2. Ce que nous attendons
Ils attendirent longtemps.
Si longtemps que leur attente devint la règle, la solution, la seule loi.
Kaldor, Principes
« Un instant, Crysée. »
Le Guerrier leva la main et ils furent tous les deux seuls, occupant un désert de sel parfaitement identique au précédent, jusqu'au moindre détail de la draperie dégradée suspendue au-dessus d'eux en tant que ciel.
« Combien de fois as-tu contemplé les fleuves du Temps ? demanda-t-il d'un air songeur.
— Quatre ou cinq fois.
— Pas assez, sans doute. Laisse-moi te montrer quelque chose. »
Il ouvrit les deux bras et un rideau violacé fendit en deux l'espace devant lui. De l'entrebâillement de cette porte temporaire, entrouverte comme un caveau fracturé par les pilleurs de tombes, diffusait une phosphorescence organique. Des fibres indigo s'insinuaient par cette ouverture. La torsion d'espace n'était qu'un tour de magie d'Arcs des plus banaux, le moyen le plus simple de voyager d'un monde à l'autre, du Séjour des Mille-Noms à la Source du Temps. Mais ces filaments de méduse qui flottaient mollement étaient le Temps lui-même, quelques gouttes échappées du fleuve comme ces scories qui bondissent hors d'un flot ordonné de lave.
Lorsque le Guerrier s'avança vers la torsion, un des filaments s'accrocha autour de son bras. Car de même que l'eau dévale la pente jusqu'au lit de la rivière, jusqu'au lac ou jusqu'à la mer, le Temps suspendu au-dessus de nos têtes descend jusqu'au creux de chaque cœur humain, où il forme un étang. Il descend jusqu'à l'inconscient collectif, qu'il parcourt en grandes marées silencieuses et invisibles. Ce faisant, il réagit comme s'il voulait s'accrocher à nous, tel un parasite doté d'un instinct primaire. Mais le Temps ne fait que suivre une loi aussi simple et immuable que la gravité.
Crysée n'avait pas peur du Temps, mais sa proximité la mettait mal à l'aise. Le Temps, même pour les Éternels, était incompréhensible. Une loi incompatible avec cet univers, comme si on l'avait arrachée à un autre ordre des choses et mise ici par pur souci d'expérimentation. Les Mille-Noms ne pouvaient pas comprendre le Temps. À raison. Éternels, ils n'avaient jamais vécu au son inquiétant du tic-tac de l'horloge, n'avaient expérimenté ni la fuite inlassable et subtile des secondes, ni la charge effrénée des années, ni la cavalcade des décennies, ni l'enregistrement passif des siècles, ni la ciselure des millénaires, ni l'assourdissant tambour des millions d'années. Depuis l'aube de l'univers, ils étaient demeurés sous forme gazeuse, insaisissable, jusqu'à ce que les premières consciences ouvrent l'éventail de leurs potentialités, et leur donnent la pensée. Et même après des millions d'années de vie consciente, ils se trouvaient encore au début de leur existence.
« Eh bien ? Approche. Tu es déjà venue ici. »
Le Guerrier baissa la tête, se pencha sur le côté et s'introduisit dans l'ouverture, secouant les fibres du Temps qui se repliaient autour de lui. Il ressemblait à un voleur, sûr de lui mais attentif ; car la Source du Temps n'était pas le Séjour des Mille-Noms, mais de leur unique et glorieux précurseur.
Crysée le suivit. Le Temps remonta sur ses bras en sillons indigo, qui entrèrent dans sa forme astrale, se jouant de toutes les défenses d'Arcs qui la rendaient indestructible. Car le Temps était plus subtil encore que les Arcs ; il imprégnait leur maillage comme l'eau alourdissant un filet de pêche.
La torsion se referma derrière eux. Ils se tenaient maintenant sur un îlot de cendre bleue, qui ne tenait en place que grâce à un équilibre de forces temporaires ; les Fleuves du Temps coulaient des deux côtés, qui s'enfonçaient dans une terre invisible, dans laquelle ils creusaient les racines de l'univers. Lorsque Crysée avait emmené Léna en cet endroit, il lui avait suffi de pousser la jeune fille dans le fleuve. Elle s'y était dissoute. Le Sage avait dit que sa forme astrale, contrairement à toutes les autres, devait remonter le courant, car elle devait se rendre à la Source. Mais Crysée n'avait pas eu le temps d'observer quoi que ce soit. Le visage de Léna, figé dans une expression de surprise, s'était enfoncé sous l'épaisse couverture opaque, tandis que ses bras cherchaient un quelconque appui.
« Tu as raison, indiqua le Guerrier.
