69. L'envers du décor
Toute chose a deux faces, sauf le miroir, qui a deux côtés.
Kaldor, Principes
« Je suis désolé, dit Zhang Luo d'une voix qui n'exprimait pas la moindre once de compassion. Le monde n'est pas fait d'hommes, monsieur Denrey, mais des chaînes qui les lient. Aujourd'hui, je me trouve hors de toute liberté de mouvement, et je ne peux donc pas vous aider. Mais je ne doute pas que vous saurez sortir le Bureau de cette impasse sans l'aide de la diplomatie chinoise.
— Y a-t-il déjà des Convertis parmi vous ?
— Je ne saurais le dire, monsieur Denrey. Je vais maintenant être obligé de raccrocher. Ce fut un plaisir. »
Le directeur laissa retomber le téléphone avec amertume et lassitude. Il se sentait arrivé au bout de son combat. Ses adversaires maîtrisaient le jeu depuis le début. Toutes ses tentatives de se débattre n'y changeaient rien.
Jim Denrey posa les coudes sur son bureau, la tête entre ses mains, et réfléchit longuement. Il se remémora ses réflexions sur la manière dont les Convertis avaient infiltré le Bureau. Ne faisait-il pas une première pierre parfaite pour leur projet de domination mondiale ?
Ils ne veulent pas nous détruire, songea-t-il, mais nous absorber. Pour ce faire, ils nous parasitent.
Pris d'une intuition soudaine, Denrey quitta son bureau, fit rouler son fauteuil vers la droite, droit dans un mur d'armoires métalliques enfermant des dossiers classifiés. Il tendit le bras en avant et, conformément à ses soupçons, ne rencontra aucune surface.
Comme il ne pouvait traverser un mur, c'est donc qu'il n'y avait pas de mur, et l'illusion s'écroula comme une tapisserie mal accrochée, doublant la surface de la pièce. Un matin, quelques années plus tôt, Denrey avait senti que quelque chose avait changé. La femme de ménage a sans doute déplacé une plante, avait-il alors songé, ignorant du voile d'illusion qui permettait à deux personnes, et non une seule, de se partager le bureau du directeur.
Alma Treskoff était assise sur une chaise métallique, au milieu de cet espace vide, les jambes croisées. Sa robe rouge frôlait la moquette hideuse et pleine de poussière qui colonisait les sols du Bureau comme une forme de vie primitive. Un masque de métal cachait son visage. Du reste, elle n'avait pas besoin de visage. Elle faisait sienne la tradition de l'empire naman de Daln, dont l'empereur masqué était un personnage de légende, réputé immortel, en réalité un acteur aux ordres de son conseil des ministres.
Alma Treskoff savait tout du pouvoir, des manières de le construire, de l'affirmer et de l'étendre.
« Oui, monsieur Denrey, j'ai toujours été ici, sur le toit du monde, avec vous. C'est ici que je plantais les graines de l'empire.
— À un moment, j'ai pensé...
— Vous avez cru que j'étais Anastasia Romanovna. Savez-vous que le FBI vous a cherché une fille cachée ? Ils ont cru que les Convertis étaient une ruse de votre part pour étendre les pouvoirs de votre agence. Impossible de construire un empire sans un ennemi bien identifié.
— Et vous, quel sera votre ennemi ?
— Il me reste à choisir. »
L'impératrice prétendument réincarnée se leva sans un bruit. Une vampire en tailleur, qui patientait debout, lui présenta un attaché-case ouvert, dont elle tira un cimeterre antique à la lame noire épaisse, au pommeau orné d'une énorme émeraude.
« Allez-vous me tuer ? s'exclama le directeur.
— Je n'en ai pas besoin. Tout à l'heure, vous allez démissionner de votre poste et Richard Broker sera nommé nouveau directeur du BIS. Vous serez arrêté pour trahison et vous collaborerez avec le FBI pour faire emprisonner toutes les personnes qui vous auront porté assistance pour vos méfaits.
— Quels méfaits ?
