81. La Source du Temps
Quand ils empruntèrent ensemble cette porte dérobée dans son palais de cristal, Ozymandias baissa la tête pour la toute première fois de son existence ; car son règne venait de prendre fin. Toute la superbe de ses jeunes années s'en était allée comme un vernis bon marché. Le roi des rois était retombé en humanité, devenu un vieillard importent, affaibli, dont Léna soutenait l'épaule fragile.
« Où sommes-nous ? » s'exclama-t-il en relevant le regard.
Un désert s'étendait à perte de vue, dont leurs silhouettes vacillantes formaient la seule rupture verticale. Son sable, des gravillons vitreux mêlés d'une fine poussière, formait une couche uniforme par-dessus un sol lisse. Un vent désarticulé y agitait des tourbillons solitaires, comme la main d'un artiste désœuvré. Il régnait ici un vide angoissant, austère et inquiétant, semblable aux abysses extrasolaires privées de la lumière des étoiles.
« Je devrais l'ignorer, déclara Léna d'une voix faible, et pourtant... il me semble que je suis déjà venue ici, en rêve.
— Je vous attends depuis plusieurs siècles. »
L'image d'une femme se découpa dans leur champ de vision, comme si elle était la seule réalité, et le désert, un décor qui parut reculer au loin derrière elle. Léna, qui l'avait déjà croisée, la reconnut aussitôt. Son apparence hésitait entre deux figures imparfaites, deux masques qui ne pouvaient pleinement la décrire, ni lui rendre justice ; elle paraissait humaine, avec un visage lisse, parsemé de pointillés vermillon, des cheveux de la même couleur éblouissante, des yeux dorés. Mais ses bras découverts étaient d'un rouge sec, écailleux, comme brûlé par le soleil, et ses mains avaient six doigts.
« Oui, ajouta-t-elle, Léna, votre voyage a été si long que je m'en serais languie. Mais nous sommes ici tout près de la Source du Temps, et cette attente n'en était pas vraiment une.
— Que faites-vous ici, Crysée ?
— Il faut me suivre, annonça la solaine en faisant un geste évasif de la main.
— Pour aller où ? Ozymandias ne pourra pas marcher bien loin, sauf si vous m'aidez à le porter.
— Le roi des rois se portera très bien. »
En effet, le vieillard se dégagea de son épaule, et comme mû par une intuition, il enjamba le pas à la solaine. Entré ici vieillard, il semblait déjà regagner sa jeunesse, comme s'ils atteint ces autres rivages sur lesquels les morts, disent certains, remontent le cours de leur existence. Comme s'ils avaient dépassé le Temps lui-même, qui pourtant si près du but, abandonnait sa féroce poursuite.
« Je sais où nous sommes, ce qu'elle est, ce qu'ils veulent, dit-il d'une voix lourde, mais claire. Tu es déjà venue ici, Léna, car nous venons tous d'ici. Nos vies, tous nos rêves, nos espoirs, nos regrets, coulent de la source du Temps, et cette source se trouve à quelques pas à peine. Nous sommes au centre de l'univers, dans le Séjour des Mille-Noms. Les premiers dieux. Ceux qui m'ont donné le pouvoir, confié la tâche de fonder l'empire, et à qui j'ai failli.
— Ils ne te gardent point rancune, Ozymandias, rétorqua Crysée. Tu as tenu ton rôle. Ils ont donné un but à l'univers, et par là, un but à chaque chose. Mais certaines choses se sont trouvées un autre but, certains se sont prétendus libres, et de ce paradoxe est née la discorde. S'il n'eût été Aléane, peut-être aurais-tu achevé l'empire. Mais il fut Aléane, et peut-être était-elle inévitable. Et il fut tant de vents contraires qui ont rendu ta tâche impossible. Tu n'as donc pas failli, tout l'univers a failli. »
Ils ne se déplaçaient pas ; ils ne venaient de nulle part et n'allaient nulle part, car le désert était infini et identique dans toutes les directions. Mais en ce Séjour austère, le temps et l'espace étaient si liés que leurs quelques phrases les portèrent à mille lieues, tandis que leurs quelques pas les faisaient avancer de nouveaux siècles décisifs.
« Je suis ici pour une raison » dit Ozymandias.
