La trousse de secours de l'alchimiste comporte trois éléments indispensables.

Tout d'abord, l'alcool de poire. Remplace le soufre dans la transmutation du plomb, peut servir d'anesthésiant de secours et en général, se boit en cas de petite soif.

Ensuite, le ruban adhésif.

Enfin, le Traité d'alchimie d'Adrian von Zögarn (bien évidemment).

Adrian von Zögarn, Traité d'alchimie

Au moment où le tir thermo-cinétique traversa l'aile droite de l'Escargot de Bourgogne, Lanthane se demanda si elle allait mourir. Le nanoscope aurait certainement eu un avis très pertinent sur la question, et aurait estimé ses chances de survie en fonction de l'angle de la frappe, de la puissance du vent stratosphérique, des capacités de pilotage d'Éléana.

Cette dernière jura au nom de Kaldor, de la barbe de Kaldor, de la moustache de Kaldor, des pieds de Kaldor et de leurs ongles crochus, devenant de plus en plus précise à mesure que l'aile perdait des morceaux. Une percée orangée fulminait toujours en son centre, où le métal fondu s'envolait en gouttelettes cristallines, solidifiées au contact de l'air glacial des altitudes.

Le BPS et la CVU enquêtaient sur la Division 1. Cette révélation plongeait Lanthane dans le désarroi le plus complet, comme un officier de police municipale de province que l'on appelle pour un cambriolage et qui, ayant assisté au meurtre du président en exercice, se retrouve plongé dans un complot visant les plus hautes sphères de l'État. Lanthane avait déjà voyagé au-delà du système solaire, elle avait visité Raven, mais jamais elle n'avait eu à traiter avec les éléments opérationnels de la Division 1.

À son origine, la Conférence des Planètes réunissait la Terre, Mars et Raven ; elle avait depuis englobé une dizaine de planètes de l'Omnimonde, dont Rems, Lazarus, Nemus et Neredia. Son rôle était de normaliser les relations diplomatiques, de sceller des accords intermondiaux, de favoriser les échanges commerciaux et culturels au moyen des ponts d'Arcs stellaires. La Conférence s'était donc organisée en Divisions, chacune disposant de ses prérogatives : une division chargée de cartographier l'Omnimonde et de surveiller la stabilité des ponts d'Arcs, une division pour la diplomatie intermondes, une division pour normaliser les routes commerciales et les réseaux de communications intersystèmes, et surtout, une division pour la sécurité de ces réseaux. La Division 1.

Selon les accords en vigueur, aucune planète de la Conférence ne disposait de force militaire spatiale autonome. Seule la Division 1 était habilitée à équiper ses vaisseaux d'armements allant du canon thermo-cinétique au générateur de champs de Higgs. Elle sécurisait les frontières de la Conférence et son espace intérieur. Ses satellites, ses bases opérationnelles et ses croiseurs surveillaient près de soixante-dix ponts d'Arcs frontaliers. Ses frégates accompagnaient chaque convoi lors de son trajet dans l'espace de la Conférence. La Division 1 avait l'expérience du combat spatial ; des pirates de systèmes voisins tentaient couramment de venir faire main basse sur les richesses de la Conférence, et plus d'une fois, les armes effrayantes dont disposait la Division les avaient renvoyés dans les limbes. Enfin, lorsque des diplomates signaient un traité de non-agression avec un empire expansionniste, c'était bien la Division 1 qui les accompagnait, chargée de montrer les muscles au nom de la Conférence.

La Division employait trente mille almains de tous horizons, invisibles, intraçables, qui abandonnaient leur nationalité d'origine pour se consacrer à la Conférence. Les peuples tranquilles de Mars et de la Terre n'imaginaient même pas que ces almains dont on relatait les exploits lointains à la télévision venaient aussi arrêter des suspects sous leurs fenêtres.

Elle devait donc enquêter sur les activités de la Division. Cette mission contredisait tous les traités intermondiaux en vigueur ; Lanthane nageait dans l'illégalité la plus totale. En retour, la Division utilisait tous les moyens à sa disposition pour l'empêcher de rejoindre l'orbite et protéger ses secrets.

« Pas de panique, clama Éléana, dont les mains gantées étaient crispées sur la manette de contrôle. Tant que l'aile est accrochée, on ne risque rien... mais pourquoi ont-ils esquinté mon héritage familial ?

— Normalement, les patrouilleurs doivent faire trois tirs de semonce. Il y a trop de turbulences, ils ont dû rater leur tir. »

Si la Division voulait me tuer, ils l'auraient déjà fait, songeait Lanthane. Il aurait suffi de faire passer une feuille de papier sous la porte de ma chambre d'hôtel, imprégnée d'un aérosol empoisonné indétectable par le nanoscope. Ils auraient pu faire ressembler ma mort à une défaillance de la machine.

