57. La fin du voyage
Depuis des mois, nous attendions au sommet de la muraille cette horde barbare qui, disait-on, se fracasserait bientôt sur nos portes. Avec appréhension et un brin d'impatience, nous affûtions nos armes à la lueur des étoiles. Les braises de nos feux de camps se reflétaient dans nos yeux insomniaques. Nous étions certains de vaincre ; certains qu'après cette bataille, la cité serait préservée pour mille ans de plus.
Mais ce soir, l'ennemi vint.
L'ennemi ne montait pas de chevaux sauvages des steppes ; il ne portait pas de haches de guerre ; ses cheveux ne flottaient pas au vent comme un millier de bannières. Trop rares sont ceux qui le virent. L'ennemi n'était peut-être pas humain, car pour vaincre les hommes, il suffit d'un concept.
L'ennemi marcha à l'ombre de notre garde inflexible, dans l'angle mort de nos regards rivés sur l'horizon. Il s'infiltra dans nos rêves, traversa nos murs et descendit jusqu'à nos bibliothèques. Il souffla sur la flamme d'une lampe à huile, et en quelques instants, les livres brûlèrent. Car l'ennemi se moquait de notre rempart, de nos boucliers et de notre bravoure. Il voulait notre mémoire.
Lorsque le jour revint, nous étions battus, nous le savions. Nous rangeâmes nos armes avec amertume, nous descendîmes des remparts en contemplant ces lourdes portes qui, de la nuit, n'avaient pas cillé, et malgré lesquelles la horde barbare était entrée dans notre cité.
Car nous étions devenus les barbares.
Adrian von Zögarn, Contes et légendes
Lanthane n'avait jamais fait l'expérience de la traversée des mondes et du voyage astral. Lorsque Crysée la prit par la main et l'attira dans la Source du Temps, sa vue se brouilla un court instant ; le blanc uniforme du sel et le gris du ciel furet remplacés par un indigo grondant, furieux, qui fumait de toutes parts, comme en proie à un perpétuel déchirement.
La solaine examina l'okrane. D'apparence, elles étaient comme deux sœurs issues d'humanités voisines, l'une la dernière membre de son espèce, l'autre une descendante des expériences génétiques terriennes du XXIe siècle. Toutes deux étaient une fin. Lanthane était la fin de la Spirale du Temps, l'ultime incarnation d'Aléane dans l'histoire, celle qui devait parvenir à rejoindre Christophe-Nolim. Oh, une autre y était parvenue, mais la spirale n'était pas encore complète, et Aléane ne pouvait pas durer bien longtemps, comme une fleur fragile que l'on dépose dans un verre d'eau le soir et qui, le matin, s'est fanée.
Crysée était l'Annonciatrice du Déluge.
Elle serra la main de Lanthane avec force ; car elle s'accrochait non pas à elle, mais à la décision de mener le Déluge à son terme, d'ouvrir les flots de l'Océan Primordial, de libérer Ombre, Cauchemar et Typhon, et d'éteindre les étoiles. Une décision dont elle ne pouvait retracer la genèse, car Crysée avait sans doute été toujours promise à ce rôle, comme ce vêtement de roi qui attendait Arthur lorsque, victorieux des légions démoniaques, l'épée Ohn Sidh à la main, il entra dans la salle où l'on érigerait plus tard la table ronde.
Lanthane lui répondit par un regard inquiet. Elle se savait prisonnière de cette toile ; elle cherchait un moyen de lui échapper. Mais Aléane était une mortelle. Tous les tyrans qu'elle avait été capable de vaincre autrefois n'étaient, à peu de chose près, que des mortels essayant de s'élever un peu au-dessus de leur condition. Elle ne pouvait pas gagner ici.
« Regarde » ordonna la solaine.
Le Voyageur leur apparut entre deux chapes de brume. Il tendait la main vers la Source du Temps qui, de cette distance, n'était pour elles qu'un orbe bleuâtre suspendu dans la fumée exhalée par les fleuves. Le roi Arthur, le Guerrier, se trouvait plus loin.
« C'est lui, dit Lanthane. Que fait-il ?
— Il s'apprête à enlever ton âme de l'Ouroboros. Toutes tes vies passées seront alors réunies en une seule. Il n'y aura plus d'Andromède, plus de Lanthane, plus d'Écho. Il n'y aura plus qu'Aléane, la synthèse de tes sœurs, la toute première, et la dernière d'entre toutes. Celle qui ne se trouve pas dans la spirale du Temps, car elle émerge de la spirale. Celle qui n'est pas dans le Temps, car elle est le Temps, et que le Temps porte son nom.