Crysée s'arrêta brusquement ; il fit de même, et ses jambes encore faibles tremblaient, car il craignait de se trouver à un point de non-retour. Il ne croyait pas en la bonté naturelle des Mille-Noms. Cela ne faisait pas partie de leurs attributions ; c'était au mieux une invention des premiers peuples après le Déluge, qui cherchaient dans leurs dieux des mères, des pères universels qui regardaient l'humanité avec bienveillance. Surtout, tous les dieux venus après les Mille-Noms laissaient aux hommes la possibilité d'écrire leur propre histoire, sinon de le tenter. Mais pour les dieux primordiaux, l'humain avait le même statut qu'un rocher inanimé. Le rocher avait un but : devenir une des pierres de l'Empire qui relierait le ciel et la terre. L'homme avait un but semblable. Tout le reste, toute la philosophie, la science, l'art, la chevalerie, l'amour et la passion, la guerre et la douleur, n'étaient que les distractions de créatures ingrates ayant oublié leur première nature.
Parle, semblait vouloir dire Crysée. Tu te tiens en présence de tes dieux. Tu n'auras pas une deuxième occasion de t'adresser à eux, sur un pied d'égalité, car tu n'es toi aussi, malgré tes titres et ton rang, que la même glaise matérielle qui s'est brisée entre leurs mains.
Trois autres silhouettes s'étaient à demi formées, encore de simples voiles de fumée suspendus dans le vide, de couleurs ternes. Léna pouvait sentir leur présence, mais tant qu'ils ne seraient pas nommés, tant qu'ils ne seraient pas appelés, ils n'apparaîtraient pas. Car les Mille-Noms étaient de tels zéphyrs, restés inconsistants tant que l'univers n'avait pas produit un socle de concepts propre à chacun d'entre eux ; une pléthore de noms, de formes dont ils n'avaient eu qu'à choisir, tel le dragon tapi dans la caverne, assis sur une montagne d'or, mais qui ne garde véritablement qu'une seule gemme précieuse.
Crysée était une telle gemme. Elle avait été choisie, elle faisait partie d'eux. Elle était entrée dans leur cercle.
« Quel était le but de l'Empire ? lança Léna. Quel était le but de tout ceci ? Était-ce le seul moyen de découvrir leurs noms ?
— C'était sans doute le cas, dit Crysée. Mais cela n'a pas eu lieu. L'histoire de l'univers s'est détournée de la course qu'ils avaient envisagée. Maintenant, Léna, fais silence. Il faut que le roi des rois parle. »
La solaine tourna la tête vers Ozymandias ; elle battit des paupières, comme un instant d'hésitation, et déclara :
« Décide pourquoi tu es venu ici, roi des rois. »
Léna ne put que rêver la réponse qu'elle souhaitait entendre de lui. Je suis venu vous rendre ce que vous m'avez donné, ce pouvoir qui ne m'a rien apporté, qui n'a rien apporté à l'univers, je suis venu proclamer la liberté des conscients, et la fin de votre règne. Je suis venu vous visiter une dernière fois car, après moi, nul n'aura plus souvenance des Mille-Noms, et vous disparaîtrez comme tous nos vieux souvenirs. Je suis le dernier homme ayant vécu avant le Déluge, le dernier représentant de votre ère, et je vous emporte avec moi dans la tombe.
« Je suis venu vous rejoindre, dit-il, sans qu'elle pût savoir s'il l'avait choisi, ou s'il y était déjà forcé.
— C'est cela. Prends ta place parmi eux. »
Les autres formes des Mille-Noms surgirent alors. Ils formaient un duo. Le Sage avait l'apparence du dieu Kaldor ; une ample cape grise recouvrait sa silhouette, un masque de métal son visage. Le Guerrier était un jeune solain, aux cheveux noirs, vêtu d'une tunique simple.
« Tu es et tu resteras le Roi, asséna Crysée. Nulle punition, nulle rédemption ne te sera offerte, car tu n'as commis aucun crime. »
Le Roi était Ozymandias.
Et Crysée se tenait en tête du groupe. Crysée était l'Annonciatrice. La messagère de leurs ultimes volontés.
« Il nous reste une chose à faire, déclara la solaine en tendant la main vers Léna. Je vais accéder à ton souhait le plus cher, Aléane. Il est dit que chaque chose retourne un jour là d'où elle vient ; tu n'échapperas pas à cette loi ; je vais maintenant te montrer d'où tu viens. Suis-moi. »
Les autres Mille-Noms, inutiles, s'effacèrent derrière elles. De minuscules étincelles lumineuses semblaient scintiller au-dessus du sable.
« Comme je te l'ai dit, nous sommes tout près de la source du Temps. C'est là que tu te trouves, Aléane. C'est ici qu'il reviendra te chercher. »
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Ainsi s'achève Nolim IV !
Je prévois encore trois bouquins, mais seul 1.5 sont écrits. Je suis encore en train de travailler dessus...
Salutations kaldaristes,
CN
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