80. L'invention des chips
« Et c'est à ce moment que, mon ami Caelus ayant pris les choses en main, Astyane et moi nous sommes éclipsés. Nela était au-dessus de nos têtes, fusant à quatre vint dix neuf pour cent de la vitesse de la lumière comme un chariot de feu. Sous nos pieds, Adonis AE, le corps glacé d'un omnisaure oublié depuis dix mille ans. Au milieu, ma moustache. »
Malgré la densité de son discours enflammé, Adrian trouva le moyen d'engloutir une part de pizza. Marcion termina son verre de prosecco. Les bougies du restaurant diffusaient une lueur irréelle, sans doute propice à de telles histoires ; dans le coin de la pièce, deux amoureux se demandaient en mariage.
À peine trois mois après l'incident du BIS, les années en retard rattrapaient Adrian comme une légion d'usuriers agressifs. Ses cheveux avaient complètement blanchi et ce ton salpêtre atteignait jusqu'aux cimes de sa moustache grisonnante. Il n'avait, fort heureusement, rien perdu de son énergie.
Astyane avait gardé son apparence, mais elle paraissait plus mûre, paisible comme un ermite en retraite.
Ils avaient laissé quelque chose derrière eux ; il fallait être un idiot pour ne pas le remarquer. Le Dragon Zögarn. La magie d'Atman. Tous deux devaient accepter avec philosophie leur changement d'existence.
« Pourquoi est-ce que vous êtes partis ?
— Nous n'avons pas eu le choix...
— Lorsque nos esprits sont sortis de la Noosphère, reprit Astyane, nous avions été transportés sur Daln. Ce n'était pas un hasard. C'est là-bas que nous souhaitions nous rendre tous deux.
— J'ai décidé d'y prendre ma retraite » confirma Adrian.
Pour fêter cette bonne nouvelle, il porta un coup de dents fatal à une autre part de pizza.
« Et l'épée magique dont vous parliez tout à l'heure... Ohm Sad...
— Ohn Sidh, corrigea Astyane. Je suppose qu'elle se trouve toujours là où je l'ai laissée, plantée dans le rocher qui trône au milieu du hall d'entrée du Bureau.
— De toute façon, elle est invisible, ajouta Adrian, et personne ne parviendrait à la déplacer. Il vous faudrait un mage d'Arcs de premier plan pour manipuler Ohn Sidh. Depuis que l'esprit d'Atman a été renvoyé au vide intersidéral, ça ne court par les rues. Vous n'avez pas faim, monsieur Martien ? Je peux finir votre risotto ?
— Comme vous voulez » dit Marcion.
Dans un mouvement si vif qu'il en parut flou, son assiette fut aspirée de l'autre côté de la table et Adrian commença à s'acharner sur les derniers grains de riz.
« En vous voyant, monsieur von Zögarn, je ne peux pas m'empêcher de penser... vous n'êtes plus un Dragon, vous n'êtes plus un mage, mais tout ceci n'est que façade. Vous-même, vous n'avez pas beaucoup changé.
— Changer n'est pas une fin en soi, nota Adrian en contemplant le vide laissé dans l'assiette creuse en porcelaine. Il y a des gens qui ne changent pas beaucoup, une fois qu'ils ont trouvé les principes fondamentaux sur lesquels appuyer leur existence.
— Comment se porte Daln ?
— Hum, avec un levier et un point d'appui, cela devrait faire l'affaire.
— Depuis la Conférence de Yora, les conflits qui animaient la planète sont redescendus au rang de statu quo, ajouta Astyane. L'assemblée des nations a la charge de reprendre le flambeau de l'ordre d'Eden, de faire régner la paix la plus durable possible.
— Plutôt selon l'esprit de Kaldar, ou d'Unum ?
— C'est-à-dire ?
— Selon l'esprit d'Unum, votre assemblée édicterait une Loi fondamentale et se chargerait de la faire respecter. Tous ceux qui iraient contre cette loi ou qui en discuteraient le fondement seraient désignés ennemis de la cause suprême. Selon l'esprit de Kaldar, elle postulerait l'existence d'une morale universelle, sans s'en faire la garante, et vivrait d'un jour sur l'autre sans trop savoir ce que l'avenir réserve...
— Si on prend les choses comme ça, Daln a plutôt viré du côté kaldarien, nota Adrian en secouant son verre, agitant la minuscule goutte de jus d'orange qui avait subsisté au fond. Pour autant, les temples kaldariens sont déserts.
— Vous étiez donc sur Daln durant ces derniers mois... comment êtes-vous revenus ici ?
— Ah, je sens l'agent du Bureau qui est en vous.
— Surveiller les allers et venues des extraterrestres sur cette planète fait partie des prérogatives de la SPEX.
— Je vais vous montrer. »
Adrian se pencha, ouvrit son sac de voyage et posa sur la table, entre deux bougies, un cube de métal creux de dix centimètres de côté. Au milieu des rouages de laiton, on devinait la brillance d'un cristal draconien.
« Oui, l'atman a disparu, mais le concentrateur von Zögarn fonctionne encore. Il faudra que je pense à le faire breveter. Toujours est-il que j'avais oublié cet engin au fond de l'atelier de ma fille Cassandra. Sa maison à Fila a été détruite dans les bombardements, mais on a retrouvé cet exemplaire unique en fouillant les décombres, et le cristal était intact.
— Vous savez, Adrian, je collectionnais vos concentrateurs dans le temps. Je confirme que vous en avez laissé traîner un bon paquet.
— Comme les réparations allaient prendre du temps, j'en ai profité pour fonder une entreprise prometteuse, la von Zögarn & cie, dont le premier fait d'armes sera de commercialiser la Chips von Zögarn, une invention déposée au bureau des brevets de Yora.
— De quoi s'agit-il ?
— En résumé, des chips. Les chips n'existaient pas sur Daln, je les ai inventées. Ce sera un triomphe commercial.
— Je vous le souhaite, en tout cas. »
Adrian semblait être arrivé au bout de ses histoires, et il examinait maintenant une des bougies avec attention.
« Siren est morte, dit le vampire.
— Nous l'avons su dès que nous sommes arrivés ici, indiqua Astyane. Vous étiez là lorsque c'est arrivé ? »
Marcion commença à se ronger les ongles.
« Christian lui a fait un massage cardiaque, mais elle avait perdu trop de sang à l'arrivée des secours. Le pire dans tout ça, c'est que pour elle... le plus important était de brûler ce dossier. Je pense que c'est pour cela que nous sommes montés au bureau de Denrey. Elle craignait que la taupe, quelle qu'elle soit, en ait gardé une copie. »
Astyane joignit les mains, pensive.
« Les souvenirs ont une grande importance dans cet univers. Ils peuvent nous sauver, nous construire, nous détruire, tout comme les forces matérielles.
— Vous avez lu dans son esprit, n'est-ce pas ? Vous savez ce qu'il y avait dans ce dossier.
— Quelques bribes. Le plus important, sans doute.
— Et vous ne m'en direz rien.
— Exactement.
— Vous avez bien raison » soupira Marcion.
Adrian, dont l'esprit venait de faire un détour, ressurgit dans leur conversation.
« Maintenant que Caelus et Zögarn sont partis à la Cité de cristal, c'est officiel, tous les Dragons ont disparu.
— Cela vous inspire quelque chose ?
— Eh bien, curieusement, non. Je me demande juste ce que deviendra la bibliothèque universelle en l'absence de son patron. J'espère qu'elle ne s'effondrera pas. Ce serait une grande perte, on trouvait là-bas des secrets de métaphysique et des recettes de cuisine exceptionnelles... »
Nous avons beaucoup perdu dans cette histoire, songea Marcion. Les Dragons ont disparu, mais Adrian porte toujours la moustache. Les anges disparaîtront, mais Astyane est encore parmi nous. Siren a disparu, mais le Bureau International de Surveillance entre dans une nouvelle ère.
« Ah, Martien, est-ce que vous pouvez régler la note ? Je n'ai sur moi que de la monnaie orkanienne et un lingot d'or, et la dernière fois que j'ai essayé, personne n'a voulu de mon lingot d'or.
— Oui, bien sûr. »
Sur le chemin du comptoir, carte de crédit à la main, Astyane se glissa derrière lui comme une ombre.
« Est-ce que vous avez trouvé d'où venait la science des Convertis ? Ce qui leur permettait de transformer des humains en vampires ?
— La thérapie génique ? Ils avaient un laboratoire secret. Ils ont étudié le génome humain, le génome vampire, fait des séquençages et des comparaisons, et extrapolé une partie du travail des Dragons. J'aurais préféré trouver une technologie empruntée à Daln, à Eden, de la magie, mais ils n'ont pas triché. Les biotechnologies sont arrivés à un stade de maturité inquiétant. Le directeur Denrey est conscient de ce fait, l'ONU moins. Mais je pense que le Bureau n'en a pas fini avec les manipulations génétiques. »
Astyane absorba pensivement ce fait, bras croisés, tandis qu'il ajoutait :
« Il arrivera fatalement un point où la science almaine, que ce soit celle de la Terre ou de Daln, fera la comparaison avec celle d'Adrian, de Kaldar, ou des Dragons. Un jour où des vaisseaux interstellaires partiront d'ici explorer le reste de l'Omnimonde. Cela arrivera plus vite que vous ne le pensez.
— Vous êtes donc convaincu de l'utilité du BIS ?
— Je suis convaincu d'y rester, pour m'assurer que le Bureau joue le rôle de régulateur, de protecteur, et qu'il n'usurpe pas ce rôle pour devenir un empire.
— Je vous souhaite un grand succès, Marcion. Transmettez mes amitiés au directeur Denrey. »
Il fallut qu'il signe le ticket de caisse ; quand il se retourna, le duo s'était envolé, et seule une facture de restaurant attestait que le vampire ne venait pas de vivre un rêve.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro