18. Que personne ne sache
En ce moment, les relations entre le BPS et la Conférence des Planètes sont bonnes. Je ne dirais pas parfaites, mais bonnes. Il arrive couramment que les agents de la Section 9 travaillent avec des almains de la Conférence.
Le BPS n'a pas vocation à se supplanter aux États. De même, nous n'avons pas à entrer en conflit avec la Conférence, car nous opérons à différents niveaux.
Le BPS est une organisation de maintien de la paix, et comme son nom l'indique, de sécurité. Il n'a aucune ambition, ni aucun positionnement politique.
Mémorandum de Mikhail, directeur de la Section 9
En 2387, Éléana von Zögarn était astronome à l'Observatoire astronomique de la Conférence des Planètes, ce qui lui permettait de financer ses expériences alchimiques, une ferme à escargots et d'autres lubies familiales.
Au cours du XXIIIe siècle, l'Observatoire avait financé le déploiement d'une dizaine de téléscopes spatiaux de grande envergure, en périphérie des systèmes de la Conférence. Ils étaient raccordés au réseau Proxima, dont les balises laser faisaient transiter l'information au travers des ponts d'Arcs. Les bureaux centraux de l'Observatoire se trouvaient sur Terre, mais on y rencontrait des scientifiques okranes, humains, alephs et même quelques vampires, qui se délectaient d'images captées aux quatre coins de l'univers.
En bâtissant les ponts d'Arcs, le grand Imperium Draconis avait, quelque cent mille ans plus tôt, dérogé aux lois inflexibles de l'univers. Ils joignaient des systèmes stellaires inaccessibles, séparés de milliers d'années-lumière – mais tous dans la Voie Lactée.
Les astronomes découvraient aujourd'hui l'opportunité de différents points de vue sur l'univers, tels un metteur en scène qui s'essaierait pour la première fois au champ – contre-champ. Ils avaient étendu le champ de la classification des étoiles et des planètes, à mesure de que nouvelles aberrations passaient sous leurs yeux ébahis. Puis ils s'étaient mis en chasse des traces de l'empire des Dragons. Des étoiles encore instables, prises dans des torrents de plasma perpétuels, témoignaient de leur soif d'énergie insatiable ; des planètes de glace abandonnées aux confins de leur système, la croûte lacérée de crevasses où reposaient les cadavres de gigantesques machines terraformatrices, signaient certains échecs. L'Observatoire avait même envoyé un détachement d'astro-archéologues sur un de ces mondes morts, découvert dans le système Kzran, afin d'étudier ce qui, dans la composition des roches ou dans le processus de terraformation, avait conduit à cet échec cuisant, afin que Mars ne reproduise pas les mêmes erreurs.
Éléana en faisait naturellement partie. Elle se souvenait d'un long trajet à bord d'un tout-terrain, sur une plaine de cristaux dentelés qui éclataient sous ses roues larges, comme une mer asséchée. Les machines des Dragons, prises dans la glace et couvertes d'une épaisse poussière grisâtre, formaient des reliefs naturels, comme des rochers solitaires abandonnés au lointain.
Ils avaient foré les roches, effectué des relevés d'atmosphère, déterré des squelettes calcaires de micro-organismes précurseurs, mais ils n'avaient jamais compris ce qui avait grippé la mécanique de la terraformation. Leur meilleure hypothèse était que les machines s'étaient arrêtées toutes seules, et que le processus n'avait pas pu se poursuivre sans leur aide.
Un jour comme les autres, Éléana arriva au bureau en retard, portant sous le bras tout un dossier sur le langage des plantes. Elle était à peu près la dernière humaine à se servir de papier, sous prétexte qu'elle n'avait jamais réussi à organiser ses supports de stockage informatique, qui étaient envahis de listes de courses et de plans pour de nouveaux modèles de grille-pain. Sa dernière passion en date consistait à communiquer avec les bégonias ; elle fouillait toutes les bibliothèques de la planète à la recherche de récits d'un précédent contact.
La classification des images reçues par l'Observatoire était faite par des IA pré-Turing, parmi les plus évoluées qu'on pût trouver sur le Starnet terrien. Le bureau d'Éléana comportait de nombreux écrans, tous intégrés aux murs, et ces petits robots invisibles surgissaient sans cesse pour lui montrer quelque chose, avec la candeur d'un chien qui vient de retrouver un vieux jouet perdu dans le jardin depuis deux ans. À charge d'Éléana de vérifier leurs conclusions, d'élaborer des théories, de proposer la prise d'autres images ou, au contraire, d'ordonner que l'on tourne le téléscope de l'autre côté.
