37. Rentrons
C'est en traversant à pied les montagnes de l'Oural, alors que j'étais assoiffé, à court de vivres, poursuivi par une horde démoniaque qui en voulait à ma moustache, et que d'épais nuages m'empêchaient de trouver ma route grâce aux étoiles, que je me rendis compte que je n'avais pas fermé ma porte à clé en partant.
Cette prise de conscience m'offrit sans doute la motivation qui manquait, et je rentrai promptement à la maison.
Adrian von Zögarn, Histoire de mes voyages
Les remsiens avaient exploré une bonne partie de l'Omnimonde, pourtant leurs vaisseaux argentés étaient aussi rares qu'un éléphant blanc. C'étaient des navigateurs aventureux mais discrets, pétris de rigueur et d'exactitude. Pour les nouveaux Marco Polo de la Conférence, leurs cartes stellaires valaient de l'or.
Rems était une planète peu peuplée, mais drapée dans une aura de mystère. Les rares élus à en avoir foulé le sol vantaient son air pur et ses paysages sauvages, ses îles solitaires, les cercles de sable blanc de ses atolls, ses lagons, tous intacts malgré les passages d'une ère industrielle à l'autre. Contrairement à la Terre, qui présentait tous les signes d'une vie ancienne de milliards d'années, Rems était une planète artificiellement terraformée, au peuplement humain récent. Entre dix mille et vingt mille ans selon les experts, soit les derniers temps de l'Imperium Draconis. Faute de réserves immenses de pétrole et de charbon, tous deux issus de la décomposition anaérobique de matières organiques, Rems avait emprunté des chemins plus étroits vers l'industrialisation. Au moment où ses premiers réacteurs nucléaires voyaient le jour, la majeure partie de la planète se passait encore d'électricité.
En regard de Rems, les terriens apparaissaient comme des enfants gâtés qui avaient abîmé leur terrain de jeu, et qu'ils avaient dû raccommoder par la suite avec grande patience. Les remsiens étaient passés par d'autres épreuves. Ces histoires parallèles et incompatibles formaient le ciment de la séparation, au sein de la Conférence, entre le bloc de Rems et le bloc de la Terre.
Pourquoi les remsiens, qui disposaient pourtant des vaisseaux les plus avancés de l'Omnimonde connu, ne s'élançaient-ils pas à grands cris dans le commerce intersystème ? C'est qu'ils n'y auraient pas trouvé leur compte. Leur planète océanique leur fournissait déjà tout ce dont ils avaient besoin. Les technologies terriennes ? De simples gadgets. Le Réseau Aleph ? Une façon de se détourner du monde. D'aucuns les auraient trouvé sages. D'autres leur auraient reproché leur manque d'ambition. Ces savants sans égaux, ces explorateurs fameux, ces diplomates subtils n'avaient pour horizon, en revenant de leurs grands exploits, que de rentrer sur leur île natale et de pêcher le crabe en famille.
Lanthane, qui flottait dans le tube de connexion, aperçut l'éclat de Rems. La planète bleue, dont les terres émergées ne représentaient que quelques flocons hypothétiques derrière de grandes masses nuageuses, résonnait comme un vibrant appel. Certains diraient que les remsiens se trompaient sur tout, et qu'ils manquaient autant de fierté que de dignité, en refusant d'étendre plus loin leurs prétentions sur l'univers. Mais ce n'était pas l'opinion de Lanthane. Pour elle, ces voyageurs aussi infatigables, partis bien avant les explorateurs de la Terre, avaient compris que l'univers ne pouvait pas leur offrir mieux que la maison dont ils étaient partis. Il faut une grande sagesse pour le reconnaître, pour s'arrêter sur cette route infinie qui ne mène à rien, tourner la tête en arrière et déclarer enfin : rentrons.
Elle aurait aimé pouvoir en faire autant.
Rentrons, Lanthane ! Rentrons sur Mars. Rentrons à Paz. Rentrons là d'où nous sommes partis, rentrons porteurs de nouvelles vérités et de nouveaux rêves, installons ces rêves dans le firmament que nous avons contemplé jeunes, et qui nous attend là-bas, encore identique à notre souvenir. Rentrons !
Mais en vérité, ceci était son chemin de retour. Elle revenait à Mjöllnir, le vaisseau-fantôme qu'elle ne connaissait pas encore mais dont quelque part, dans le Temps, une autre Aléane s'était faite l'alliée.
