Dans un monde comme le nôtre, il ne faut pas réfléchir en terme de possibilité, mais de légalité. Tout est possible. Les lois existent pour restreindre ces possibles.

Mémorandum personnel de Mikhail

« Lanthane-sen ? »

L'horloge murale indiquait que cinq heures s'étaient écoulées, mais Lanthane ne sut si elle avait passé ce temps en état d'éveil ou de sommeil. Les lumières extérieures devait être passées en mode jour ; la fête de mi-parcours avait pris fin, chacun avait regagné son vaisseau.

« Lanthane-sen ? »

Un fond de migraine la reprit, comme si les excès d'Éléana s'étaient transférés sur elle. Elle se traîna jusqu'à la porte et ouvrit à Garen, l'un des aides du commandant Reida.

« Oui ?

— Le commandant vous demande dans son bureau. »

Il aperçut l'alchimiste qui ronflait à poings fermés en bavant sur son oreiller.

« Est-ce que...

— Elle s'en remettra, dit Lanthane. Personne ne peut vous en vouloir d'avoir été clair. Je vais la réveiller, nous serons là dans dix minutes.

— Le commandant est très préoccupé...vous n'êtes pas au courant de ce qui s'est passé à Mondor ? Non, évidemment, vous n'avez pas d'implants... on aurait dû vous appeler tout de suite. Bon, faites au plus vite. Il faut que j'y aille. »

Il mit son index sur sa tempe et se mit à parler tout seul, tout en descendant la coursive.

« Bien dormi ? » se hasarda Lanthane en secouant sa colocataire.

Éléana ouvrit de grands yeux étonnés, comme un explorateur qui, en trébuchant, tomberait sur l'entrée d'un tombeau, ou un Socrate qui, après avoir marché durant cinquante ans en quête d'une vérité philosophique, l'aurait enfin trouvée en retournant un caillou moche du bout du pied.

« Très bien. Très, très bien. Je n'ai jamais aussi bien dormi. Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Reida veut nous voir. Donc nous parler en privé. Prends une douche.

— Reida. Une douche. En privé.

— Ça va ?

— Très bien. Je pensais aux cailloux.

— Quels cailloux ?

— Hier, tu m'as dit : « ça m'étonnerait que les cailloux martiens aient peur du rouge. »

— Ça a peut-être fait partie des bêtises que je raconte pour t'empêcher de dire d'autres bêtises.

— Les cailloux martiens, Lanthane, les cailloux martiens sont la clé.

— Je croyais que c'était les bégonias.

— Les bégonias sont dans notre camp, bien entendu. »

De même qu'elle n'avait eu aucun mal à la réveiller, Lanthane n'eut aucun mal à ramener l'alchimiste jusqu'au bureau du commandant Reida. Un silence insondable s'était rendu maître du vaisseau, celui des lendemains de fête, ou des veilles de tempête. L'invert aux yeux serpentins les accueillit sans un mot, mais non sans un regard, car Éléana faisait l'objet d'une certaine attention.

« Dans quelques jours, nous quittons le système Sven » annonça-t-il en les invitant à s'asseoir.

Il avait éteint tous les écrans et allumé les projecteurs holographiques, qui se tenaient prêts à déployer dans la pièce obscure l'objet de ses explications.

« Comme vous avez tendance à vous déconnecter du réseau, je suppose que vous n'avez pas encore vu ça. »

Il claqua des doigts et une planète apparut entre eux trois. Mondor, la première installation extra-solienne depuis Raven, par les humains, les okranes et les alephs, associés dans une noble entreprise qui gommait toutes les dissensions politiques de l'époque.

Ce noble projet prenait la forme d'une bille verte et bleue, à demi couverte de bancs nuageux. L'hologramme aurait dû fournir de plus amples détails, mais il en était incapable. Même en regardant de plus près, les nuages demeuraient de simples points blancs et les forêts de Mondor, des taches de mousse.

« C'est la planète Mondor, reconnut Éléana en étouffant un bâillement. Vu qu'on passe dans le système, ce n'est pas très surprenant. »

D'un geste, Reida réduisit la taille de Mondor d'un tiers. Ses orbites satellitaires entrèrent dans le champ de l'image, jusqu'à l'orbite stationnaire, ellipse presque circulaire dont le grand axe dépassait six fois le diamètre de la planète.

