9. L'autre moi dans le miroir
Je suis arrivée sur Terre à l'âge de trois ans. Je n'ai que peu de souvenirs de Mars et j'ignore s'ils sont vrais, ou si je les ai inventés. J'avais deux ans environ et je passais beaucoup de temps à l'hôpital fédéral d'Atome, dans le service de nanochirurgie réparatrice.
On voyait des choses effrayantes dans les couloirs du service, et je continue encore d'en faire des rêves, même si je ne sais plus s'il s'agit de vraies personnes que j'ai rencontrées à l'époque, ou de monstres inventés. Mais le plus inquiétant de tous ces monstres, c'était moi.
Je me souviens du bureau du chef de service. Il était plein de curiosités intrigantes pour un enfant, mais je me rappelle surtout d'une vitrine incrustée dans le mur, avec un squelette fossile d'acéphale martien. L'idée qu'une vie extraterrestre avait vu le jour sous nos pieds, quatre milliards d'années plus tôt, dans les lacs souterrains de Mars, me fascinait. Je suppose que les acéphales sont pour les enfants martiens ce que les dinosaures sont aux terriens.
Le chef de service était un vieil okrane, je n'en avais jamais vu d'aussi âgé. Maintenant, je me demande s'il n'avait pas une maladie dégénérative stabilisée. Il avait d'épais sourcils argentés qui tressautaient à chacune de ses phrases.
Il y avait dans son bureau une sorte de grand miroir, de taille almaine, avec un panneau de contrôle numérique. Je ne comprenais pas très bien l'usage de cet objet. Lors de la troisième ou de la quatrième phase des opérations, le médecin m'a reçue dans son bureau, il m'a demandé de rester debout devant le miroir.
J'avais la gorge sèche et les idées embrumées, à cause des nanomachines chirurgicales et des antidouleurs. Mais je me souviens nettement de mon reflet dans cette vitre grise. On aurait dit que quelqu'un m'avait donné un coup de poing dans le visage, si violent que mon arcade sourcilière droite s'était enfoncée, que mon front s'était affaissé. Mon œil invalide formait une petite bille opale sous une paupière enflée.
Le chirurgien a commencé à m'expliquer le déroulé des opérations. Ou peut-être parlait-il pour ma mère. Je ne sais plus si elle était là avec nous. Comme il parlait, mon reflet dans l'écran se mit à changer. Je n'écoutais pas ce qu'il disait, je regardais cette okrane dans le miroir. Les articulations confuses de mes bras se remettaient en place. Des doigts se collaient sur mes mains incomplètes. Mon arcade sourcilière remontait et mon deuxième œil s'ouvrait entièrement. Je désirais être la personne de cette simulation, tout comme la petite sirène qui rêve de sortir de l'océan. Mais j'en avais peur également. Car quelles que soient les paroles rassurantes des adultes, je devais accepter de disparaître. Quand je me réveillerais, je serais une nouvelle okrane.
Entretien d'évaluation psychologique – BPS, 2381
Lanthane entendit les officiers de police crier en déboulant dans sa chambre.
Elle se trouvait à trente mètres d'altitude au moins, bras et jambes écartés, agrippée aux renflements des poutres de métal. Son pire ennemi n'était pas la gravité, mais le vent qui s'infiltrait entre elle et la façade. Il pouvait l'en arracher à tout moment, comme l'étiquette d'un pot de confiture qu'on décolle du bout de l'ongle.
De fait, et malgré le nanoscope, tomber de cette hauteur impliquait de devenir une sorte de confiture anonyme, et Lanthane ne parvint pas à ôter cette image de son esprit.
>Accès au réseau local du bâtiment< indiqua le nanoscope.
Ne te fais pas prendre.
Mais les gendarmes du Starnet, des IA pré-Turing, auraient toutes les peines du monde à remonter la trace du nanoscope, puisque ses émissions originaient d'un dispositif absent de leurs bases de données : Lanthane en équilibre au-dessus d'une ligne de tramway. Et face aux processus soupçonneux du réseau local de l'immeuble, il n'hésitait pas à inonder leurs routines antivirus de certificats approuvés par la Direction Générale du BPS, comme si Lanthane utilisait son passeport diplomatique pour emprunter un livre dans une bibliothèque.
Le nanoscope ayant cartographié l'hôtel, il lui indiqua une voie de sortie prometteuse, et une fenêtre à quelques mètres se mit à clignoter en vert.
Avec délicatesse, Lanthane fit glisser le bout de sa chaussure sur la corniche large de deux centimètres qui supportait tout son poids. Elle entendit une voix rugir dans son dos par-dessus le sifflement du vent.
« Lanthane, vous êtes en état d'arrestation ! »
Suspendu derrière elle, le drone de la taille d'un gros corbeau noir continua de l'invectiver ; ses hélices vrombissaient comme un nid de frelons dérangés. Ce fut à ce moment que Lanthane glissa. Son pied quitta la corniche, le deuxième suivit, elle se cassa un ongle, et tandis que le verre couinait contre ses paumes, la chute absorba ses pensées, comme si son esprit y précédait son corps. Sa carrière prometteuse comme agent d'investigation du BPS se finirait en flaque de marmelade.
La race des okranes ayant été conçue en laboratoire par des savants humains au milieu du XXIe siècle, il était inévitable que des erreurs se cachent dans leur code génétique. Et Lanthane était née si malformée que sa vie tenait peut-être du miracle. La chirurgie martienne avait corrigé l'angle de son bras, remodelé son nez, reconstruit son deuxième œil ; le nanoscope avait gommé les irrégularités de sa peau. La banalité de son apparence était une victoire. Elle n'y transigeait que par hommage aux okranes du XXIe siècle : elle teignait souvent ses cheveux en vert pomme, en turquoise, en orange vif ; car on avait coloré ainsi les premiers servants de l'humanité, comme des sucreries, par stratégie marketing.
C'est pour ça que mon corps n'a pas rejeté le nanoscope, songea-t-elle brusquement. J'ai déjà été envahie de nanomachines. Aussi bien physiologiquement que psychologiquement, je suis habituée à leur présence. Je sais qu'elles sont là pour m'aider.
Cette révélation hors de propos la laissa perplexe, telle une mathématicienne résolvant la conjecture de Goldbach en mangeant un burrito.
Tous ces efforts, toutes ces batailles contre elle-même, contre l'héritage de son espèce, contre son histoire, tout cela pour finir écrasée sur un trottoir de Paz. La vie était injuste.
Lanthane se sentit ralentir.
Elle ne tenait plus à l'immeuble que par sa main droite, posée à plat sur le verre noir, qui glissait dans un bruit effrayant et laissait derrière elle de longues griffures blanchâtres. Elle n'avait pas de griffes assez solides pour les planter dans le verre, mais le nanoscope, si.
D'un coup d'épaule, Lanthane se remit en place et posa sa main gauche. Des milliers d'aiguilles et de crochets invisibles, qui traversaient sa peau, attachèrent sa paume à la surface lisse. Ses pieds rencontrèrent une nouvelle aspérité, qui lui offrit une demi-seconde de stabilité.
Notifiés de l'intervention en cours, les bus automatiques de Paz avaient changé leur itinéraire ; la rue vingt mètres plus bas grouillait désormais de voitures de police. Les agents lui criaient des ordres à l'aide de haut-parleurs directionnels. Deux autres drones s'envolaient dans sa direction. Lanthane frappa du poing sur la vitre ; le nanoscope s'infiltra dans les fissures du verre. Elle prit de l'élan, cogna de l'épaule et roula au milieu de la pièce, qui se trouvait être une chambre inoccupée.
À ce stade, Lanthane avait enfreint une dizaine de lois et de conventions internationales. En visio avec une huile du BPS, Mikhail se faisait sermonner en direct, tandis qu'ils suivaient la fuite de l'agente sur les caméras de la police – espérant tous deux qu'elle s'en sortirait.
Il lui suffisait d'atteindre la mésosphère, zone neutre placée sous la seule juridiction du BPS, qui mettrait un point d'honneur à traîner des pieds pour la laisser filer.
C'était si proche. Cinquante kilomètres à peine.
De nouveaux mouvements apparurent dans son champ de vision, mais ce n'étaient que des robots de nettoyage pré-Turing. Aussitôt colorés en bleu par le nanoscope, ils la laissèrent passer avec une superbe indifférence. La porte était déjà ouverte. Lanthane suivit le chemin indiqué dans son champ de vision.
Trouve-moi une voiture.
>Effectué. Un véhicule de location a été déverrouillé sur le parking du personnel.<
>Attention, le certificat de sécurité utilisé expirera dans trente minutes.<
Combien de temps avant d'atteindre l'astroport ?
>En respectant les réglementations de vitesse, cinquante minutes.<
Il y a beaucoup de circulation en ce moment ?
>Les zones à traverser sont classées en : vert.<
Parfait.
>Attention : des drones d'intérieur ont été déployés dans le bâtiment.<
Est-ce que tu peux les pirater ?
>Non. Ils sont commandés par la police de Paz en tunnel sécurisé.<
Je vais encore casser du matériel public, se dit Lanthane. Après ça, ce sera difficile de revenir faire du tourisme.