— Pourquoi fait-il cela ? »
Lanthane fit un pas en avant, mais Crysée tenait son poignet en étau. Une peur panique prenait naissance dans son regard. Crysée se devait d'être insensible à cette peur, car elle s'apprêtait à la déverser sur des milliers de mondes.
« Pour sauver Aléane. Pour arrêter la fragmentation de son âme et l'empêcher de mourir, encore et encore, sans raison.
— Il n'a pas le droit.
— C'est lui qui t'a placée ici. Si quelqu'un doit t'en libérer, ce sera lui.
— Je dois le voir. Attends ! Attends ! » cria-t-elle par-delà les Fleuves.
Crysée fit non de la tête.
« Aléane est son rêve. Tu n'en es qu'un fragment. Tu ne peux pas lutter contre ce rêve.
— Attends... murmura Lanthane en voyant sa main se refermer sur une étincelle de lumière.
— Je suis désolée, jeune okrane. Tu n'étais pas promise à le rencontrer. Rassure-toi. Ton voyage prend fin. Chacune de tes incarnations venait d'ici, de la Source du Temps. Tu es enfin revenue en ce lieu qui t'a vue naître tant de fois. On finit toujours par revenir ainsi sur ses pas. Endors-toi, Lanthane. »
À l'instant où Christophe tira sur ce fragment de lumière, l'okrane fut tirée par un fil invisible. Elle bascula vers l'avant, tomba à genoux. De son visage, penché au-dessus du fleuve, tombèrent quelques larmes, qui s'évaporèrent au contact de la surface. Si pour Crysée, ce Fleuve était un mystère opaque, Aléane avait été dans le Temps depuis toujours. Et le Temps lui parlait. Le Temps fredonnait un chant connu d'eux seuls, une mélodie qui avait bercé ses allers et retours dans le cercle des âmes réincarnées.
« Je suis désolée » dit-elle.
Crysée lâcha Lanthane et la poussa dans le fleuve. Quand elle chercha Christophe-Nolim du regard, ce dernier s'était déjà enfui du séjour des Mille-Noms. Elle fronça ses sourcils orangés ; les Mille-Noms n'avaient pas passé l'éternité à s'entraîner et malgré leur puissance, ils faisaient de piètres guerriers. D'où son rôle en tant qu'exécutrice de leurs volontés.
Christophe attendrait plus tard. Rien ne grippait plus l'engrenage du Temps, la machine pouvait désormais s'emballer ; les âmes collectées par milliards se déverseraient dans l'Ouroboros comme un fleuve en crue et lorsqu'ils auraient nourri Anh de force de son propre rêve, le Temps viendrait à s'assécher et le dieu endormi pourrait s'éveiller de nouveau.
Crysée ouvrit une torsion d'espace et en quelques pas, rejoignit la bibliothèque universelle de Diel.
L'océan qui encerclait son île grondait d'une puissante tempête ; Diel craignait sa venue. Crysée plongea dans ses eaux troublées, indifférente au souffle du vent, aux courants qui menaçaient de la déchirer. Elle appela Ohn Sidh.
La lame cristalline se matérialisa à côté de son bras droit ; elle visa l'île de Diel, séparée d'elle par mille lieues de cet ouragan infranchissable, et lança Ohn Sidh. L'épée fut parcourue d'une vibration. Elle se multiplia en une armée de lames, toutes faites de la même matière, qui se présentait en différents endroits à différentes microsecondes. Ohn Sidh s'envola comme une nuée de vautours, forma une spirale, puis un tunnel qui repoussait l'eau furieuse. Le toit s'ouvrit à l'air libre ; l'océan se séparait en deux.
Crysée posa le pied sur un sol de roche noire humide, le fond des eaux. Elle marcha à pas solennels, tandis qu'Ohn Sidh fendait la mer en deux murs d'une transparence bleutée, parsemée d'éclairs.
« Diel ! » lança-t-elle d'une voix plus forte que la tempête, d'une voix propre à faire trembler les montagnes.
Elle marcha jusqu'à l'île. Il y régnait un silence malsain. L'océan ayant été repoussé, ses vaguelettes s'étaient elles aussi figées. Les oiseaux qui tournaient d'ordinaire autour du phare avaient disparu. Les murs d'eau de chaque côté s'affaissèrent tandis qu'elle montait la côte, et Crysée posa ses pieds dans le sable blanc strié d'azur.
