
10. Socrate
Cependant, Perceval ne semblait pas trouver le repos. Galahad, l'un des plus sages chevaliers de la Table Ronde, celui qui aurait plus tard la garde d'Excalibur, vint s'enquérir de son ami. Celui-ci gardait son regard rivé vers les étoiles scintillantes du désert où, cent mille ans plus tôt, s'élevaient les cités de l'ancienne civilisation humaine engloutie par le Déluge.
« Penses-tu que nous sommes à la hauteur de ces luttes passées ? demanda-t-il d'une voix inquiète.
— Il est vrai que nous marchons à l'ombre des géants du passé, et que nous ne grimpons les sommets qu'en prenant appui sur leurs épaules. Cependant, Perceval, songe que ces géants ne sont plus que d'antiques statues écroulées et ensevelies. La lumière qu'ils ont portée avant nous, nous en sommes les seuls dépositaires. Et cette lumière ne vaut pas moins que la leur.
— J'ai parfois le sentiment, Galahad, que sur tous les chemins que j'emprunte, quelqu'un est passé avant moi. Toutes mes paroles, il les a dites, toutes mes décisions, il les a prises. Est-il possible que nous ne faisons que répéter la même existence, d'un bout à l'autre du Temps, et que même notre quête n'est qu'un simple motif ?
— C'est possible, dit Galahad. Nous ne le saurons que si nous atteignons la fin du voyage. »
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
>Voulez-vous ouvrir le dossier concernant : Adrian von Zögarn ?<
Quel rapport avec Socrate ?
Retranscrire cette situation dans un rapport serait sans doute l'une de ses expériences les plus ardues en tant qu'agent du BPS.
C'est à ce moment, Mikhail-sen, alors que la police hésitait à enfoncer les clôtures de l'astroport pour venir m'y rechercher, que je parlai de Socrate avec mon deuxième cerveau.
>Le nom « Socrate » apparaît vingt-sept fois dans le dossier concernant : Adrian von Zögarn.<
Attends, von Zögarn était un alchimiste du XXIe siècle. Il est mort depuis trois cent ans au moins !
>Donnée exacte.<
Quelqu'un se fait passer pour lui ?
>L'enregistrement au nom de « Socrate » présente toutes les caractéristiques d'un faux. Il a eu lieu hier. Un modèle similaire de vaisseau de transfert orbital, présentant les mêmes caractéristiques techniques, était entreposé dans l'astroport il y a dix ans, et rapporté comme « hors service ».<
Qu'est-ce que ça signifie ?
Une seule certitude, ce fil d'Ariane qui traversait en droite ligne le parc de l'astroport menait à sa seule chance de sortie, fût-elle illusoire.
>Attention, tes ondes cérébrales présentent des modèles inquiétants. Prévoir une déconnexion du nanoscope dans moins d'une heure.<
Le temps que je trouve ce vaisseau, maugréa Lanthane à haute voix.
Depuis quelques secondes, un vrombissement s'était accentué sur sa gauche ; bientôt, le claquement des pales d'un pentacoptère s'abattit sur les arbres clairsemés du parc, qui s'agitaient comme une foule en panique. Depuis l'appareil peint en gris dauphin, aux couleurs de la police de Paz, un officier réitéra ses menaces au moyen d'un haut-parleur directionnel, tandis que des projecteurs puissants illuminaient le parcours de Lanthane.
Ce n'est pas leur juridiction.
>Le BPS les a autorisés à entrer. Ordre exécutif 2387-07-38 émanant de la Direction Générale, suite à une demande urgente de la police.<
On ne peut plus faire confiance à personne.
Sans se poser de question, Lanthane suivit la ligne rouge jusqu'à la porte de service d'un hangar, qu'elle enfonça d'un coup de pied. Le pentacoptère disparut de son champ de vision ; sans doute cherchait-il un endroit où se poser. Une pénombre abyssale tomba sur elle, dans laquelle seul le nanoscope, au moyen de ses senseurs plus performants, taillait des frontières et des formes.
Elle entendit un bruit métallique massif, comme la chute d'un objet lourd, puis le glissement de vérins hydrauliques. Une lame de lumière traversa l'océan noir ; la porte du hangar s'ouvrait. D'une hauteur, à quelques mètres d'elle, chuta un tournevis, puis un pistolet à colle, puis une perceuse sans fil, puis une pomme verte et enfin, un grille-pain, qui s'écrasa avec la grâce dont seuls sont capables les vieux appareils électroménagers conscients d'avoir fait leur temps.
« Oh, zut. »
Le nanoscope repéra aussitôt la présence d'une femme, montée sur l'aile d'un aéronef qui occupait un volume négligeable dans le vaste entrepôt.
« Lanthane-sen ? C'est vous ? Vous êtes là ? »
Elle cessa de clignoter en rouge lorsque le nanoscope reconnut son empreinte vocale. Lanthane ne l'avait jamais vue ; du reste, un masque à oxygène recouvrait son visage, ainsi que des lunettes de pilote. Elle agitait des bras avec exagération, comme si Lanthane se trouvait à des kilomètres, alors qu'elle pouvait sentir son parfum d'ici.
« Montez ! invita la femme. Nous décollons dans dix minutes. Est-ce que vous voulez une pomme ? »
Quel est le modèle de cette navette ?
>Aucun modèle. Il s'agit d'un appareil privé homologué en 2330 par le Bureau des contrôles aériens, suite à une demande de Lauren von Zögarn.<
Envisageant sans doute qu'il était temps de ranger le cockpit, la femme avait ouvert l'habitacle étroit de l'aéronef. Elle jeta un sandwich entamé, un couvercle de poubelle et une grenouille empaillée dont, semble-t-il, elle n'avait jamais réussi à se séparer jusqu'à présent.
