51. L'Oracle
Comme l'avait dit Arthur, Christophe ne fit pas attention aux chats.
Leurs silhouettes graciles étaient faites d'ombre et de lumière ; une tête apparaissait parfois tout seule entre deux feuillages, une paire d'oreilles attentives, des moustaches, des pattes qui ne faisaient aucun bruit sur les pétales laiteux des fleurs géantes. Parfois Christophe rencontrait un regard soutenu, deux pupilles fendues, comme deux billes de jade dans l'ombre d'un tronc renversé, qui l'observaient avec cette manière qu'ont les félins de tolérer votre présence.
Les chats se firent de plus en plus nombreux et visibles. Assis sur des branchages, ils le dévisageaient désormais en se léchant la patte d'un air distingué. Une petite file le suivait discrètement. Christophe déboucha enfin sur une clairière où se trouvait un homme, accroupi sur le sol. Des dizaines de chats silencieux gravitaient autour de lui en petits groupes, s'asseyant tantôt, puis marchant un quart de tour, s'asseyant de nouveau, comme s'ils cherchaient le meilleur point de vue pour étudier ce fascinant représentant de la race humaine. Ceux qui suivaient Christophe, par curiosité ou par jeu, le quittèrent à petits pas pour rejoindre les autres, comme des courtisans flatteurs voyant le roi revenir.
L'Oracle portait une robe aussi vieille que l'univers, dont le liseré argenté s'était détaché lambeau par lambeau. Ses yeux d'aveugle penchés sur la poussière noire du sol, il traçait du doigt des signes incompréhensibles ; les chats suivaient avec attention le mouvement de son doigt, puis semblaient hocher la tête, comme s'il leur apprenait quelque chose.
« Te revoilà, dit-il.
— Nous ne nous sommes jamais rencontrés. M'aurais-tu vu en rêve ? »
L'Oracle interrompit son cours magistral et leva la tête, ce qui dispersa la foule féline. Son visage était celui d'un homme plus jeune que Christophe.
« Je ne sais pas ce qu'est un rêve, dit-il. Je sais ce qui fut et ce qui sera. Je suis enchaîné aux vérités de l'univers, et mon esprit est incapable de s'envoler dans les terres accueillantes du possible et de l'espoir. »
Son doigt traça un signe dans l'air, comme s'il voulait désigner quelque chose ; mais peut-être poursuivait-il seulement son discours écrit.
« Il est vrai qu'à notre précédente rencontre, tu portais un autre nom. Comme tu l'as perdu, tu as perdu ta mémoire.
— Qui étais-je ?
— Ce n'est pas quelque chose que je peux te révéler.
— Alors, commence par me dire qui tu es.
— Je suis Outa-Napishtim, l'Oracle, le devin des Mille-Noms, qui sont les Dieux Primordiaux de l'univers, les Éternels régnant au Ciel et sur la Terre.
— Les Dieux auraient-ils besoin de voir l'avenir ?
— Ils n'en ont pas besoin : ils font l'avenir. Mais ils m'ont condamné au savoir et à l'immortalité. Je suis, en quelque sorte, un cruel message de leur part : l'avenir est inévitable. C'est une vérité déjà établie depuis l'aube des Temps. Assieds-toi donc, homme de deux noms. Prends place. Ne crains pas de déranger la poussière autour de moi. Ce n'est que de la poussière. »
Les chats s'étaient écartés et ils se regroupèrent à distance, sous les auréoles blanches des grandes fleurs.
« De quoi avons-nous parlé, la première fois que je t'ai rencontré ?
— Eh bien... tu voyageais déjà depuis fort longtemps. Tu étais un vieil homme, de corps et d'esprit. Il y avait, derrière chacun de tes mots, un fantôme. Je me souviens de ton regard... tu m'as demandé... « sais-tu qui je suis ? » j'ai répondu par l'affirmative. Puis je t'ai enseigné qui j'étais moi-même.
— Qui es-tu donc ?
— Par la volonté des Mille-noms, j'ai survécu au Déluge, afin que le monde soit reconstruit dès le reflux de ses eaux noires, et que la mémoire des hommes consigne la puissance de leur colère. J'ai marché jusqu'au bout du monde, où j'ai médité mille ans ; j'ai traversé de nouveau la Terre sur mon chemin de retour, et là d'où j'étais parti, j'ai posé la première pierre de la première cité humaine de cette nouvelle ère. C'était bien avant tous ces empires qui ont façonné l'univers, bien avant Rome et Byzance, bien avant Asgard et l'Imperium Draconis. »
L'Oracle posa ses mains amaigries sur ses genoux. Il paraissait chercher quelque chose de ses yeux voilés.