« Diel, je viens vers toi porteuse d'une grande nouvelle. »
Elle marcha jusqu'à la bibliothèque, passa l'ouverture qui perçait son mur extérieur. Jamais un tel calme n'avait régné sous ce toit ; les empilements chaotiques de livres et d'étagères, assemblés sans ordre apparent, retenaient leur souffle. Les rayons de lumière surgissant au travers de lointaines fenêtres, filtrés par cette canopée de paperasse d'allure organique, formaient des taches de lumière d'une fixité inquiétante, comme les yeux de poissons morts rejetés sur la berge d'un fleuve.
L'océan de vie se décida enfin à faire apparaître devant elle son avatar astral. La femme à la peau bleue, aux yeux noirs luisants, se tenait au sommet d'une colline de livres, entre les rayons de lumière sur lesquels elle paraissait prendre appui.
« Que veux-tu ? demanda-t-elle avec inquiétude.
— Je t'apporte une grande nouvelle. Le Temps va prendre fin. Le savoir et l'expérience des peuples mortels s'achèvent aujourd'hui. Cette bibliothèque n'a plus aucun objet. »
Diel regarda les ouvrages répandus autour d'elle ; voyant où Crysée voulait en venir, elle secoua la tête en signe d'incrédulité, ou de défaitisme.
« Non, pas maintenant. Nous n'avons pas terminé. Pas encore... »
La toisant avec une fierté amère, elle hurla sous la voûte de pierre :
« Pas encore ! »
Crysée appela Ohn Sidh. Jusqu'ici un double mur dans l'océan, l'épée se concentra de nouveau en pointe de diamant et regagna son côté droit.
Diel la pointa d'un doigt accusateur, comme pour la mettre au défi d'exécuter son rôle.
« Nous allons devenir l'univers, proclama-t-elle. L'univers deviendra conscient. Et nous découvrirons toutes ses vérités.
— La vérité, dit doucement Crysée, tous ces livres n'ont fait que t'en éloigner. La vérité, c'est ce qu'il restera lorsque tous ces mots auront disparu. »
Elle claqua des doigts ; Ohn Sidh quitta sa position de repos et fondit en direction du sommet du phare. Son éclair bleu passa au travers des étages à demi effondrés, des livres empilés, des étagères démontées qui formaient là-bas d'improbables ponts suspendus. Un grondement retentit ; une lueur éclatante perça la canopée, inonda le rez-de-chaussée de la bibliothèque et tous ses étages inférieurs, dont les souterrains creusés dans le savoir universel furent illuminés un bref instant. Diel ferma les yeux et écarta les bras à demi. Elle ne pouvait pas accepter que tous ses efforts, tous ses sacrifices ne mènent à rien ; car Diel avait la naïveté de croire que l'univers était promis à un brillant destin, et qu'il fallait tout faire pour l'aider à y parvenir.
Peut-être croyait-elle pouvoir, à elle seule, supporter la chute de la voûte.
Le sommet du phare éclata. Sa verrière, assombrie par les feuilles volantes qui étaient venues s'y coller, s'effondra sur le dernier étage. Toute la tour ne fut plus qu'un flot de livres, de bois et de pierre, une cascade toujours plus épaisse qui ne laissait en place que quelques poutres prises au hasard.
Diel entendit le grondement qui descendait vers elle comme un jugement divin. Des blocs de pierre, accompagnés de paquets de livres, chutèrent tout autour d'elle ; puis le flot l'emporta. Crysée rattrapa Ohn Sidh et se transporta à l'extérieur de la tour.
Le phare n'était plus qu'un coquillage évidé, dont les murs s'écaillaient comme une vieille peinture. Privé de sa cohésion interne, il s'effondra sur lui-même. L'onde envoya une dernière vaguelette sur l'océan qui encerclait l'île. En l'absence du moindre souffle d'air, il revint bientôt au calme. Sa surface lisse ressemblait à un immense miroir.
Ce vieux rêve ne tiendrait que jusqu'au départ de Crysée.
Tuer le dernier dieu de l'Omnimonde lui avait paru trop facile. Elle devina que les planètes n'opposeraient pas une meilleure résistance. Comme le présageaient les Mille-Noms, l'univers avait décliné.
« Et maintenant, dit-elle à haute voix, maintenant, les étoiles. »
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