Un drone se matérialisa derrière l'angle du couloir, par transparence. C'était un assez vieux modèle, un gros bourdon blindé pourvu de senseurs à peine aussi performants que des yeux humains. Lanthane accéléra, sauta, rebondit contre le mur et envoya son pied dans l'appareil. Contre toute attente, sa chaussure tint le coup.
Suivant le fil rouge de sa fuite, elle descendit un escalier de secours en deux bonds par étage. Le temps passant, la police déploierait de plus en plus d'unités ; des pentacoptères pouvaient débarquer d'une minute à l'autre. Comme la piste virtuelle tracée par le nanoscope franchissait une balustrade de béton, Lanthane sauta sans même regarder ce qui l'attendait en contrebas. Elle enfonça le toit d'un véhicule utilitaire, bondit au sol, rejoignit la voiture déverrouillée.
Conduire une voiture en l'an 2387 était aussi saugrenu que d'avoir à piloter soi-même un avion. L'habitacle modulable à quatre places, posé sur deux paires de roues apparentes, n'avait ni volant, ni pédales, ni moniteur de contrôle. Le nanoscope en fit apparaître un pour elle sur le pare-brise avant, dont elle ne sut s'il provenait de la voiture, ou de son propre cortex.
>À cause des limitations de vitesse, il est impossible d'utiliser le logiciel de pilotage. Tu as le contrôle manuel.<
Vérifie que personne ne nous suit.
Lanthane démarra. Aucune barrière ne fermait le parking, mais de nombreux yeux électroniques brillaient dans la pénombre.
>Tu es actuellement suivie par : deux pentacoptères de la police de Paz, six voitures, douze drones, dont deux drones d'intervention.<
Ça ne s'arrange pas.
>D'autres unités sont en chemin. Ta capture est devenue une priorité absolue.<
Est-ce que la police est à l'astroport ?
Lanthane vira pour éviter un bus qui roulait à vide. Deux piétons qui attendaient au feu rouge la regardèrent passer, au double de la vitesse autorisée, d'un air ahuri.
>L'astroport n'est pas sous juridiction de la police. Toutefois, des agents du BPS ont été appelés en renfort et Paz a interdit le décollage d'appareils réguliers, jusqu'à nouvel ordre.<
Il ne nous reste plus qu'à trouver un appareil irrégulier.
>Un seul vaisseau de transfert orbital privé est actuellement à quai à l'astroport de Paz.<
Qui en est le propriétaire ?
>D'après la carte d'enregistrement, un certain Socrate.<
Qui est-ce ? Est-ce que le Bureau connaît quelqu'un avec ce nom ?
>Socrate est un philosophe grec ayant vécu à Athènes au cinquième siècle avant l'ère moderne. Il s'agit d'une figure majeure de la philosophie morale, qui...<
Depuis quelque temps, Lanthane se savait suivie par un drone, tel le dormeur qui entend le bourdonnement odieux d'un moustique en chasse, sans jamais pouvoir localiser cet assaillant perfide. Le bourdon vrombissant surgit sur sa gauche en une explosion de luminescence rouge ; il était armé et prêt à faire feu pour immobiliser son véhicule. Lanthane se baissa et fit une embardée ; le drone traversa la vitre, percuta les sièges, arracha des lambeaux de mousse et emporta le toit de l'automobile, avant de s'écraser sur la chaussée.
La voiture éventrée s'immobilisa, car les freins étaient l'un des seuls dispositifs qui répondaient encore. Jugeant qu'il avait accompli l'impossible et plus encore, le système de bord s'éteignit dans un dernier sursaut de messages d'erreur paniqués.
>L'astroport est à : deux cent cinquante et un, mètres.< annonça le nanoscope avec une diction excessivement temporisée, qui le faisait ressembler à un professeur de philosophie.
Lanthane bondit hors du véhicule et se mit à courir.
« Lanthane-sen, ceci est la police de Paz. Vous faites l'objet d'une procédure d'arrestation. Au nom de la loi, arrêtez-vous ! »
Le domaine de l'astroport, situé en périphérie de Paz, s'étendait sur plusieurs kilomètres. Au-delà de la clôture et de sa rangée de lampadaires passifs, les premiers hangars apparaissaient dans des auras de brume lumineuse. À distance, les rampes de lancement pour navettes ressemblaient à des doigts pointés vers le ciel.
Mains, ordonna-t-elle.
Les nanomachines cachées dans son épiderme coulèrent de ses pores, comme des fourmis innombrables, qui formèrent une toile tenue par des forces électrostatiques. Alors que les premières balles électriques crépitaient autour d'elle, Lanthane referma ces gants indéchirables sur les barbelés de la clôture, qui grincèrent en protestation ; elle sauta de quatre mètres en se rattrapant d'une roulade.
Qu'est-ce que tu me disais, sur Socrate ?
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