— Raison sur quoi ? »
La Source se trouvait un peu plus loin, cachée par les fumées qui remontaient des fleuves. Le Guerrier bondit sur une autre île éphémère. Un Éternel pouvait-il être tué par le Temps ? Crysée ne souhaitait pas répondre à cette question. Le brouillard, sur son chemin, lui renvoyait des échos de son passé aussi proche que lointain, aussi bien de Sol Finis que de la seconde précédente, car aussi près de la Source, toutes ces durées avaient la même valeur. Plus tard, en traversant les mondes et leurs amas de rêves, le fleuve se chargeait de vie, de visages, de sentiments, de joies et de peines. Il arrachait aux rêves un peu de leur substance, et sur ses eaux devenues salées, embarquait les morts pour leur dernier voyage.
Des déjà-vus répétés l'accompagnaient, car les échos se répercutaient dans son esprit. Elle aperçut le moment où elle avait poussé Léna dans le fleuve ; sa silhouette se trouvait encore en place, cousue en une myriade de petites étoiles. Cela lui donna l'impression de se trouver en deux endroits à la fois, ou d'avoir fait un bond dans le temps, car ses souvenirs entre ces deux instants, aujourd'hui et un millénaire et demi plus tôt, ne formaient plus qu'une matière malléable, comme un sol de briques crues pris sous une pluie battante.
« Regarde ! » lui lança le Guerrier.
Il désignait une silhouette figée qui n'était ni elle, ni Aléane. Un homme de dos, vêtu de noir, creusé par la fatigue. Ses mains osseuses ceignaient un bâton de pèlerin, et son dos courbé s'arc-boutait contre les vapeurs du Temps. Même sous cette forme de mirage, il dégageait cette extraordinaire dignité avec laquelle des conscients de tous les âges, ceux que l'on nomme les justes ou les braves, ont su transformer leur défaite inévitable en une victoire morale.
« C'est lui que nous attendons. Le voyageur.
— Je sais. »
Le Guerrier tendit un index assuré ; avec son sourire ironique et moqueur, on aurait dit qu'il allait se livrer à quelque commentaire particulièrement caustique sur l'homme qui, là-bas, levait le voile sur l'ultime vérité de l'univers.
« La première fois, il y a au moins cent mille ans, nous l'avons accueilli dans le désert de sel. Nous l'attendions déjà. Tu as deviné pourquoi : il était le voyageur, l'une des formes ultimes que devait engendrer cet univers. Nous allions l'admettre dans le cercle des Éternels, et l'un des Mille-Noms allait prendre son nom.
— Que s'est-il passé ?
— Nous sommes les piliers de la Création, Crysée. Nous sommes les premiers souffles de la Source. Nous régnons au-dessus de ceux qui se nomment les dieux, et de ceux qui se nomment les hommes. Or cet homme a refusé de nous donner son nom. »
La solaine eut la vision de ce voyageur agitant ses haillons noirs, de ces bras secs comme des branches mortes, moulinant contre les Zéphyrs invisibles, de cet homme ouvrant l'espace d'un geste rageur, comme ils venaient de le faire, et remontant le fleuve sans précautions. Il marchait dans le Temps ! Chacun de ses pas y jetait un remous. Cent mille ans plus tard, un dryen de Daln s'éveillerait un matin, porteur de rêves étrangers, mystérieusement lié à une femme vivant sur un autre continent, à une autre époque, qu'il n'avait jamais vue et dont il ne subsistait qu'une vieille photo dans un album remisé au grenier d'une maison de campagne de Fila... cent mille ans plus tard, le forgeron de Tyrfing raterait son dernier coup de marteau, et la lame de l'épée maudite dévierait d'un demi-pouce, faisant d'elle une arme nouvelle, redoutable et promise à un sanglant avenir. Cent mille ans plus tard, l'alchimiste Alleris Bombastus se réveillerait en pleine nuit, l'esprit occupé par une découverte remarquable, et réaliserait dans l'heure la transmutation du plomb.
« On ne peut pas refuser une telle chose, devina-t-elle. Comment a-t-il pu vous échapper ? Comment a-t-il pu être plus fort que les Éternels ? »
Il lui opposa cet horripilant sourire et la laissa réfléchir un instant, tandis que des brassées d'Histoire coulaient autour d'eux en désordre, un désordre sans doute installé par le voyageur lui-même.
« Il a retiré son nom, comprit Crysée.
— En effet. Peu avant de franchir le dernier banc de brume, il a pris le nom inscrit sur son front et se l'est arraché. Il restera à jamais le seul, dans toute l'histoire de l'univers, à s'être dénommé sciemment, à s'être nié pour ne pas devenir ce que nous avions prévu pour lui. Et c'est pourquoi le Voyageur n'a jamais existé. Nous aurions dû être quatre, et non trois. Mais le premier nom du Voyageur est tombé dans le fleuve.
— Tu as hâte de prendre ta revanche, n'est-ce pas ?
— Ikar veut prendre sa revanche sur l'univers. Mais je ne suis pas seulement Ikar. J'ai beaucoup d'autres noms. Je suis Arès, Cuchulainn, Achille, et chacun aura sa part. Il est trop tard pour que le Voyageur prenne forme ; lorsque Christophe-Nolim sera devant nous, je lui arracherai moi-même son nom, et je contemplerai sa défaite avec satisfaction. »
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