« Qui êtes-vous, alman-sen ? » s'exclama Lanthane.
Elle ne reçut pour toute réponse qu'un marmonnement, suivi d'une boîte de conserve percée de trous mystérieux, qui roula à ses pieds.
La porte du hangar étant à moitié ouverte, la litanie des policiers reprit, comme une de ces mauvaises chansons qui ne font que répéter leur refrain cinquante fois. Les lueurs de lampes à faisceaux apparurent dans l'entrebâillement, qui se promenèrent sur les autres épaves. Les apercevant, la femme agita des bras avec plus d'énergie.
« Montez ! Nous décollons dans deux... dans une minute ! »
Lanthane jeta un regard inquiet aux roues primitives qui soutenaient le poids de l'appareil, une sorte d'avion à réaction bedonnant, et s'accrocha aux barreaux de fer plantés dans sa carlingue. Elle rejoignit son hôte dans la cabine minuscule, qui disposait tout de même de quatre sièges, comme l'habitacle d'une voiture. Des photos de famille jaunies étaient collées aux vitres arrière. Le nanoscope ajouta un nom à deux visages, qui avaient donc été entrés dans la base de données du Bureau.
Lanthane allait dire quelque chose lorsqu'un masque à oxygène s'écrasa sur son nez.
« Je n'ai pas eu le temps réparer le recyclage d'air, dit la femme sous son groin de plastique, dans ce qui ressemblait au ronchonnement d'un ruminant dérangé.
— Qui êtes-vous ? »
Elle appuya sur un bouton ; leurs sièges se mirent à trembler et une des photos se détacha de la vitre.
« Couvrez-vous bien. Je ne suis pas sûre que le chauffage fonctionne non plus. »
Lanthane avait fait tout ce qu'elle pouvait. Elle mit correctement les attaches de son masque, passa sa ceinture et observa avec un certain amusement la fuite des policiers surpris, tandis que l'appareil roulait hors du hangar.
« Ha ! Ça marche.
— Votre nom, ânonna Lanthane sans conviction.
— Est-ce que vous connaissez l'histoire de Platon ? »
L'appareil va tomber en morceaux, songea Lanthane.
« Non, je ne connais pas l'histoire de Platon, je veux juste savoir qui vous êtes et où vous m'emmenez.
— Eh bien, Platon s'est fait piquer par un moustique. Depuis, il Socrate. Ha ! Ça c'est de l'humour. J'ai toujours prévu que si ma carrière en imagerie astronomique tournait court, je me reconvertirais dans l'humour. C'est pourquoi je me suis entraînée toute ma vie, avec le succès que l'on sait. »
Lanthane étant désormais aux mains de la pilote de cet avion de musée, elle passa son nanoscope en veille, ce qui lui fit l'effet d'une décharge électrique à la base de la nuque.
« Mais je suppose que vous allez me demander mon nom, et je serai obligée de vous répondre honnêtement, car nous sommes toutes les deux en cavale, et que c'est la règle. Je suis... je suis... je suis cinglée ! Haha. L'humour. »
Au moment où le nez de l'appareil, au demeurant orné d'un superbe dessin d'escargot, émergea du hangar tel un hérisson sortant de sa tanière, des impacts retentirent sur la carlingue. Une alarme se mit à hurler, obligeant la pilote à appuyer sur la moitié des boutons devant elle pour trouver celui qui mettrait fin à ses rugissements.
« Sagouins ! cria-t-elle. Ne touchez pas à mon héritage familial ! »
Elle enclencha un levier dont la peinture rouge, encore fraîche, resta sur ses gants de cuir, et l'appareil laissa derrière lui le hangar et la police de Paz. Il atteignit les deux cent, trois cent kilomètres à l'heure avant de s'arracher du sol avec un à-coup.
« Il se pourrait que nous soyons poursuivis par des drones. Mais ne craignez rien ! Je suis la digne héritière d'une longue lignée de pilotes. À votre avis, si j'appuie sur le bouton bleu, est-ce que le bouton vert arrêtera de clignoter ? Tentons l'expérience.
— Je suis Lanthane, agente du BPS, mais vous avez l'air de déjà le savoir.
— Oh, en effet. Je suis Éléana von Zögarn, alchimiste renommée, philosophe certaine, artiste chevronnée, championne de l'improvisation, diplômée du Collège Général de la Débrouille, s'il en existe un. Par ailleurs, je sais cuire des pâtes.
— Où allons-nous, Éléana von Zögarn ?
— Nous allons voir ailleurs si nous y sommes, mais a priori, nous n'y serons pas. Est-ce que vous voulez une pomme ? Au fait, je devais vous montrer quelque chose, avant de monter à bord, et j'ai fait tomber mon grille-pain – adieu, ô mon fidèle Alfred – et du coup j'ai oublié. Est-ce que vous connaissez ça ? »
Lanthane essaya de lui dire qu'il valait mieux qu'elle tienne la manette de contrôle des deux mains, mais entre deux coups de pieds pour dégager ce qui semblait être une commande de dégivrage, elle produisit une carte de tarot kaldarien, représentant une sorte de double serpent entrelacé, un anneau noir, un anneau lumineux, collés ensemble comme le symbole de l'infini.
« Anh, reconnut Lanthane. Le principe primordial.
— Ah, vous êtes trop forte. C'est comme disait Mikhail. Pas besoin de vous expliquer.
— Il va falloir m'expliquer à un moment ce que nous faisons ici.
— Voyons, c'est évident. Une mission secrète. »
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