Cent trente années plus tôt, un incident était survenu sur Mondor. Son bouclier Égide, une arme de défense planétaire interdite depuis dans l'espace de la Conférence, s'était mis en marche. Égide était une arme automatique d'une simplicité rigoureuse, effrayante, cruelle. Tout objet entrant devait être anéanti. Tout objet sortant devait être repoussé. Son intelligence artificielle ne connaissait ni la faim, ni la fatigue, ni l'ennui, et son rôle se bornait ainsi à séparer l'univers en deux, l'intérieur et l'extérieur.

Mondor avait été coupée du monde durant cent trente ans. Jusqu'à maintenant.

Les deux mille satellites de défense du bouclier Égide, des cylindres de métal équipés chacun de générateurs Hawking et de générateurs de champs d'une puissance absolue, formaient un maillage régulier sur toute l'orbite géostationnaire. L'hologramme les affichait sous forme de points rouges. Et sous leurs yeux, ces points clignotaient et disparaissaient les uns après les autres. Un autre objet céleste faisait le tour de l'orbite en moissonnant les satellites.

« C'est le Carlsson, expliqua Reida. Une frégate de la Division 1 du même modèle que le Kzran qui nous poursuit. Il y a deux heures, l'amiral Bertram a reçu l'autorisation de la Conférence des Planètes d'employer une contre-arme imaginée par le Stratège Concepteur. C'est un moment historique : le bouclier Égide, qui tenait depuis un siècle et demi, est en train de tomber. Et nous sommes aux premières loges pour assister à ce spectacle. »

Lanthane suivit du regard les points clignotants. La contre-arme brouillait les communications entre les satellites, puis les attaquait un par un au moyen de puissants champs disruptifs. Chaque fois que l'un d'entre eux était vaporisé dans l'espace, les autres tentaient de reconfigurer leur réseau. Ils ressemblaient à un animal agressé qui, plutôt que de fuir, tente de paraître plus menaçant.

« Il existe donc désormais, dans la Conférence, une arme plus puissante qu'Égide, et la Division 1 possède cette arme.

— Des observateurs de la Conférence sont présents sur le Carlsson, y compris des membres du groupe de Rems. La Division 1 les a assurés que la contre-arme serait détruite après emploi, ainsi que tous ses plans.

— Ce que les Stratèges ont fait une fois, ils peuvent le faire de nouveau.

— Ça a toujours été le cas, Lanthane-sen, et tout ce que nous pouvons y faire, c'est édicter des lois. »

Ils contemplèrent la destruction du bouclier Égide, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une poignée de satellites, que le Carlsson traquait d'un bout à l'autre de l'orbite. Ce moment resterait dans l'Histoire, ils en avaient la certitude, mais hormis cette image transmise de l'autre bout du système, rien n'avait changé sur l'Iruka Hidan.

« Quel rapport avec nous ? tenta Lanthane.

— La libération de Mondor est un séisme politique pour la Conférence des Planètes. Il est évident que Mondor, quel que soit son état social et technologique à ce jour, va rejoindre la Conférence. D'un côté, elle a été colonisée par des soliens, des gens comme vous et moi, et son histoire la poussera à rejoindre le groupe de la Terre. D'un autre côté, elle est assez éloignée de la Terre et elle a eu un siècle et demi pour couper le cordon. Le groupe de Rems essaiera de s'en faire une alliée. Mais quel que soit le vainqueur, c'est une nouvelle donnée. Il est possible que cela change le statu quo qui vous conférait l'immunité à bord de mon vaisseau. Votre sécurité ne tient qu'à un fil, et si les Stratèges de la Division 1 estiment que ce fil est rompu, ils en profiteront pour vous enlever. »

Le commandant Reida éteignit le projecteur holographique et remit des gouttes dans ses yeux.

« Et cela, je ne le permettrai pas. »

Éléana était devenue aussi rouge que ses sourcils. La résolution du bel invert martien semblait l'avoir faite fondre sur place.

« Ils peuvent attaquer à n'importe quel moment, dit Reida. Ils peuvent attaquer avant notre prochain passage de pont d'Arcs, ou après. Ils attaqueront lorsque les Stratèges le jugeront opportun, et de la manière qu'ils jugeront la plus opportune. Ce pourrait être une simple infiltration sur ce vaisseau, comme un arraisonnement complet. Nous ne pouvons pas le savoir. Lanthane-sen, vous devez rester connectée au réseau local du Hidan. Je vous affecterai à toutes deux des gardes du corps. Au moindre pépin, vous pourrez venir vous enfermer ici, dans ce bureau ; je vous en donne l'accès illimité.

— Est-ce que c'est une pièce solide ?

— Aucune muraille n'arrêterait les agents de la Division 1. C'est surtout l'endroit où leur présence sera la plus illégale possible. »