34. Les ténèbres
« Vous avez deux heures, dit l'amiral Bertram. Passé ce délai, la flotte de la Division 1 aura quitté le système Raven, et votre engin ne pourra peut-être pas vous transporter de nouveau ici. »
Éléana déplia le cube de métal à même le sol. La Division 1 lui avait gracieusement fourni une tenue de combat, ainsi qu'à Reida. C'était une sorte d'enveloppe de cuir noir indéchirable, faite d'une seule pièce, comme une combinaison de vol. Un exosquelette de soutien y était intégré, dont les articulations formaient des renflements discrets ; il se réglait selon la taille de son porteur. Un dispositif de filtration d'air, ainsi qu'un respirateur en circuit fermé, pourvu d'une bouteille d'oxygène liquide, étaient installés dans leur dos. Mais l'exosquelette faisait disparaître ce poids. Se savoir recouvert d'une armure intégrale, légère comme un peignoir de bain, était une sensation agréable.
À plus de trois personnes, Éléana craignait que le concentrateur prenne feu ou se trompe de planète, aussi l'ingénieure Mid'len composait-elle leur escorte exclusive. Elle vérifiait son fusil à impulsion, une arme à ondes soniques semblable aux pistolets couramment employés par la Division. Son armure tenait plus de l'enluminure moyenâgeuse que de la carapace insectoïde d'Éléana et Reida, mais elle semblait tout aussi maniable, et bien plus robuste. Les écailles blanches et azurées reprenaient les motifs des uniformes remsiens. Les images projetées de l'intérieur sur la vitre de son casque, combinant un relevé sonar et une mesure thermique, jetaient des lueurs changeantes dans ses yeux noirs, semblables à celles qui animent le visage d'un passager affalé contre la vitre d'un train.
L'alchimiste s'assit à côté du cube. Reida avait dévalisé l'armurerie du Carlsson et alourdi sa tenue d'un véritable arsenal ; couteaux à vibro-lame céramique, pistolets à plasma, micro-grenades aveuglantes. Comme un entraînement en prévision de la grande bataille de Magedôn.
En compensation, Éléana n'avait pris aucune arme. Elle porterait le concentrateur ; un emplacement magnétique avait été fixé sur son dos à cet effet.
« Deux heures, ce sera largement suffisant, assura-t-elle. Durant toute la mission, on gardera l'intercom allumée, et on restera groupés.
— Vous serez seuls, prévint Bertram. Daln est une planète isolée de l'Omnimonde. Il n'existe aucun chemin de ponts d'Arcs permettant de vous secourir, et nous n'avons qu'un seul concentrateur.
— Nous en sommes bien conscients, dit Reida.
— Cette mission est une folie, insista l'amiral.
— Cette guerre est une folie » rétorqua Mid'len en tournant un commutateur, qui illumina une série de voyants verts, lesquels indiquaient sans doute que son fusil était chargé et fonctionnel.
Éléana tourna une vis sans fin ; l'ordre passa d'un engrenage à l'autre, comme une annonce qui, depuis le bureau du directeur général d'une entreprise de clous, descend une file de deux cent sous-directeurs avant d'arriver à l'unique employé chargé de fabriquer les clous : nous allons maintenant nous lancer dans les marteaux.
Tout comme un marteau ne sait faire rien d'autre que de frapper des clous, un concentrateur ne fait rien d'autre que de voyager à travers l'espace ; c'est pourquoi ce dernier, bien qu'il eût peut-être l'esprit ailleurs, répondit à la requête.
La salle de stockage du Carlsson fut avalée par un unique point de l'espace, particulièrement glouton. À sa place s'installa un néant absolu. Mais le néant ayant été démasqué, il n'était plus vraiment rien, puisqu'il était néant, et ainsi, il cessa d'être.
Éléana heurta un arbre.
Ou plutôt, une branche d'arbre heurta son casque en fibre de verre et se brisa en deux comme une planche pourrie. Des feuilles se pressaient contre sa visière. Éléana trébucha ; au lieu de tomber comme une pierre, l'exosquelette l'aida à se rattraper gracieusement, comme si elle n'avait cherché qu'à ramasser une fleur pour son compagnon okrane.
Elle ne voyait que ses mains. Même à hauteur d'homme, le sol disparaissait dans la pénombre. Elle poussa les lumières de sa combinaison au maximum et fouilla à la recherche du concentrateur. Le cube était planté dans un amas de mousse, comme un vestige de l'Atlantide tombé dans les fonds sous-marins.
« Reida ? Ina ? Où est-ce que vous vous êtes cachés ? »
De l'okrane, elle ne vit d'abord qu'un bras noir qui traversa le brouillard comme l'étrave du hollandais volant, puis il se rapprocha d'elle à moins de deux mètres, et elle put voir son visage. Ses propres projecteurs l'éblouissaient. Mais Éléana était habituée à ce que Reida l'éblouisse.
« On n'y voit rien, murmura-t-il dans l'intercom.
— J'ai vu du mouvement à dix mètres » prévint Mid'len en reculant vers eux.
Prête à tirer, elle mettait en joue la soupe de ténèbres environnante.
