73. Un dossier
Pour s'assurer de la loyauté de leur personnel, certaines agences prennent leur dossier en otage. D'autres procèdent à leur destruction. D'autres le détruisent et conservent une copie. Ces différentes méthodes engendrent différentes cultures.
Jim Denrey, Mémoires
Passés par la fenêtre de la salle de repos du deuxième étage, Siren et Marcion montèrent jusqu'au bureau du directeur Denrey sans encombre. Malgré une perruque et une fausse moustache, n'importe qui aurait reconnu Marcion en y prêtant attention, alors qu'il avait suffi à Siren de changer de vernis à ongles. Passer inaperçu est une science, songeait le vampire sur le trajet, dont le sommet du crâne le grattait atrocement.
« Siren ? Siren ? Qu'est-ce que vous faites ici ? »
L'agent du Bureau manqua de recevoir un coup en pleine poitrine ; il leva les mains en panique et recula entre deux armoires à dossiers qui encombraient le couloir.
« Ne craignez rien, je ne vais pas crier.
— Christian ? C'est vous ?
— C'est moi. Je sais que vous travaillez avec Cards et Romanovna. »
Il tapota sur son oreille droite.
« Est-ce que Denrey est dans son bureau ? demanda Siren.
— Non. Il paraît qu'il est en bas dans le hall, entouré de vampires. »
Marcion tourna la tête en arrière, certain d'avoir entendu quelqu'un entrer dans le couloir. Une feuille tomba d'une armoire et glissa sur la moquette poussiéreuse du sol.
« Ça ressemble de plus en plus à un piège, jugea l'agente. Ne le prenez pas mal, Christian, mais si j'avais un sérum de vérité, c'est sur vous que je l'utiliserais. »
Il n'avait pas l'air surpris.
« Depuis ce matin, tout le monde m'en veut. Je suis peut-être mal coiffé. »
Une vibration remonta alors le long de l'immeuble, et s'intensifia comme un tremblement de terre. Marcion fut prompt à se jeter sous le bureau de Christian ; Siren et ce dernier se collèrent au mur, mains sur la tête. Des plaques de faux plafond se brisèrent non loin, emportant de la laine de verre déchirée. Les armoires métalliques se renversèrent en travers du corridor et s'encastrèrent dans les murs de plâtre dont s'écaillait la peinture. Les murs ondoyaient comme des vagues verticales. Un grondement de fin du monde se transmettait jusque dans leurs os. Marcion vit la moquette se plier et se déchirer entre deux spasmes du sol. Le mur à sa gauche lui paraissait flou. Quand les tremblements cessèrent, que les derniers morceaux de plâtre tombèrent du plafond et que les feuilles des dossiers éventrés se déposèrent lentement, il constata que le mur s'était déplacé. Leur couloir avait fusionné avec un autre couloir.
Marcion posa les yeux sur une armoire métallique, qui avait fusionné avec une autre armoire identique. Elle n'avait plus de tiroirs, ou plutôt, elle avait deux dos de métal symétriques, et emprisonnait des dossiers de papier pris les uns dans les autres comme des filets de pêche. Une feuille de papier en émergeait, coulée dans le métal.
À côté se trouvait une plante prise dans deux pots siamois, hybride entre un plastique et un végétal véritable.
Un homme était apparu au milieu du couloir, vêtu d'un costume d'employé de bureau ordinaire, dont les épaules dégoulinaient de poussière de plâtre. Il se leva d'un bond, braqua une arme dans la direction de Christian et Siren et fit feu plusieurs fois, avant de défoncer la porte du bureau de Denrey d'un coup de pied pour s'y mettre à l'abri.
Une friture insupportable grésillait dans l'oreillette de Marcion, qui l'abandonna par terre en rampant vers les deux agents. Les Convertis avaient sorti le grand jeu.
« Ça va ? Personne n'est blessé ?
— Personne, pour le moment. »
Les armoires à dossiers éventrées en travers du couloir offraient une protection appréciable, et en se rapprochant de Siren, qui sortait son arme de service, et de Christian, qui jetait un coup d'œil, Marcion se prit à penser que ses nombreux rapports sur Daln se trouvaient peut-être ici.
« Au moins, nous avons la confirmation qu'il y a des Convertis au milieu du BIS, nota Siren.
— Il faut qu'on s'en aille d'ici, proposa Marcion, sans que personne ne semble l'écouter.
— Sortez d'ici ! cria Siren en direction de l'homme retranché dans le bureau. Tout ce que cette ville compte de flics va débarquer ici dans la prochaine heure. Tout le monde sortira d'ici avec des menottes, ils feront le tri plus tard.
— Le tri est déjà fait, répliqua leur agresseur. Privé de son chef et de son personnel, le Bureau serait une coquille vide, mais nous avons déjà pris la place.
