Interlude : Parole de l'Oracle

Le devin Outa-Napishtim, l'un des rares hommes à avoir survécu au Déluge, fut longtemps loué par ses disciples pour sa sagesse et son intelligence. D'aucuns prétendent qu'il fut immortel, car il ne peut en être autrement de quelqu'un qui avait pu traverser le plus grand cataclysme de l'histoire de l'univers. Pour d'autres, étant né dans les premiers âges de l'humanité, il fut simplement doté d'une longévité exceptionnelle, car il est bien connu que les hommes des premiers temps vécurent des vies plus longues que les nôtres.

L'un des grands accomplissements d'Outa-Napishtim fut sans doute de poser la première pierre de la fameuse cité d'Our, dont les cent ziggourats s'élevèrent si haut au-dessus de la plaine rouge que les voyageurs les préféraient aux étoiles comme point de repère. Mais en ces temps incertains, le grand sage n'était entouré que d'une poignée de fervents disciples.

Un jour, alors qu'ils se reposaient de leur dur labeur à l'ombre des oliviers sauvages qui poussaient entre le Tigre et l'Euphrate, le vieil aveugle s'adressa à ses disciples en ces termes.

« Je dois aujourd'hui vous apprendre une vérité du monde et l'un des symptômes de son dérangement. Car l'univers que nous connaissons est dérangé ; il l'était avant le Déluge, et il le sera encore, car cette marque date de sa création. C'est pourquoi la vérité est si difficile à atteindre, et c'est pourquoi nul ne peut se prévaloir de connaître l'ordre des choses, ni moi, qui suis pourtant l'Oracle et dont les yeux voient le passé et l'avenir ; ni les Mille-Noms, qui de leur suprême Séjour éternel, dirigent l'univers comme un char lancé dans sa course, sans trop savoir où il va et sans pouvoir l'arrêter.

Voici donc la vérité que je vais vous apprendre. Tout homme qui naît est marqué par le dérangement du monde, et ce dérangement se manifeste de manière très concrète, dans le fait qu'il manque à chacune de nos âmes un fragment. Ce fragment s'est détaché de vous à la naissance ; tandis que votre âme était insufflée dans votre corps, il est tombé ailleurs dans l'univers. Hélas, nul, pas même les dieux, ne sait où il est tombé ; car les Mille-Noms, depuis le Déluge, ne posent même plus leur regard sur cet univers qu'ils estiment perdu pour leurs projets.

C'est une chose curieuse, car ceux qui ne se sont pas encore réunis avec leur fragment ignorent qu'ils sont incomplets ; seuls ceux qui l'ont retrouvé connaissent la sensation de se retrouver soi-même, de retrouver sa place dans le monde et d'y exister d'une nouvelle manière.

— Mais, grand sage, l'interrompit un disciple, où peuvent se trouver nos fragments ?

— Je sais qu'ils peuvent se trouver partout, car les fragments d'âme s'attachent aussi bien aux choses inanimées qu'aux choses animées ; contrairement aux unes et aux autres, ils sont éternels et indestructibles. Toi, par exemple, ton fragment est attaché dans le plumage d'un aigle qui vole au-dessus de notre chantier, et tant que tu ne sauras pas voler, tu ne pourras l'atteindre. Toi, ajouta-t-il en désignant une disciple silencieuse, ton fragment se trouve au sommet de la plus haute montagne de ce monde, un sommet que nul homme n'a jamais gravi et où, dit-on, se trouve le dernier chemin menant au Séjour éternel des dieux. Et tant que tu n'auras pas gravi ce sommet, tu n'auras pas atteint ton fragment. Toi encore, ton fragment se trouve dans les branches d'un arbre solitaire, qui a poussé sur la tombe de tes parents ; tant que tu ne reviendras pas sur ta terre natale, tu ne pourras atteindre ton fragment. Toi, ton fragment se trouve sur la première étoile qui apparaît à droite de la Lune, le jour du solstice d'été ; tant que tu n'auras pas atteint cette étoile, tu n'auras pas atteint ton fragment.

— Mais, grand sage, n'est-ce pas impossible ? Vivrons-nous assez vieux pour gravir les plus hautes montagnes, voler comme les oiseaux, rejoindre les lointaines étoiles ?

— Cela vous sera possible, car l'âme est de nature immortelle, qui n'est point soumise à la trame du Temps. Si vous ne retrouvez pas ces fragments dans cette vie, votre quête se poursuivra dans une autre. Cet univers est ainsi fait d'âmes complètes et d'âmes incomplètes ; aujourd'hui, au commencement des Temps, toutes les âmes sont incomplètes ; mais chaque fois qu'une âme sera complète, elle sera enlevée au cycle des réincarnations et le Temps sera un peu vaincu. Jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une seule âme incomplète.

— Et moi ? demanda un disciple. Ô grand sage, sais-tu où se trouve mon fragment d'âme ? »

Outa-Napishtim parut alors peiné ; il hocha la tête d'un air las, mélancolique.

« Hélas, mon enfant, ton fragment d'âme ne se trouve ni au fond de la mer, ni au sommet d'une montagne ou de la voûte céleste. Le tien sera bien plus difficile à atteindre.

— Qu'est-ce qui peut être plus difficile à rejoindre, ô sage, que le fond de la mer, le sommet de la montagne où l'étoile sur la voûte ?

— Ton fragment d'âme est attaché à une autre âme. Depuis le Déluge, vous deux êtes sur des rayons opposés de la roue des réincarnations. Chaque fois que tu nais, elle disparaît ; chaque fois que tu pars, elle revient. Vous êtes comme deux voyageurs voués à faire le tour du monde. Vous marcherez parfois dans la même direction, et dans ce cas, vous serez à deux points opposés du monde, et vous ne vous rencontrerez jamais. Vous marcherez parfois en sens inverse, et dans ce cas, vous vous croiserez deux fois à chaque rotation, de manière si fugace que vous ne reconnaîtrez votre fragment qu'après mille ans d'efforts. Car la montagne et l'étoile sont fixes dans l'espace, mais l'humain, dans cet espace, se déplace aussi vite que le Temps lui-même. Aussi, chaque fois que tu avanceras d'un pas, elle avancera d'un pas ; chaque fois que tu reculeras d'un pas, elle reculera d'un pas ; et ta seule chance est que l'univers se lasse de cette course ; que le monde se déforme, que la montagne qui vous séparait s'effondre, que l'étoile qui aiguille votre chemin se déplace et que vos courses se rejoignent ainsi. »

Ayant entendu cela, le disciple se leva ; il salua le grand sage et, à l'étonnement des autres disciples, il se mit en chemin.

Il est dit que cet homme, ce voyageur, traverse toujours l'univers à la recherche de son fragment d'âme. De toutes les âmes du cycle des réincarnations, qui sont, selon la légende, au nombre de sept cent soixante dix-sept milliards, cet homme sera le dernier à retrouver son fragment et à se compléter enfin. Il bravera l'incompréhension des autres hommes, la cruauté des dieux moqueurs et la fourberie des astres et, lorsqu'il aura terminé sa quête, la roue des réincarnations sera brisée, et le Temps prendra fin.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde