11. Quatorze degrés sous terre
Comme aux temps du premier Déluge, ils s'enfermeront sous terre pour échapper au vent, et ils échapperont au vent.
Mais une obscurité, semblable à celle descendue des étoiles, montera des abîmes, et ils seront cernés.
Parole de l'Oracle
Pour un ex-directeur du Bureau devenu l'ennemi numéro 1 de la Terre après un mandat d'une demi-journée, on aurait pu imaginer pire prison qu'un monastère sur les contreforts de l'Himalaya. Mikhail s'assoupit durant le trajet, rêva que le pentacoptère atterrissait dans la neige et qu'aussitôt descendu, le délégué général de l'ONU lui passait des menottes aux poignets.
Quand il se réveilla, l'appareil était de nouveau passé en mode rotor et entamait sa phase de descente.
Mikhail devina à peine le bâtiment à l'abandon et ne put se faire une idée de sa taille. Il repéra un convoi de dizaines de camions qui roulaient sur une route de montagne, leurs phares perçant à peine le brouillard neigeux. Les agents du B2 avaient disposé des projecteurs dans une des cours du monastère, pour permettre au pentacoptère d'atterrir. Le pilote grommela quelque chose à propos de la neige, puis fit descendre l'appareil en douceur.
Tous ces minuscules signes d'activité almaine étaient écrasés par la présence de la montagne.
Visible tantôt par les reflets de ses pentes neigeuses, tantôt par l'absence d'étoiles, elle semblait animée d'un mouvement ; une avalanche de roche qui engloutirait en premier lieu le monastère, Mikhail, puis toutes les vanités almaines. Ainsi la vie dans ce lieu reculé devait-elle encourager l'humilité.
L'almain doit-il se sentir petit face à la montagne, ou grand de la tutoyer sur son propre terrain, et de lever les yeux jusqu'à son sommet ? Malgré des milliers d'années de philosophie, personne n'avait apporté une réponse finale à cette question.
Ocel poussa la porte coulissante du pied et des flots de neige envahirent l'habitacle. Mikhail camoufla son visage dans son manteau et se laissa guider par l'agente B2 dans la tempête. La cour avait été sommairement dégagée pour permettre au pentacoptère de se poser, mais la neige manqua de le faire glisser.
Une porte claqua. Un silence relatif, ponctué de bruits de pas, accueillit le directeur du BPS. Il se découvrit et secoua son manteau. Ils se trouvaient dans une salle basse de plafond, encombrée par de lourdes tables que les agents avaient poussées sur le côté. Une invasion d'araignées s'était propagée entre les poutres, dont les toiles brillaient sous l'éclairage des projecteurs installés par le B2. Malgré tous ces signes d'abandon, l'endroit était en bon état.
« Ah, vous voilà ! »
Indrasena Ramanian franchit la salle d'un pas vif et les salua familièrement.
« Vous avez l'air perdu, directeur-sen. Est-ce que l'agente Ocel vous a expliqué où nous sommes ?
— Dans un monastère au Népal.
— Hum. Je vais vous montrer. »
Des câbles électriques accrochés aux murs balisaient tous les couloirs empruntés par les agents du B2, qui traversaient le bâtiment par petits groupes, accompagnés de robots porteurs de charges.
« Vous n'imaginez pas quelle opération logistique cela représente. Se procurer des embryons a été étonnamment facile : on a réquisitionné le plus grand labo de biotech de Bangalore, et ils devraient arriver par pentacoptère d'ici peu. En revanche, pour les animaux sur pied, c'est chou blanc jusqu'à présent. Et je ne vous parle pas des insectes. J'ai dix écologues sur le coup qui s'arrachent les cheveux. Il s'avère que c'est difficile de garder des insectes en vie dans une bulle écologique. Je ne garantis pas qu'on aura plus de cinq espèces de mouches. »
Mikhail croyait vivre un mauvais rêve, accompagné d'une gêne immense. Ramanian avait-elle compris que la bulle écologique devait être une boîte scellée, et que toute la surface de la Terre serait bientôt condamnée ?
« Pourquoi ici ? Pourquoi ce monastère ?
— À cause de Quatorze.
— Quatorze ?
— Ah, je conçois que cela puisse vous paraître bizarre si vous n'êtes pas au courant. »
Ils franchirent une porte ouverte et le bois du monastère laissa place à un couloir en béton, éclairé par des spots vétustes. Mikhail comprit qu'ils étaient entrés dans la montagne. Des indications avaient été pochées à la peinture rouge sur les murs, mais elles n'étaient même pas traduites en panterrien. Au bout du couloir, un ascenseur ouvrit ses lourdes portes pour laisser entrer un des transports de matériel. Indrasena fit un signe pour qu'on les attende.
« Nous sommes dans les années 2040. La seconde guerre froide bat son plein. À tout moment, le Sultan de l'Empire Néottoman, le secrétaire général du Parti Communiste chinois, ou l'un des chefs d'état de la coalition occidentale peut décider d'appuyer sur un bouton rouge qui signera l'anéantissement mutuel – et l'hiver nucléaire. À cette époque, l'Inde, leader des non-alignés, occupait le Népal suite à un conflit frontalier. La guerre froide durait depuis dix ans lorsqu'ils décidèrent de construire Quatorze. Ou plutôt, de la creuser. Le projet initial prévoyait d'abriter dix mille personnes pour un an. Mais les armes des différentes parties du conflit étaient si terrifiantes que la vie même sur Terre s'en trouvait menacée. C'est pourquoi les ingénieurs de Quatorze mirent au point, pour la première fois, une bulle écologique complète. Elle a été maintenue dix ans, puis abandonnée peu avant la fin de la guerre. »
La descente dura plusieurs minutes ; les portes s'ouvrirent avec un crissement insupportable de vieux métal. Indrasena les emmena tous deux dans un embranchement de couloirs de béton. Malgré ses presque trois siècles d'âge, il avait gardé toute son étanchéité.
« L'air s'est réchauffé, non ? demanda Mikhail.
— L'emplacement de Quatorze a été choisi pour plusieurs raisons. Il fallait un endroit où l'on puisse creuser rapidement un ensemble de cavités de grande taille, excaver les roches sans trop de difficulté, sans être trop proche de la surface. Si de l'eau de l'extérieur s'infiltrait dans la ville, elle aurait pu être contaminée par des retombées radioactives. Quant à la température, l'isotherme est de quatorze degrés. Cela permet de dédier l'énergie du réacteur à la production de lumière.
L'okrane vit que le tunnel prenait fin. Ils aboutirent sur une sorte de large plate-forme, qui débouchait sur deux rampes parallèles, ainsi que des escaliers. Les projecteurs minables installés par le B2 laissèrent place à des lueurs lointaines et puissantes, d'un blanc plus doux, plus énergétique. Celles-ci formaient un maillage régulier suspendu au-dessus de Quatorze, comme une assemblée de petits soleils cousus sur son ciel artificiel.
« La ville n'a jamais été durablement occupée, dit Indrasena, et ses capacités ont été réduites. Mais si tout le matériel que j'ai commandé nous parvient, nous pourrons loger ici entre deux et trois mille personnes. Pour une très longue durée. »
Mikhail cligna des yeux plusieurs fois, aveuglé par les soleils, tandis qu'il essayait d'estimer la hauteur du plafond. Une soixantaine de mètres. Ils venaient d'entrer dans une bulle large de quatre cent mètres au moins, creusée dans les fondations de l'Himalaya, et ce n'était, devinait-il, qu'une des multiples alvéoles de Quatorze. Ces dimensions titanesques lui donnèrent de l'espoir, puis il baissa les yeux vers la ville vers laquelle descendaient les rampes, et n'y vit qu'un lavis de gris sec et désertique. Des bâtiments sans usage dispersés au hasard, abandonnés, faits de ce béton cru qui seul avait résisté au temps, tandis que les vitres se brisaient, que les arbres s'asséchaient dans leurs jardins et dépérissaient. L'air avait une légère odeur de mousse et d'humus ; car à Quatorze, après le départ des hommes, les champignons et les moisissures avaient occupé le terrain.
Indrasena remarqua le contrecoup de ses attentes. Elle déploya les deux bras pour embrasser tout ce pâté grisâtre dans lequel circulaient des agents B2 et des ouvriers, et ajouta d'un air enjoué :
« Ça ne ressemble à rien pour le moment, mais c'est abandonné depuis longtemps. L'important, c'est qu'on ait réussi à mettre le réacteur en marche. »
Elle désigna du doigt une structure située tout au fond de la bulle, qui semblait encastrée dans la paroi rocheuse
« Quatorze est équipée d'un réacteur à fission nucléaire à sels fondus, qui permet de démarrer un petit réacteur à fusion. La moitié de l'énergie est utilisée pour les luminaires. L'autre moitié part dans le chauffage d'appoint et les divers outils électriques dont on aura besoin. Les câblages ont pris de la bouteille, mais comme vous pouvez le constater, les soleils brillent. »
Indrasena frappait par sa compétence, mais Mikhail craignait à tout instant de mettre le doigt sur un facteur primordial qu'elle aurait omis, qui mettrait tout le projet à l'eau.
« Les arbres... les plantes... il n'y a encore rien. Comment vont-ils survivre ? »
Il ne comptait pas lui-même faire partie des pionniers de cette ville souterraine. De son point de vue, après avoir sauvegardé ici l'avenir de la civilisation terrestre, il remonterait à la surface pour lutter – contre qui, ou contre quoi, cela restait à définir.
« Vous avez raison, nota Indrasena. On a allumé la lumière, mais tout le biotope que les indiens avaient installé ici est mort, à l'exception des champignons et des algues qui ont colonisé les réserves d'eau. Il faudra environ dix ans pour installer ici une bulle écologique qui puisse supporter trois mille humains – et ils seront strictement végétariens. Mais l'avantage des arbres, c'est qu'ils poussent tous seuls. Il suffit de remplir les bulles de biomasse. De la terre, en quelque sorte, mais pas seulement, je ne vais pas rentrer dans les détails. Et il suffit d'attendre.
— Mais auront-ils dix ans de vivres devant eux, avant que la bulle ne puisse les maintenir en vie ?
— Non, bien sûr que non. C'est là qu'une technologie primordiale entre en jeu : le frigo. »
Indrasena sembla chercher celui-ci du regard, mais il ne se trouvait pas dans leur champ de vision.
« La cryostase n'existait pas en 2040, mais aujourd'hui, on sait maintenir un être almain en état de semi-vie pour environ dix ans. J'ai commandé trois cent cryotubes. Les colons de Quatorze se relaieront pour superviser la croissance des plantes, avec l'aide de quelques IA pré-Turing. Ce seront les trois cent passagers de Quatorze ; quand ils se réveilleront, ils vivront dans un monde capable de supporter trois mille humains pour des siècles. Et qui sait, peut-être que dans deux cent ans, le Soleil sera revenu. »
Mikhail hocha la tête.
Le plus dur restait à faire.
Qui seraient les trois cent élus ?
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