— Je croyais qu'il y avait une taupe dans le BIS.
— Treskoff a prévu un remplaçant pour chacun de vous. Par exemple, savez-vous qui je suis ? »
Il donna un coup de pied dans la porte, ce qui l'arracha de ses gonds, et inonda le couloir de feu. Siren riposta à deux ou trois reprises, mais ils se rabattirent tous derrière l'armoire métallique.
« Je connais cette voix, murmura-t-elle.
— Moi aussi » dit Christian en blêmissant.
Mis à l'écart du grand secret, Marcion tira vers lui un morceau de tuyau qui avait chuté du plafond, et ferait office d'objet contondant.
« Quant à vous, Siren, votre dossier est entre de bonnes mains.
— Vous mentez. Denrey a racheté mon dossier et l'a détruit.
— Cela fait déjà des années que tout ce qui se passe d'un côté du Bureau est copié du nôtre. Nous avons tous les rapports de Marcion, nous avons votre dossier, nous avons tout ce qu'il nous faut. Il est ici, dans le bureau de la directrice. Venez donc le chercher. »
Marcion ne s'attendait pas à ce que l'agente réagisse à cette provocation. Mais il ne la connaissait pas assez pour faire des pronostics. Elle bondit de sa cachette, logea une balle dans la porte défoncée, une autre dans la cloison en plâtre, s'engouffra dans le bureau de Denrey, pivota et sortit de son champ de vision. D'autres coups de feu retentirent.
Le vampire s'élança à son tour, tuyau de zinc en main, méprisant le danger. Plus exactement, il n'avait pas conscience de ce danger. Il agissait de manière purement instinctive. Modeste employé de banque à Twinska, Marcion n'en était pas moins un authentique vampire de Daln, et cet instinct le connectait à un potentiel génétique endormi, installé ici par les Dragons et oublié dix mille ans plus tôt. Un potentiel dans lequel les Convertis avaient vu les graines d'un nouvel empire.
Un bras armé surgit dans l'embrasure de la porte, que Marcion désarma d'un coup vif ; de l'autre main, il brisa un menton, et l'homme s'effondra sur le bureau de Denrey, dispersant un dossier et écrasant une petite maquette de navette spatiale.
Siren était étendue contre le mur opposé. Le combat étant terminé, elle avait lâché son arme, dont le canon brûlant faisait grésiller la moquette.
« Ah... pas mal... tu feras un vrai agent de terrain. Comment est-ce que tu as su que c'était lui ?
— Je ne le savais pas » dit Marcion en se penchant sur elle pour comprimer ses plaies.
Sa mèche noire était tombée sur le côté, et son regard autrefois si intimidant s'était fait vague, simple invitation au silence.
« Mouais...
— Ça fait mal ?
— Question idiote. Réponse idiote : il y a des choses qui font plus mal que ça. Christian, eh, Christian ! »
Le secrétaire du directeur contemplait le vampire assommé avec stupéfaction. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau ; il aurait suffi d'un rien de magie d'atman pour faire passer l'un pour l'autre. La taupe dans le Bureau du directeur, à qui il suffisait de faire l'aller-retour entre les deux espaces parallèles.
« On sait que c'est vous. Il y a... plus urgent... allez voir dans l'armoire là-bas, trouvez mon dossier.
— Je risque d'avoir à chercher longtemps. Il faut qu'on appelle une ambulance.
— Ouais, c'est ça. Ils ne vont même pas essayer... Christian !
— Bien, bien. »
Il arracha le tiroir complet de l'étagère, qui s'effondra sous son propre poids, puis fouilla sans précautions. Avec tout le papier déjà étalé autour d'eux, qui prenait l'odeur de sang et de poudre, Christian ne pouvait pas ajouter beaucoup de désordre.
« Je ne comprends pas. On a détruit certains de ces dossiers. Je les ai passés moi-même à la broyeuse.
— Je m'en fous ! cracha Siren avec d'inquiétantes glaires rouges.
— Bien, bien. Je l'ai. Regardez.
— Lâche-moi, Marcion, je peux mourir... toute seule, comme une grande... alors prends le dossier... la corbeille à papiers... le briquet dans le tiroir du bureau, c'est celui que Jim utilise pour allumer ses cigarettes en cachette...
— Il faut qu'on appelle quelqu'un...
— Il faut qu'on la bouge d'ici, proposa Marcion alors que les flammes rongeaient la pochette de carton. »
Une odeur épouvantable de plastique brûlé se dégagea, comme si le dossier contenait aussi des radiographies.
« ... mauvaise idée. »
Siren avait les yeux rivés sur la flamme, et même lorsque ce regard se figea, le reflet lumineux sembla leur donner une certaine vie. Si l'esprit des morts s'élève lors du bûcher funéraire, ils venaient d'en faire l'équivalent.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro