21. Rygor
Toute à sa conversation avec le pont d'Arcs, Sunday en oublia presque le but de sa mission.
Celui-ci revint sous la forme d'une voix froide, impersonnelle, dans un haut-parleur au timbre métallique.
Avancez jusqu'à la porte.
Patientez.
Entrez dans le sas de décompression.
Patientez.
Sortez du sas de décompression.
Déposez vos vêtements pour incinération.
Entrez dans le sas de stérilisation.
Patientez.
Sortez du sas de stérilisation.
Récupérez les vêtements sur votre droite.
Entrez dans la salle de scan.
Patientez.
Sortez de la salle de scan.
Entrez dans la salle d'attente.
Veuillez revêtir le masque à oxygène.
Patientez.
Elle ne put s'empêcher de jeter un regard las en direction de la sphère noire protubérante fichée dans le plafond métallique comme une perle incrustée, le dispositif regroupant caméra, scanner à rayons X, détecteur de métaux, et bien sûr, le haut-parleur.
Le sol et les murs étaient faits d'un même plastique râpeux au toucher, comme un moulage de mauvaise qualité. Elle s'assit en tailleur, faute de chaise, en attendant qu'on vienne la chercher. L'attente pouvait durer des heures ; ce temps appartenait désormais aux Gharíen, et ils ne se priveraient pas d'en faire usage.
Contre toute attente, son interrogateur fut plus prompt à se manifester que Vérité, et au bout d'une minute, elle fit face à son premier Gharíen.
Il la dépassait de deux têtes et faisait sans doute deux fois son poids, à en juger par sa largeur d'épaules. Sa peau oscillait entre le grisâtre et l'indigo selon la quantité de kératine, qui s'amoncelait sur son torse et sur ses bras en larges plaques défensives. À son cou presque inexistant pendait un pectoral décoratif en platine. C'était son seul vêtement, hormis une sorte de short de plage.
Il avait croisé ses bras de nage en état de repos. Ceux-ci étaient larges et cuirassés ; un seul coup de ses mains griffues aurait pu arracher la tête d'un humain. Ses bras de préhension, attachés plus bas sur son torse, étaient plus courts, pourvus de mains fines et anguleuses.
Son visage disparaissait sous les trois plaques de corne de son front et de ses joues. Son nez était quasiment absent, mais ses yeux larges et sombres, capables de percer les ténèbres des profondeurs marines. Une bave translucide suintait sous ses aisselles, où se nichaient ses branchies intercostales.
« Bienvenue dans le système Alcyon, amirale Sunday-sen. Mon nom est Rygor. »
Il prit place devant elle et posa ses mains fines sur ses genoux ; même assis, il la dépassait largement. Sunday avait déjà vu des Gharíen sur d'innombrables films holographiques, et même dans une simulation d'Interface Mentale, mais aucun de ces supports ne rendait vraiment compte de la présence écrasante d'une telle créature, en tout points supérieure aux autres almains sur le plan biologique. Car sa voix plutôt fluette ne tenait qu'à la conformation de ses cordes vocales ; Rygor avait des poumons gros comme deux fois les siens.
« Rygor, répéta-t-elle. Il me semble avoir déjà entendu parler de vous. Vous êtes l'un des diplomates chargés des relations avec la Conférence, c'est bien cela ? »
Au travers du masque à oxygène, sa voix prenait une tonalité nasillarde insupportable. Mais elle n'avait pas le choix. Les gharíen étaient adaptés à Leto et respiraient un air moins riche en dioxygène, à hauteur de treize pour cent. Étant donnée sa constitution robuste, Sunday aurait pu s'y habituer avec le temps. Mais de temps il n'était point ; ce n'était pas une randonnée dans les montagnes, mais une course contre la montre.
« C'est cela, répondit-il d'un air ennuyé. Nous sommes assez peu nombreux. »
Il émit un bruit de claquement de langue.
« Vous avez l'air indisposée, amirale Sunday-sen. Je comprends que la vue d'un Gharíen soit quelque peu... impressionnante pour vous. Il me semble également que mon odeur doit vous paraître insupportable. Toutefois, je suis habitué à traiter avec la Conférence, et ce ne sera pas le cas de tous ceux que vous croiserez sur votre chemin. J'espère que vous saurez... vous habituer.
— Votre apparence est le cadet de mes soucis, Rygor-sen. J'ai eu un voyage mouvementé.
— Voilà qui est curieux. »
Les Gharíen étaient le groupe almain le plus jeune de l'Omnimonde. Un pur produit d'ingénierie génétique conçu par des alephs fous au XXIIe siècle. Ils étaient partis de la Terre pour coloniser la planète Leto, dans le système Alcyon, avec les Gharíen dans leurs soutes. Mais à la prise de contact entre Leto et la Conférence, plus d'alephs. Juste des Gharíen.
Ils avaient renversé la tyrannie douce de leurs pères mécaniques.
Dès lors, plus aucune machine consciente n'était admise dans le système Alcyon ; si la guerre devait éclater un jour entre l'Empire Gharíen et la Conférence, ce serait sur cette base.
« Pourquoi êtes-vous venue ici, Sunday-sen ?
— Je suppose que l'extinction des étoiles a aussi touché l'Empire, et qu'elle ne vous a pas échappé. »
Cette réponse sembla lui déplaire au plus haut point ; Sunday entendit un nouveau claquement de langue et un soupir qui ressemblait au relâchement d'une soupape.
« Pourquoi avez-vous évité ma question, Sunday-sen ? »
Ce n'était pas ce qu'il attendait ; si elle avait retenu une chose sur les Gharíen, c'est bien qu'ils étaient intransigeants sur ce point.
« Notre univers est en danger, Rygor-sen. À l'heure où nous parlons, de nombreux mondes de la Conférence ont été engloutis ou sont en passe de l'être. Je gage qu'il en sera de même dans l'Empire. Face à ce qui nous attend, nos inimitiés passées ne sont que des broutilles. Dans de telles circonstances, nous avons besoin de nous unir. Nous avons besoin de l'aide de tout le monde, et sans nul doute, de la vôtre. »
Son discours ne sembla pas éveiller un grand intérêt chez le Gharíen. Il attendit un certain temps avant de répondre en la fixant intensément de ses grands yeux noirs. Un temps qu'elle n'avait pas, que la Conférence n'avait plus, mais que l'Empire se donnait encore pour garder la face.
« Non, Sunday-sen, asséna-t-il enfin.
— Pardon ?
— Dans les temps de crise, nous n'avons pas besoin de tout le monde. Nous n'avons besoin que des meilleurs. Il est évident que les conflits qui nous ont opposés, et qui nous opposent encore, sont de piètre envergure face à la menace qui pèse sur nous. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'ils doivent être effacés – seulement résolus.
— Que dois-je en conclure ?
— Ce que vous souhaitez. »
Sunday posa ses mains à terre et approcha son visage de celui du Gharíen, qui demeura impassible.
« Vous seriez donc prêt à lancer votre grande offensive contre la Conférence, juste parce qu'une plus grande guerre vous attend au tournant ? Parce que vous estimez l'Empire le mieux placé pour mener cette guerre ? Faites, je ne vous empêche en rien. D'ailleurs, nous venons de dissoudre le blocus du système Alcyon. De l'autre côté du pont, il n'y a que mon vaisseau, l'Antartica, une bagatelle face à votre flotte. »
Rygor pencha sa tête de droite à gauche, comme s'il souhaitait évacuer l'eau de ses oreilles. Mais il n'avait pas d'oreilles, seulement deux membranes épaisses de chaque côté de sa tête.
« Vous vous méprenez, Sunday-sen. Je ne suis qu'un diplomate. Il n'est pas dans mon rôle de prendre des décisions politiques. Je n'ai fait que vous exposer un certain point de vue.
— Ce point de vue est-il celui de l'Empereur ?
— Présentement, oui. Mais, parce que l'Empereur pense qu'il revient aux meilleurs de prendre la tête, il a appelé Gandar, son Dauphin, à passer l'Épreuve. »
Le déroulé de leur conversation, qui se concluait sur cette information capitale, laissa Sunday perplexe. Ils se situaient bien, l'un et l'autre, de chaque côté d'une barrière culturelle plus profonde que celle du langage.
« L'Épreuve aura lieu demain, Sunday-sen, et je vous propose de nous rendre tous les deux sur Leto afin d'y assister. L'Empereur a expressément demandé que vous veniez rendre compte, ou bien de son triomphe, ou bien de sa défaite. Considérez cela comme un gage de notre bonne volonté vis-à-vis de la Conférence des Planètes.
— Ce sera un honneur, dit Sunday.
— Entendu. Je vais vous laisser patienter ici pendant que nous préparons notre transport. »
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