Mais le BPS s'en serait douté. Ils veulent donc que ce soit un accident. Un délit de fuite.

Derrière les actions de la Division 1 se trouvaient des stratèges post-Turing dont l'intelligence artificielle dépassait celle des almains de plusieurs ordres de grandeur ; ils prévoyaient tous les coups à l'avance et personne ne pouvait les surprendre. Faire face à leurs plans, c'était comme être jeté dans une grande pièce vide, pourvue de nombreuses portes de sortie, mais où chaque porte avait déjà été ouverte et étiquetée. Le seul moyen d'échapper à leurs mains invisibles...

« Je vais commencer à faire des manœuvres d'évitement. Attention, ça va mélanger le haut et le bas, j'espère que vous n'avez rien mangé de lourd ce matin. »

... était peut-être de défoncer le mur à la masse et de se créer sa propre ouverture.

L'Escargot de Bourgogne partit en vrille. Lanthane vit la Lune passer périodiquement au-dessus de sa tête, suivie par une traîne d'étoiles floues. De temps à autre, des traits de plasma se joignaient à ce ballet de lucioles. Éléana n'avait pas cessé d'accélérer, mais tant qu'elles se trouvaient dans l'atmosphère, les drones supersoniques ne les lâcheraient pas d'une semelle.

« Jusque-là, tout se passe comme prévu » jugea l'alchimiste en tenant la manette d'une main, tandis que de l'autre, elle croquait dans une pomme.

Un grincement de protestation retentit par-dessus les vibrations qui secouaient la carlingue. Lanthane vit des chauve-souris s'envoler au-dessus du cockpit ; certaines se cognèrent contre la vitre, où apparurent des impacts inquiétants. Elle comprit que l'aile venait de céder. Les yeux rouges des roussettes étaient des scories métalliques en train de s'éteindre.

Éléana ayant épuisé les blasphèmes kaldariens, elle appela Unum à la rescousse et jura au nom des sandales d'Unum, de sa toge mal repassée, de sa barbe pleine de miettes et de son air bougon. À grand renfort de sonneries et de lumières percutantes, l'Escargot de Bourgone informait sa propriétaire qu'il n'avait plus aucune portance. L'appareil se pencha sur le côté, puis se mit sur le dos, tandis qu'Éléana donnait des coups de pied sur une pédale coincée.

« Je retire ce que j'ai dit, annonça-t-elle. On n'a pas besoin des ailes. Dès que j'aurai allumé le réacteur stratosphérique, ce sera bon. »

Les messages automatiques envoyés par les drones continuaient de retentir périodiquement, hachés par les crachotements de la radio.

... veuillez suivre la trajectoire... infraction de catégorie 1... veuillez...

Éléana plongea la main sous le panneau de contrôle et arracha un fil, ce qui mit fin, sinon à l'envoi des appels, du moins à leur réception.

« On est en train de les semer, dit-elle en regardant le radar. Ils ne peuvent pas aller aussi haut que nous. »

Une nappe de nuages passa dans le champ de vision de Lanthane, tandis que l'alchimiste remettait le vaisseau en place. Ils étaient si lointains que leurs formes individuelles, brillant encore de reflets étoilés, se brouillaient en une grande masse liquide. Le ciel au-dessus d'elles s'obscurcissait comme un domaine interdit. Après quelques secondes supplémentaires, les drones se mirent à redescendre. Au loin, un ballon-sonde argenté était suspendu entre l'immensité du ciel et l'horizon flou de la Terre, comme un phare solitaire.

« Est-ce que vous entendez quelque chose ? demanda Éléana en tournant la tête de droite à gauche. Comme un sifflement. »

Elle l'avait entendu, mais Lanthane le confondait avec les effets secondaires du nanoscope. Son regard se posa sur un impact dans la vitre du cockpit. Une pièce de métal de la taille d'un stylo, échappée de l'aile, y avait fait un trou de guêpe à dix centimètres de son visage et était venue se planter du côté de la pilote, dans le cuir de l'habitacle, manquant de peu le bégonia en pot. L'air s'échappait à l'extérieur en sifflotant comme un poète frivole.

« Nous allons bientôt avoir un problème de pression » jugea Éléana.

L'alchimiste avisa la pomme à demi entamée dans sa main et l'écrasa contre la vitre, ce qui bloqua la fuite, puis elle fixa le fruit décisif à l'aide d'un peu de ruban adhésif.

Lanthane contempla ce travail d'expert d'un œil inquiet. Un voile noir recouvrit son champ de vision, comme si la nuit entrait dans le cockpit et éteignait toutes les lueurs clignotantes une par une. Le visage masqué d'Éléana, qui se félicitait de cette échappée réussie, fut le dernier enveloppé par l'ombre.