8. Pas encore
Cent cinquante mille ans plus tard, le célèbre alchimiste Alleris Bombastus raconterait l'histoire d'Ozymandias. Dans son ouvrage, voué à être perdu lors d'une grande épidémie de peste noire, il prêterait au roi des rois des intentions ambiguës et subtiles, des plans grandioses aux confluents de la magie, de la science, de la philosophie politique. Hélas, au grand dam de Bombastus, Ozymandias était un homme tout à fait dispensable, de même que le seraient nombre de tyrans ayant gravé leur nom dans le marbre.
Même s'il avait eu mille ans de méditation devant lui, comme l'oracle Outa-Napishtim, Ozymandias n'aurait pas pu faire sortir sa pensée de la cage pitoyable où elle tournait en rond. Du reste, il n'avait rien appris de sa jeunesse et ne souhaitait attendre qu'une journée de plus. Sa pensée se résumerait pour toujours en trois phrases. Tout ceci ne sert à rien. Seul l'empire est une finalité acceptable. Pour l'empire, il suffit d'attendre.
En montant dans l'atmosphère terrestre, les fragments arrachés à Nela s'agglutinèrent en une ville fantôme, une cité astrale peinte par-dessus une mosaïque de matière. Ouvert en deux comme une noix brisée, le palais d'Ozymandias se reforma ; mais les nouveaux murs, engendrés par sa volonté de continuité, ne parvinrent pas à prendre le grain du calcaire originel. De même, la ville demeura transparente. Au travers de ses tours bouillait un torrent perpétuel d'Atman, qui formait son horizon.
Le réseau de matière réelle formait des griffures blanchâtres, disgracieuses, qui traversaient ce cristal uniforme comme des veines d'un minéral parasitaire. Des vagues de lumière passèrent au travers de cet ouvrage de verre artificiel, tandis que Nela s'élevait dans les couches supérieures de l'atmosphère terrestre et s'enfuyait de son orbite. La lueur diffuse du soleil s'évanouit en contrebas, comme aspirée elle aussi par le Déluge ; des étoiles scintillèrent dans les tours assombries, comme des lucioles enfermées dans des bocaux de verre.
Du balcon qui donnait autrefois sur les jardins, Ozymandias avait désormais vue sur une cité transparente plongée dans la pénombre. Un torrent perpétuel d'Atman remplaçait sa muraille extérieure, comme la surface d'un océan mise à la verticale, dans lequel surnageaient les pensées des êtres brisés sur lesquels il avait bâti son rêve. Telle était la frontière ultime séparant Ozymandias de l'espace intersidéral, et bientôt, Nela du monde réel.
Ozymandias n'avait qu'un seul jour à passer en ces lieux, aussi leur décoration lui paraissait-elle superflue. Il dilua l'opacité de la brique, du gravier, du marbre et de la poussière, de sorte que son palais céleste se colora comme un vieux glacier, dont les murs semblaient avoir emprisonné la fumée blanche des naseaux de Léviathan.
Le roi des rois arracha ensuite les meubles de sa chambre, qu'il fit fondre dans les murs ; il réorganisa les colonnes pour qu'elles forment deux rangées parallèles, de sa chaise se fit un trône de glace, et de ses habits d'or, une armure liquide dont le métal épousait les contours de son corps.
Ozymandias était, ne l'oublions pas, un enfant gâté, lassé de son pouvoir comme un homme, au lendemain d'une soûlerie, le serait de l'alcool ; qui venait, sur un coup de tête, de mettre un coup d'arrêt à la civilisation humaine.
Son palais de cristal lui parut acceptable. Il mit alors la phase ultime de son plan à exécution.
Le roi des rois se planta sur son balcon. Jusqu'à présent fixes, les étoiles se mirent en mouvement. Elles remontèrent comme des bulles à la surface de l'eau, traversant les arêtes et les coupoles silencieuses, jusqu'à s'agglutiner en une seule lueur, un soleil pâle, à la verticale du palais. Son aube se répercuta sur les millions de facettes de cristal de la cité, dont tous les reflets vides résonnèrent comme des cris d'effroi.
Nela venait d'atteindre une vitesse proche de celle de la lumière.
Une telle vitesse représente une contrainte immense sur l'écoulement du temps. En réalité, et Ozymandias l'avait compris, le temps est une onde qui traverse la réalité ; mais cette onde se propage à la vitesse de la lumière. Conséquemment, la lumière elle-même se trouve hors de portée du temps. Un photon est un messager neutre qui, parti du Big Bang, s'il traversait l'univers sans rien rencontrer sur sa course, ignorerait tout du passage des siècles.
Plus l'on va vite soi-même, plus son temps propre ralentit. Ainsi, les millénaires s'égrèneraient dans l'univers, tandis qu'Ozymandias n'attendrait qu'un seul jour. Un seul.
Cela le fit sourire. Il était surprenant que les Mille-Noms eux-mêmes n'eussent pas songé à ce stratagème ; le souverain-à-venir se crut, en cet instant, le plus intelligent des hommes. Il ne comptait pas tant échapper au Temps que voguer avec lui ; car les Fleuves du Temps encerclaient déjà Nela, dont la masse astrale indigo cheminait avec le palais de cristal, ainsi qu'un banc de cachalots pacifiques.
Ozymandias modifia encore les dimensions de la pièce selon son envie du moment ; il renvoya au loin le plafond de verre, dont les arches découpaient la lumière des étoiles rassemblées en une succession de faisceaux. Il fondit ensemble ses miroirs, car il n'avait besoin que d'un seul d'entre eux pour communiquer avec Atman. Il planta cette colonne tronquée au milieu de sa chambre, entre son siège, le balcon et l'escalier descendant. Une tache d'encre semblait flotter derrière la glace. Le roi gratta de l'ongle contre la surface, afin de mieux la voir.
« Atman ! lança-t-il. Combien de temps s'est-il écoulé ? L'empire a-t-il vu le jour ? »
Pouvoir communiquer encore avec son servant, par-delà les flots de Temps qui séparaient Nela du reste de l'univers, tel était le véritable miracle. Ozymandias ressentit même un embryon d'anxiété à l'idée qu'Atman reste muet ; qu'il doive attendre ainsi, sans savoir ! Mais Atman répondit aussitôt. La voix ressemblait au brouhaha d'une foule distante, emplie de murmures contradictoires, comme un chœur mal accordé, ignorant les paroles qu'il doit chanter.
« Pas encore. »
Il ajouta :
« Ô, roi des rois, un siècle s'est écoulé. L'homme est dans les cavernes, il n'a pas encore retrouvé l'usage du feu. »
Ozymandias hocha la tête. C'était prévisible. Il s'accorda une petite promenade dans ses jardins. Je devrais comptabiliser ce temps, songea-t-il. Mais il ne trouva nulle clepsydre, nul sablier en état de fonctionner ; l'eau s'était évaporée des bassins vides de ses jardins, le sable envolé ; les souterrains humides du palais étaient restés sur Terre, à des centaines d'années-lumière de là. Il lui vint à l'esprit de se construire une horloge. Mais déjà sur Nela, la matière physique et la matière astrale se mélangeaient ; la seconde, insoumise aux lois du Temps, ne serait qu'une extension de sa pensée, qui fausserait tous ses calculs.
Aussi le roi regagna-t-il sa chambre en estimant qu'une heure de son temps propre s'était écoulée – quelques millénaires terrestres.
Ce n'est qu'après avoir monté les marches qu'il constata que quelqu'un l'attendait.
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