58. Le fortin
Celui qui a tout vu
celui qui a vu les confins du pays
le sage, l'omniscient
qui a connu toutes choses
celui qui a connu les secrets
et dévoilé ce qui était caché
nous a transmis un savoir
d'avant le déluge.
Il a fait un long chemin.
De retour, fatigué mais serein,
il grava sur la pierre
le récit de son voyage.
Épopée de Gilgamesh, Trad. Abed Zarié
En ces temps-là, le lieutenant Biggins veillait sur un fortin abandonné, dans un recoin si obscur de la planète Ferval que ni la Conférence des Planètes, ni Diel, ni même le grand archevêque kaldariste qui dirigeait ce bout de continent, et dont les coffres payaient pourtant la solde de Biggins, n'en avaient entendu parler.
Pourquoi s'intéresser au lieutenant Biggins ? La question est légitime. C'est que les Biggins sont légion dans cet univers, et pourtant, on s'intéresse trop peu à leur sort. On ne leur donne jamais la parole, comme s'ils allaient nous dire quelque chose que nous redoutons d'apprendre. Car les Biggins sont des hommes prisonniers d'une éternelle attente, qui savent bien que cette attente a assez duré, mais qui savent aussi qu'ils n'ont rien d'autre à faire et qui attendent faute de mieux, jusqu'à leur mort. Les Biggins attendent le bus, même s'il est en grève jusqu'au lendemain. Les Biggins attendent la promotion qui sera accordée à leur collègue de bureau, qui a les dents plus blanches qu'eux et qui, lui, a rendu son dossier à temps. Les Biggins attendent que leur conquête d'un soir leur envoie un message, et les Biggins consultent leur téléphone portable mille fois par jour ; à ceci près que le Biggins sur lequel nous avons jeté notre dévolu vivait à l'ère de la vapeur et du charbon, sur Ferval, et qu'il ne faut mettre ni la charrue avant les bœufs, ni le téléphone avant la charrue.
La vie de Biggins était si représentative de la marche du monde que le monde, s'il avait pris conscience de l'existence de Biggins, se serait dit qu'il pouvait tout aussi bien arrêter de marcher, qu'un Biggins suffisait et qu'on avait tout dit. Heureusement pour nous, ce n'était pas encore arrivé.
Ce Biggins-ci était un homme replet, bedonnant, au corps aussi bien nourri que son esprit était pauvre. Depuis dix ans, en poste seul dans ce fortin désert conçu pour une garnison de cinquante hommes, il attendait qu'une invasion barbare surgisse à l'autre bout d'un désert de cailloux dont on ne savait trop s'il faisait partie de l'empire, s'il en était la frontière ou s'il appartenait à quelqu'un d'autre. Aussi Biggins, lorsqu'il faisait tous les matins le tour du fort, ressentait-il un léger frisson en s'imaginant fouler une terre ennemie, dont les guerriers à cheval se découperaient tantôt entre les montagnes, l'horizon et Sol Ferval, le regard grave et le sabre au clair.
Si invasion il y eût, fort Biggins n'aurait duré que le temps que les barbares franchissent cette ancienne mer asséchée sans se prendre les pieds dans les galets, car la porte était toujours ouverte, Biggins n'ayant plus la force de la refermer chaque matin après son tour de garde.
Assis dans une chaise confortable, le fier lieutenant lisait un livre ennuyeux pour l'aider à passer le temps, les mémoires du brillant alchimiste Zoul' Stamoch, un homme du passé qui n'avait été ni brillant, ni alchimiste, hormis dans ses mémoires. Après Zoul'Stamoch, Biggins passerait sans doute à celles d'Adrian von Zögarn, mais il n'en était qu'à la dixième page et déjà, Zoul' Stamoch s'étendait sur une sombre affaire de vol de poires dans son village d'enfance, qu'il reliait à une influence démoniaque, car le démon était à Zoul'Stamoch ce que la névrose était à Freud – un autre penseur des temps passés, idéal pour les soldats abandonnés dans des forts vides en bordure d'un désert de galets.
Biggins avait cherché d'autres occupations, mais les autres occupations ne voulaient pas de lui. Il avait commencé à écrire un livre, mais s'était arrêté à la dixième page, faute de savoir ce que contiendrait la onzième. Il avait commencé à jouer de la guitare, mais sa guitare n'ayant jamais été accordée, toute sa musique était demeurée décalée d'un quart de ton. Il avait essayé de chanter, mais sa voix n'avait pas attendu dix ans pour prendre ses affaires, le quitter et devenir la vedette d'un cabaret citadin.
Biggins bramait.
Des draps séchaient dans la cour du fort. Biggins vivait ici avec sa femme, madame Biggins. Madame Biggins s'occupait de faire la soupe, monsieur Biggins s'occupait de ne rien faire ; une division du travail certes inégalitaire, mais dont la simplicité avait, curieusement, toujours convenu à Biggins. Tous les mois, un vieil hibou du service de ravitaillement, monté sur un cheval osseux, apportait à fort Biggins des choux et des pommes de terre. Les jours pairs, madame Biggins cuisinait une soupe aux choux ; les jours impairs, une soupe de pommes de terre. En dix ans de vie commune, jamais le lieutenant Biggins n'avait eu à se plaindre de ce service.
La vie de Biggins ressemblait à une farce. Mais alors que les bonnes blagues ont une chute implacable, précise comme un hachoir de boucher, la vie de Biggins était une mauvaise plaisanterie, une histoire racontée en fin de soirée par un ami éméché, qui a promis au début un Everest de drôlerie, et dont on attend toujours la rigolade promise. Le commandement avait-il fait une erreur ? Très certainement. Le destin s'acharnait-il contre Biggins ? Au contraire, il l'avait oublié. Les dieux se moquaient-ils de Biggins ? C'est donc que leur humour, enfermé à double tour avec leurs desseins impénétrables, avait fermenté hors de contrôle, et était devenu impropre à la consommation humaine. Heureusement pour Biggins, les dieux avaient déserté l'Omnimonde et il ne lui restait plus pour compagnie que sa femme, Zoul'Stamoch et la soupe aux choux.
Ce jour-là, comme tous les jours depuis dix ans, Biggins attendait, et en attendant, il laissait Zoul'Stamoch faire l'analyse physique, métaphysique, philosophique, idéologique, didactique, critique, diacritique et supercritique, de cette histoire au terme de laquelle des poires avaient été volées, ce qui n'était peut-être pas bien grave, mais qui avait renversé l'esprit de l'alchimiste comme une soupière de potage aux pommes de terre.
Puis ce qui n'était jamais arrivé, arriva.
Le vaisseau le plus puissant de l'univers connu, Mjöllnir, traversa l'un des nombreux ponts d'Arcs de Stella Ferval à trois mille kilomètres par seconde, poursuivi par sept cent drones-étoiles de la Conférence des Planètes, ainsi que le vaisseau-amiral Ophelia. Les furieux poursuivants et leur proie transpercèrent l'atmosphère de Ferval, protégés par leurs boucliers thermiques, et s'écartèrent de la planète en accélérant.
L'affrontement fut tout autre du point de vue de Biggins. Une lueur éclatante, face à laquelle Sol Ferval tenait de l'ampoule à incandescence en fin de vie, traversa le ciel tel un éclair. Des centaines d'autres points lumineux suivaient, formant une nappe ondulante, et derrière eux vint un autre faisceau plus lent. Là-dessus, le ciel s'emplit d'un grondement prodigieux, qui se brisa en millions de tambours, qui continuèrent de se répercuter sur le désert, ses montagnes, les murailles du fortin, comme si le son descendu des cieux s'était installé ici et ne pouvait plus en être délogé.
Biggins laissa tomber les mémoires de Zoul'Stamoch. Il sentit que sa toute première réaction resterait dans l'histoire, et il est vrai qu'elle se trouve dans la nôtre, bien que Biggins eût de plus grandes ambitions. Son visage se convulsa dans une expression de concentration extrême qui ressemblait à une crise d'apoplexie ; il pointa son doigt boudiné vers le ciel et brama :
« C'est la fin du monde ! »
Il n'y croyait qu'à demi, comme tous ceux qu'on a vu prédire la fin du monde et qui, le soir même, finissaient sereinement leur assiette de soupe aux choux. Mais s'il avait su, Biggins aurait pu s'enorgueillir de prendre sa revanche sur ce monde qui l'avait abandonné dans un fortin absent de toutes les cartes.
Car, une fois n'est pas coutume, Biggins avait raison.
Le monde allait bientôt prendre fin.
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Et c'est la fin du livre !
Mais fort heureusement, pas la fin de l'histoire.
Dans le prochain tome -- beaucoup plus court -- nous allons remonter aux origines pour mieux sauter dans l'inconnu.
Salutations kaldaristes !
CN
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