous lesquelles Christophe et Typhon passaient en levant la tête. L'écorce d'Yggdrasil avait la même couleur indigo que le Temps, et son bois était d'un bleu plus clair, presque translucide.
Ils aboutirent dans une clairière large d'une centaine de mètres, dont les graviers étaient aplanis avec douceur et régularité, comme dans un jardin bien entretenu. À son terme s'élevait le tronc d'Yggdrasil, surface verticale surgissant du sol comme une coupure au ciseau, nervurée telle une vieille falaise de calcaire.
Ainsi que l'avait dit Ozymandias, des branches étaient fixées à ce tronc et descendaient, après quelques détours, à hauteur d'homme. Mais contrairement à l'arbre de la connaissance du jardin d'Eden, dont le fruit devait être cueilli, ces branches attendaient que l'on y suspende quelque chose. Trois âmes. Celle de Typhon, celle de Christophe et celle d'Aléane.
Une dernière figure almaine les attendait. Le Sage, le quatrième des Mille-Noms, sous l'apparence du dieu Kaldor. Un masque de métal cachait son visage inexistant, et toute sa silhouette s'effaçait sous un drap gris uniforme.
« Et toi, attaqua Christophe, que vas-tu nous dire ?
— Il n'y a rien à dire, répondit le Sage. Tout a déjà été dit.
— Tu vas nous convaincre de déposer nous-mêmes nos âmes sur ces branches ?
— Je n'ai pas à vous convaincre, soutint le Sage. Vous avez déjà été convaincus.
— Que veux-tu ?
— Je ne veux rien. Tout a déjà été obtenu. »
Typhon fit les quatre cent pas, ce qui, en prenant en compte la taille de ses pattes et l'amplitude desdits pas, lui faisait faire un cercle d'un mètre de diamètre autour des pieds de Christophe.
« Franchement, je ne sais pas quoi faire.
— Nous faisons face à deux choix : l'impossible, et l'inenvisageable. Mais je sais désormais que l'impossible peut être tenté. Outa-Napishtim le savait. Aléane le savait.
— Un homme peut-il s'élever contre l'ordre des choses ? » demanda le Sage.
Cette question, ils le savaient tous les trois, était une vraie interrogation à laquelle, par sa nature même, le Sage ne pouvait répondre. Il avait absorbé les noms de tous les plus grands philosophes, des seigneurs de l'Imperium Draconis aux anciens Grecs, jusqu'au dieu dont la sagesse avait le plus marqué l'Omnimonde : Kaldor. Mais Kaldor, loin de réaliser la nature ultime du Sage, en avait révélé toutes les faiblesses ; car c'est là tout le paradoxe de la sagesse. Kaldor savait qu'on ne peut pas être sage hors du Temps. On ne peut pas être sage si l'on n'a pas confronté ses principes à la vie elle-même, aux choix qu'elle nous demande, aux actions qui font de nous une véritable chose vivante. C'est pourquoi le Sage avait pris le nom de Kaldor comme une pilule empoisonnée, qui au lieu de faire de lui un être complet, avait mis au jour une fracture impossible à combler.
« Je crois que oui, dit Christophe.
— N'est-ce pas un acte de vanité ?
— C'est un acte de raison. Lorsque la loi est mauvaise, il faut changer la loi. Quelle qu'en soit l'origine. »
Le Sage émit une sorte de soupir reconnaissant et sa forme se fit nuage de poussière, que Christophe traversa d'un pas résolu. Il tendit la main vers les branches de l'arbre-monde, sans les toucher.
« Typhon, j'ai un travail pour toi.
— Oui ?
— Descends dans les profondeurs de ce rêve. Anéantis Shesha et sauve Yggdrasil de la destruction.
— Ça, c'est du travail, mais... hum... je risque de ne pas être à la hauteur.
— En-dessous de nous, dans les failles de la pierre, l'obscurité est perpétuelle. Tu y seras tout aussi fort que Shesha. Contrairement à lui, tu as encore une âme.
— Je peux essayer, dit le vermisseau en se grattant la tête. Et ensuite ?
— Ne t'occupe pas du reste. C'est entre Aléane, Anh et moi. »
Typhon creusa les gravillons avec ses pattes, trouva une fissure dans la pierre et y fit entrer la moitié de son corps ; sa tête en ressortit néanmoins aussitôt, avec de gros yeux interrogatifs.
« Est-ce qu'on se reverra, Christophe-Nolim ?
— Je ne pense pas, non.
— Alors... eh bien... ce fut un plaisir.
— Lorsque tu te seras éveillé de nouveau, Typhon, retrouve-la et parle-lui de moi. »
Dédaignant les trois branches, Christophe marcha jusqu'au tronc. Le sol se mit à trembler en continu. Par-dessus ces oscillations régulières retentissaient des coups sourds, comme si mille foreuses s'acharnaient sur les racines de l'arbre-monde, mais qu'en parallèle, quelqu'un les écrasait avec un marteau.
Typhon jugea qu'ils manquaient de temps et il se dépêcha de s'enfoncer dans la terre – pour y retrouver sa vraie nature.
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