« Tu voulais vaincre la mort, mais nous avons déterminé ensemble que ton véritable ennemi était le Temps. Tu m'as donc demandé comment vaincre le Temps.
— Et que m'as-tu répondu ?
— Ce que je te répondrai maintenant. Je l'ignore. Mais je sais où le Temps prend sa source. Je le sais, car c'est le Séjour des Mille-Noms, les dieux éternels du ciel et de la terre, les Dieux Primordiaux que tu as déjà défié, Christophe-Nolim, et qui te haïssent pour leur avoir montré, mieux que quiconque, ce qu'était un être humain ; car tu n'es pas entré dans leurs plans.
— Je les aurais donc déjà rencontrés ?
— Dans une autre vie, oui. Mais pour savoir ce que vous vous êtes dits, il te faut retourner là-bas, dans le désert de sel. »
S'étant assis, Christophe posa ses mains sur le sol poussiéreux et rabattit la tête en arrière. Il sentit le courant d'air d'un chat qui détalait. Il avait bien compris que ces esprits familiers pouvaient se faufiler partout, traverser les murs et échapper à l'acuité des meilleurs mages d'Arcs. Pas après pas, les chats s'approchaient de lui avec un intérêt croissant.
« J'ai voyagé sur presque tous les mondes. Ce désert de sel dont tu parles ne me rappelle aucune légende.
— Le désert d'U'jera est le séjour des Dieux Primordiaux. Cela est inscrit dans le grand livre des Préceptes Primordiaux, un livre plus ancien que le Déluge, dont l'unique exemplaire était préservé au monastère d'Outa-Mashou. Après le Déluge, Christopne-Nolim, l'univers a oublié ses premiers dieux : c'était inévitable, ils se moquaient de savoir qu'on les craigne ou qu'on les vénère, car les Mille-noms ne sont pas seulement immortels, ils sont éternels. Ils ne craignent ni la mort ni l'oubli. D'autres êtres puissants sont venus et se sont arrogés le titre de dieux, mais nous savons, toi et moi, que le Temps les a tous vaincus. »
Christophe hocha la tête. Il sentit de nouveau le frôlement d'un chat, certain que cet animal s'évanouirait au moindre geste brusque, comme s'il avait la faculté de se changer en air.
« Ton premier nom, Christophe-Nolim, se trouve encore dans les Fleuves du Temps. Celle que tu recherches se trouve à leur source. »
Outa-Napishtim en avait fini de son discours, et le voyageur aurait pu se lever et se mettre en chemin. Mais Christophe ne détestait rien de plus que se sentir manipulé par des forces supérieures, qu'il s'agît du Plan de Kaldor ou de ces dieux éternels dont l'existence ne lui avait pas encore été prouvée.
« Tu es l'Oracle de ces dieux, remarqua-t-il. Tu es l'instrument de leur volonté. Ils ont plongé ton âme dans le Temps et ils t'ont forcé à voir des bribes du futur ; mais chacune de tes paroles, chaque bribe de ton savoir n'a d'autre objet que de le faire advenir. Tu fais donc partie de leur plan. Si tu me guides à ce désert de sel, c'est que tes dieux le manigancent. Dis-moi, Oracle, pour autant que tu le saches : si je me rends à U'jera, qu'adviendra-t-il ? »
Le jeune homme aux vêtements délabrés fit une moue amère, car Christophe voyait juste : quelles que soient ses paroles, le futur obéirait aux volontés des dieux, et non aux siennes. Si la philosophie de Kaldor promeut l'idée qu'un homme se définit par ses actes, alors Outa-Napishtim n'existait pas : il était incapable d'agir libre.
« Tu rencontreras les Mille-Noms. Tu retrouveras ton nom. Tu retrouveras le dernier fragment d'Aléane. N'est-ce pas ce que tu veux ? »
Si l'armée du roi Zor s'était levée devant lui pour l'arrêter, Christophe aurait fendu ses rangs avec détermination ; si le dieu-soleil Hélios avait surgi du Temps où son esprit s'était dissous, Christophe se serait battu contre lui avec assurance. Mais rien ne pouvait le faire plus douter que la question d'Outa-Napishtim. Avec le temps, l'Oracle avait fait ses paroles aussi subtiles que les chats dont il était entouré, capables d'être ou de ne pas être selon leur envie, de traverser l'espace sans faire le moindre bruit.
Mais malgré l'avertissement caché dans le verbe de l'Oracle, la réponse de Christophe fut aussi simple que le geste d'Alexandre brisant le nœud gordien.
« C'est ce que je veux. C'est ce que je ferai. »
Il suffisait de cela pour perdre l'univers.
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Et le livre sera fini dans 6 chapitres :o
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