À la jonction du tube de plastique, un champ de pesanteur statique l'attira vers l'avant. Elle se rattrapa à des poignées fixées sur la paroi du vaisseau ; une porte de sas s'ouvrit devant elle, faite d'un matériau surprenant aux reflets nacrés.
Une autre porte suivait, transparente comme la seconde paupière d'un reptile. Derrière elle l'attendait une femme debout, les bras le long du corps. Elle avait le teint mat, les yeux noirs, le nez quasiment absent, comme une simple suggestion ajoutée à la hâte sur son visage. Sa chevelure blonde, caractéristique de l'Archipel Boréal, était coupée de manière sophistiquée, en plusieurs franges superposées de tailles différentes. Son uniforme était un vêtement confortable, fait du blanc des tempêtes et du bleu de l'océan, tels qu'on les voyait depuis l'espace.
Lanthane s'attendait à ce que son nanoscope dût traduire le latin vernaculaire de Rems, mais l'officière lança dans un panterrien parfait, en ouvrant la seconde porte :
« Lanthane-sen, bienvenue à bord du Flaminia. Je suis l'ingénieure-pilote Ina Mid'len. »
Elle s'attendait à un comité d'accueil plus fourni, et sans doute son étonnement fut-il visible à la Remsienne confiante, dont le visage ne semblait exprimer que des émotions contrôlées.
« Je suis attachée auprès de la représentation de la Conférence sur Rems. En d'autres termes, j'ai toute latitude pour parler politique avec vous. Une explication s'impose, je vous invite à me rejoindre dans la baie d'observation. »
Elles ne croisèrent que peu de membres d'équipage sur le chemin. Le Flaminia était un petit vaisseau intrasystème sans armes, conçu pour des trajets courts ; ou peut-être cachait-il bien son jeu. L'attitude d'Ina Mid'len ne laissait rien paraître. Elle ressemblait à une jeune première tout juste sortie d'une académie militaire.
« Avant toute chose, dit-elle en faisant un signe de la main devant une porte palière, pour en déclencher l'ouverture, je vous transmets les salutations du représentant Kier Mid'len, qui est malheureusement retenu par les discussions relatives à votre sort...
— Kier Mid'len ?
— Mon cousin, s'il est utile de le préciser. »
La baie d'observation était une salle de vingt mètres de large sur cinq de haut, pourvue d'un mur vitré. Une fantaisie, une coquetterie peut-être, comme on en trouvait sur l'Iruka Hidan ou tout autre vaisseau sur lequel embarquaient des passagers pour leur premier vol spatial, qui avaient besoin de s'extasier devant les étoiles de visu. Mais les Remsiens ne connaissaient pas la Vision Augmentée, tout au plus employaient-ils des implants intra-auriculaires. Et, tel le marin bravant les flots, debout sur la proue du navire – ce monument de fierté humaine que la mécanisation fit disparaître – ils se rendaient ici pour affronter l'univers du regard et réaffirmer leur persévérance.
Un silence admirable régnait dans cette pièce. On n'entendait ni le ronronnement du système d'air conditionné, ni le grésillement d'ampoules halogènes. Les lueurs extérieures du vaisseau traversaient la vitre bleutée et striaient la pénombre d'aurores éphémères. Des bancs soudés au sol formaient une ligne face au spectacle ; tout au bout, un officier remsien écrivait sur une tablette tactile. Ina Mid'len ne tint pas compte de sa présence.
« Depuis que Kier est devenu représentant à la Conférence, j'ai l'impression que tout l'univers tourne autour de lui. Je n'ose imaginer ce que ce doit être pour vous.
— Je ne m'en rends pas bien compte. »
L'ingénieure-pilote l'invita à s'asseoir.
« Qui êtes-vous ? lança-t-elle, une flamme de défi brûlant dans ses pupilles sombres.
— Je suis Alanthanea Rogaya Zaralen Tel'Andromeda. Je suis... j'étais... une agente du BPS.
— Ce n'est pas la réponse que j'attendais, Lanthane-sen. Certaines choses nous paraissent si incroyables que nous n'osons les dire, et c'est ainsi que naît la légende, écrasée, déformée par les mystères que nos âmes trop fragiles n'arrivent pas à porter. Mais je ne suis pas de celles qui détournent le regard.
— Alors, le nom que vous souhaitez entendre est sans doute Aléane. »
Mid'len leva la tête d'un air inspiré, comme s'il flottait dans l'air un parfum de conquête.
« Oui, c'est cela même. Votre nom. Mjöllnir est un vaisseau qui n'a jamais obéi qu'à une seule personne, et vous êtes cette personne. Vous allez le rencontrer pour la troisième fois.
— Diel souhaite m'en empêcher.
— Diel ne peut ni vous contrôler, ni prédire vos intentions, ce pourquoi iel a peur de vous.
— Qu'en pense Stella Rems ?
— Nous ne nous sommes pas opposés à l'installation du blocus. Jusqu'à présent, notre position envers vous se résumait à deux mots : qu'elle vienne. Contrairement à Diel, nous n'avons pas peur de vous ; il vaut mieux parlementer avec Mjöllnir plutôt que nier sa présence, et vous êtes celle qui peut parler avec lui. Maintenant... depuis les événements du système Sven, des almains sont morts pour que vous atteignez Stella Rems. Votre voyage est donc au moins aussi important que ces vies perdues, et ce, quelle que soit notre opinion à votre égard. »
Lanthane était un petit caillou qui, éjecté par la chaussure d'un promeneur, dévale la montagne et se transforme en avalanche. Elle était partie pour éclairer le BPS sur la nature du blocus de Perago, mais ce n'était qu'une ruse, qu'un plan pour l'amener ici. Désormais, elle catalysait l'opposition politique entre Rems et la Terre, une ligne de fracture qui traversait toute la Conférence des Planètes.
Mid'len aurait pu apporter des réponses à toutes ces questions, mais arrivée ici, Lanthane comprenait que tout ceci ne la concernait pas. C'étaient les affaires de la Conférence. Elle avait rendez-vous avec la Spirale du Temps.
« Pourquoi devez-vous rejoindre Mjöllnir, Lanthane-sen ? »
Quelle que soit sa réponse, c'était la destination du Flaminia. Le vaisseau faisait déjà route vers le pont d'Arcs caché de Stella Rems, laissant sur le côté le disque bleu de sa planète d'origine, comme un ouvrage inachevé que l'on reprendra tantôt.
« Nous recherchons... je recherche un fragment d'âme. Quelqu'un le porte. Mais il me recherche également, et nos regards portent toujours dans la mauvaise direction, et nos chemins sont faits de telle façon qu'ils se croisent sans jamais se rejoindre. Mjöllnir est une des clés de l'histoire d'Aléane, et lui seul pourra m'éclairer davantage sur la suite de mon chemin. »
Lanthane vit Andromède assise à côté d'elles. Sa sœur d'âme était désormais complète. Toute sa peau était couverte d'une pellicule grisâtre de nanomachines, à l'exception de son visage, dont les traits manquaient encore de finesse.
« Tout ceci doit vous paraître absurde.
— Non, Al... Lanthane. Vous êtes la légende. Vous appartenez à un autre ordre que celui qui régit les créatures telles que moi.
— N'avez-vous pas peur de me mener à ce vaisseau millénaire ? »
Ina Mid'len leva la main en direction de la verrière, comme si des images issues d'un passé multiséculaire apparaîtraient aussitôt dans sa transparence indigo. Des flottes parties de Rems, jetées à l'assaut d'un ennemi implacable, d'un dieu de feu et de colère. Des batailles impossibles, balayées par le souffle furieux d'étoiles en implosion. Un seul vaisseau capable de tenir tête à la fournaise céleste, capable de s'élever contre un dieu ; guère plus qu'un insecte, certes, mais quel ennuyeux moustique !
« Savez-vous, Lanthane-sen, que sur certaines îles de Rems, on vénère le marteau des dieux et son esprit-guide ? On ne reconnaîtrait pas un vaisseau spatial dans les autels dédiés au marteau, mais c'est bien de lui qu'il s'agit. Mjöllnir s'est associé dans votre lutte inlassable contre les tyrans.
— Je ne veux lutter contre personne ! s'emporta Lanthane. Je ne veux pas être l'instrument d'une vendetta du groupe de Rems contre Diel !
— Vous n'êtes l'instrument de personne » souligna Ina Mid'len, d'une voix toujours si égale et harmonieuse qu'elle semblait renfermer un piège.
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