Trop prise par son projet de prise de contact avec l'univers végétal des bégonias, qui lui paraissait de la plus haute importance, Éléana n'accorda que très peu d'attention à son assistant IA ce matin-là. Il lui fallut plusieurs essais ; à sa décharge, il devait lui communiquer sa fascination pour un petit point lumineux orangé à côté d'un petit point lumineux rougeâtre. Il est difficile de donner une tension dramatique aux aventures de deux petits points lumineux. Se sépareront-ils ? Le petit point sera-t-il mangé par le gros point, ou l'inverse ? Mais l'assistant IA posait une question plus intéressante : qu'est-ce que c'est ?
Depuis quelques temps, Éléana recevait des images de ce gros point lumineux, qui ressemblait à un œil noir entouré d'une couronne rouge tirant sur l'orangé. À mesure que les astronomes de Stella Rems calibraient leur tout nouveau télescope, les images s'amélioraient, et cette couronne lumineuse gagnait en netteté. Elle était faite de touts petits filaments de toutes les couleurs, avec une prédilection pour le violet et le grenat. Dans le champ des rayons X et des ondes radio, l'objet était encore plus intéressant.
Cet astre était Sagittarius A*.
Quand elle était petite, Éléana avait formulé l'hypothèse qu'un monstre se glissait sous son lit la nuit, qui attendait le meilleur moment pour venir la dévorer. En bonne alchimiste en herbe, elle avait donc fabriqué plusieurs détecteurs de monstre : capteurs optiques, capteurs de mouvement, capteurs d'ondes gravitationnelles. N'ayant trouvé aucune preuve tangible de l'existence d'un monstre, elle s'était ouverte de son désarroi à mamie Lauren, matriarche de la famille von Zögarn, qui lui avait expliqué, avec grand sérieux, que le monstre avait quitté le dessous de son lit, s'était enfui entre les étoiles, et qu'il se trouvait désormais au centre de la Voie Lactée.
Là, bouche ouverte, le monstre attendait que les étoiles, les planètes et les petits enfants tombent dans son gosier. C'était beaucoup plus commode que de devoir se contorsionner sous un sommier. Un monstre est peut-être un monstre, mais il tient aussi à son confort.
Éléana crut qu'on se moquait d'elle lorsque mamie Lauren avança que le monstre était invisible, car il avalait aussi toute la lumière qui passait à proximité, et qu'on ne pouvait voir que le disque d'accrétion qui l'entourait, formé de plasma arraché aux étoiles en perdition, accéléré à la vitesse de la lumière et figé dans le Temps.
Avec le recul que lui conféraient ses trente années, ses cinq doctorats et ses ineffables sourcils, Éléana comprenait désormais que Sagittarius A*, trou noir galactique aux millions de masses solaires, était un monstre bien plus redoutable que tous ceux qu'elle avait imaginés dans son placard, et qu'un coup de grille-pain ne suffirait pas à en venir à bout.
Du reste, Sagittarius A* se moquait de l'univers. Il était comme un trou percé dans l'espace-temps, où s'écoulait toute la matière et l'énergie passant à proximité. Toutes les théories physiques s'écrasaient contre le mur invisible de sa singularité, région de l'espace dans laquelle n'existaient ni l'espace, ni le Temps.
De même qu'aucune photographie 3D n'avait jamais capturé la puissance extraordinaire de ses sourcils rouges, qui ressemblaient à une moustache postiche mal placée, le mangeur d'étoiles lui parvenait en deux dimensions, le nez écrasé contre la vitre de l'appareil photo, réduit à une portion de disque filamenteux où s'étirait son dernier repas.
Ce jour-là, contemplant ces deux points lumineux, le petit et le gros, ses sourcils se froncèrent. Se fiant à leur instinct, Éléana prit une grande inspiration, remit à plus tard le mystère de la communication des bégonias et se lança dans de nouvelles recherches. Elle s'endormit sur son bureau.
Plongée dans le monde des rêves, elle fit le tour de l'Observatoire en discutant avec ses sourcils. Son sourcil gauche était un rationaliste blasé qui réfutait l'existence des fantômes, méprisait les expériences de voyage astral et trouvait une explication très terre-à-terre à tout, y compris au fait qu'il soit en train de lui parler, qu'il attribuait à un tube de mayonnaise pas frais. Son sourcil droit était un fervent adepte de l'occulte qui voyait des mystères partout, mystères dont les bégonias ne pouvaient être que les gardiens. Éléana avait un grand respect pour ses sourcils, mais elle ne les écoutait qu'à moitié, disait oui à tout du bout des lèvres et suivait toujours la troisième voie.
Une femme bleue apparut devant elle. Elle crut d'abord à un reflet dans le couloir sombre, mais c'était bien une personne étrangère, à peu près aussi grande qu'elle. Sa peau avait l'indigo d'un océan sans fond, ses yeux deux billes d'obsidienne noire.
« Ce n'est rien, dit le sourcil gauche. Faisons comme si nous ne l'avions pas vue, elle disparaîtra.
— C'est incroyable ! s'exclama le sourcil droit. Tu ne la reconnais pas ? C'est Diel. Mamie Lauren prétendait l'avoir rencontrée une ou deux fois.
— C'est donc une invention de ton rêve, jugea le sourcil gauche, issue des histoires de mamie Lauren. Passons notre chemin.
— Je sais ce que tu as vu » dit Diel.
Éléana changea de route, mais les couloirs s'effacèrent les uns après les autres, jusqu'à ce que l'Observatoire se referme en une seule pièce carrée, comme une boîte de carton, dont le plafond de verre formait une jolie coupole en fer forgé.
« Il faut que tu n'en parles à personne, ajouta la femme bleue.
— Ne réponds pas, commanda le sourcil gauche. Parlons d'autre chose. Il faut lui faire comprendre qu'elle n'existe pas.
— Nous sommes fichus ! pleura le sourcil droit. C'est la fin ! Avant que nous soyons envoyés dans les limbes, je voudrais te dire quelque chose... au fond de moi, j'ai toujours voulu être une moustache. »
Diel fit un geste et les sourcils se turent. Des oiseaux passèrent au-dessus de la verrière, dont les ombres zébrèrent le visage de la femme bleue.
« C'est bien toi ? Ce n'est pas une hallucination ?
— Nous sommes dans un rêve. Ce pourrait très bien être une hallucination. »
Des écrans recouvrirent les murs ; le sol cracha deux chaises et des piles de papiers. Éléana reconnut son bureau d'un coup d'œil. Diel le traversa en quelques pas, laissant planer derrière elle un léger parfum d'iode. Elle posa la main sur une feuille de papier, qui s'imprégna d'un liquide grisâtre, puis se craquela et disparut en cendres.
« Que fais-tu ? s'exclama Éléana.
— Il faut que personne ne sache » annonça Diel.
Elle avait une voix atone, fatiguée, la voix d'Atlas à qui on annonce qu'il faudra encore soutenir le monde pendant vingt mille ans.
La déesse-océan posa la main sur un des écrans. L'image de Sagittarius qu'il affichait fut parcourue de la même solution grisâtre. Des petits copeaux tombèrent sur le sol synthétique.
« Au contraire, rétorqua Éléana. Le monde doit savoir. Les secrets des bégonias peuvent attendre, mais ceci concerne toute la Conférence des Planètes.
— Que sais-tu vraiment ?
— Je sais ce dont nous parlons. Je sais ce qui se trouve là-bas et je sais d'où il vient. Je le tiens des histoires de mamie Lauren, qui le tenait de sa mère, qui le tenait de son père, qui le tenait de toute la lignée des alchimistes von Zögarn, qui remonte au célèbre Adrian von Zögarn lui-même. C'était il y a trois cent quatre vingt-ans, et tu n'étais même pas là à cette époque.
— C'est vrai. »
Diel approcha sa main. Même à distance, Éléana devina sa froideur. Cette forme astrale ne représentait qu'un tout petit morceau d'un vaste océan.
« Tu ne peux pas me retirer tout ce que j'ai vu.
— Tu dois désapprendre ce que tu as appris. Aide-moi, Éléana. J'ai besoin de plus de temps. Je dirai la vérité au monde lorsque nous serons prêts.
— C'est une très vieille excuse. On n'est jamais prêt pour la vérité. »
Diel se mit à parler dans une langue inintelligible, faite d'un assemblage de sifflements et de claquements à peine dissemblable du chant des baleines. Quand elle comprit ce qu'elle faisait, Éléana se boucha les oreilles, mais il était trop tard. La voix de Diel forma un murmure incessant qui, comme l'eau, ne pouvait pas être arrêté ; elle coula dans son esprit et y lava les images, les idées, les vérités qui menaçaient la Conférence des Planètes. Tous ces mots dits à l'envers furent ôtés de sa pensée.
Quand Éléana s'éveilla en sursaut, toutes les photographies avaient disparu. Les assistants IA ne voulaient pas en entendre parler. Personne ne les avait jamais vues. Elle prit sous le bras le bégonia qui partageait son bureau et se mit en congé de l'observatoire. Il ne fallut que quelques jours au BPS pour la contacter.
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