« On y va ? C'est par où ?
— En espérant que le concentrateur nous a envoyé sur la bonne île... on devrait trouver des vestiges, des bouts de statues, ce genre de chose.
— La tombe ne sera-t-elle pas cachée sous terre ?
— Bien sûr. Mais le mausolée a toutes les chances d'être un bâtiment normal en surface. N'oubliez pas que sur Daln, Galahad était un parfait inconnu. »
Éléana ramassa un caillou pour l'examiner à la lumière, car une créature étrange rampait à sa surface. On aurait dit un escargot gros comme la main, dont la coquille était couverte de pointes. Le mollusque tourna sa tête vers elle d'un geste poussif, comme un comptable dérangé en pleine consultation de son horoscope.
« L'archipel Zélane n'est pas une destination de vacances, prévint-elle. Toutes les espèces les plus dangereuses de Daln se sont donné rendez-vous ici... à commencer par la verlame, une plante neurotoxique dont les feuilles sont aiguisées comme des rasoirs... »
Reida prit la tête de leur trio, Mid'len fermait la marche.
« Vous savez, dit l'ingénieure, je ne veux pas vous déprimer, mais ça ne sert à rien d'avancer si on ne sait pas où on va.
— C'est une petite île, tenta Éléana.
— Oui, mais le mausolée peut se cacher partout.
— J'ai trouvé quelque chose ! » s'écria l'okrane.
Il ramassa une pierre de la taille du poing, à demi couverte d'une sorte de suc brunâtre, peut-être un champignon endémique. On y distinguait un visage. Éléana enjamba les restes de la statue, à demi enfouis sous les mousses et les racines. Elle joua sur la focale de son projecteur pour étendre le champ au maximum. Ils entraient dans une clairière, où l'on devinait clairement une couche de pavés. Des racines les avaient pris en étau, des arbres les avaient descellés, mais la combativité de la jungle n'avait pas eu raison de toutes ces pierres.
« Tout compte fait, nous sommes peut-être guidés par les dieux, dit Reida.
— Le concentrateur me suffit. »
Il écarta du bras une fougère de taille humaine et eu un mouvement de recul ; sa combinaison se colla à moitié aux larges feuilles, toutes dégoulinantes de bave, où se suspendaient des dizaines d'escargots comme celui qu'Éléana avait vu à leur arrivée.
« Si possible, ne touchez à rien » dit l'alchimiste.
Les mollusques déplièrent leurs cornes, et leurs yeux globuleux suivirent la lumière vacillante du trio.
Un arbre avait poussé juste à l'entrée du caveau. Reida sortit une de ses vibro-lames et découpa quelques branches pour leur permettre de se glisser à l'intérieur. Pour son ultime demeure, Galahad n'avait pas vu grand ; on se tenait à peine debout sous l'arche de pierre.
« C'est moi, où il y a des escargots partout ? demanda l'okrane en évitant une procession de mollusques qui allait d'un trou dans le mur à un autre.
— Adrian... le souvenir d'Adrian rappelé par Omn... m'a dit de ne pas y toucher. Ils sont toxiques.
— Des escargots toxiques ?
— Je crois que c'est très sérieux. Dans les années 2010, Adrian et sa fille Cassandra essayaient d'employer des escargots pour lutter contre la verlame. Mais la verlame est tenace dans l'archipel Zélane, j'en ai vu une pousse en arrivant. Il n'empêche que les escargots ont dû se multiplier depuis.
— Ils sont comestibles ? demanda Mid'len.
— Il faut toujours faire jeûner les escargots avant de les manger. Je pense que ceux-ci sont aussi toxiques que la verlame dont ils se goinfrent à longueur de journée.
— Et à quel point cette verlame est-elle toxique ?
— Il n'y a pas un seul animal dans l'archipel Zélane. Pas d'oiseau. Pas de mammifère. Pas de reptile. »
Reida écarta une nappe de lierre suspendue en travers du chemin comme une tenture. Il jetait sans cesse des regards inquiets vers le plafond, dont les pierres intriquées dans la verdure pouvaient décider de s'effondrer sur eux à tout moment. Le couloir s'allongeait et les faisait descendre dans la terre.
« Je ne comprends pas que personne ne soit venu ici avant nous, dit Mid'len.
— L'archipel Zélane est frappé d'interdit depuis... depuis toujours, je crois. À cause de la verlame et des autres espèces endémiques. Personne ne pourrait faire d'expédition ici sans ramener des spores collés au moindre caillou. Et puis, Ina, avouez que si le concentrateur ne nous avait pas mis le nez dessus, on n'aurait jamais remarqué la tombe.
— On n'est toujours pas sûr que ce soit bien la tombe. »
Comme pour la contredire, un homme surgit du brouillard. Elle pointa son fusil dans sa direction, mais ce n'était qu'une statue de grès à demi mangée par le temps. La moitié du visage lui manquait, et une liane s'était enroulée autour de son cou, mais l'homme portait encore fièrement son demi-heaume, mains posées sur un bouclier.
« Je vous présente sire Galahad, chevalier de la table ronde. »
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