— J'en trouverai. Mais il vous reste une certaine marge de manœuvre, et si vous jouez bien, vous serez promptement relâché, et vous trouverez un poste confortable à l'ONU.
— À condition d'y étendre votre toile, je suppose.
— Toutes ces années passées à vous écouter, à vous regarder, m'ont beaucoup appris sur le monde, mais je sais aussi que vous êtes intelligent et pragmatique. Nous en aurons besoin pour gagner la Troisième Guerre Mondiale.
— Quelle guerre ?
— Il faut toujours une guerre pour bâtir un empire. »
Vaincu, Denrey haussa les épaules.
« Et maintenant ? Que comptez-vous faire avec cette arme ?
— Je vais tuer l'agent Cards, puis la directrice Romanovna, puis l'agent Siren, puis l'alchimiste Adrian von Zögarn ; je mangerai l'ange Astyane, et j'épargnerai le vampire Marcion.
— Elle est la source de votre pouvoir, n'est-ce pas ?
— C'est bien plus que cela, directeur. Bien mieux. Venez, suivez-moi, je vais vous faire visiter vos bureaux. »
Il y avait une deuxième porte du côté d'Alma Treskoff, parfaitement identique à celle derrière laquelle Denrey s'enfermait pour travailler. La vampire rangea son cimeterre à sa ceinture, sa lame inquiétante glissant contre sa robe à chacun de ses pas, et elle poussa la porte.
Les gardes du corps anonymes de la future impératrice fermaient la marche, dont les lames de céramique, rangées dans des fourreaux blancs, contrastaient avec la noirceur de leurs costumes.
« Voici mon Bureau International de Surveillance » dit Treskoff.
Ils longèrent un couloir de quelques mètres qui joignait le bureau de Denrey et celui de son secrétaire. Tout était dupliqué, jusqu'au plan de travail de Christian, étouffé par différents papiers urgents et occupé par quelqu'un d'autre – une vampire qui ne les regarda pas même passer. Jim avait l'impression de nager dans un rêve, d'avoir traversé le mur comme un miroir et de regarder l'univers depuis l'envers du décor. Sur le chemin, il tendit la main et constata qu'aucune frontière ne délimitait cet espace. Les deux Bureaux symétriques entraient en collision.
« Est-ce votre magie qui a produit tout ceci ? »
Car ces salles, ces couloirs étaient physiquement impossibles ; ils auraient dû se trouver en pleine rue, au-dessus du vide ; les fenêtres ouvertes leur montraient la même vue qu'en face.
« Le Stathme de Tyrfing est un objet puissant, directeur. Cela fait très longtemps que la cité de cristal a pris son envol, et il ne reste plus beaucoup de Stathmes dans l'Omnimonde. Ceux qui sont encore actifs ont acquis une conscience encore plus aiguë de leur mission. »
Ils entrèrent dans un ascenseur. Leur groupe s'agrandit comme une petite troupe itinérante qui gagne un champ de bataille ; un vampire ordonna de descendre au rez-de-chaussée. L'une des parois de fer semblait transparente, ouverte sur le vide d'une cage d'ascenseur mitoyenne, où montaient des câbles d'acier. Jim Denrey vit alors passer un ascenseur parallèle, en sens inverse, dans lequel des agents du Bureau consultaient leurs téléphones sans se douter de leur présence.
La duplication s'arrêtait au rez-de-chaussée, car le hall d'accueil comportait déjà deux entrées, l'une pour le Bureau et l'autre pour les entreprises censées partager cet immeuble avec lui. Ainsi, les agents avaient côtoyé leurs ennemis dans le métro, sur le trottoir ; ils avaient fait la queue aux mêmes cafés et appelé les mêmes livreurs de pizzas. Ils avaient franchi ensemble les grandes portes vitrées de l'entrée ; ils étaient passés ensemble sous le regard des agents de sécurité, et ne s'étaient séparés que pour monter leurs ascenseurs et leurs escaliers respectifs. Des escaliers qui menaient à deux immeubles intriqués, deux mondes parallèles, dont seuls les initiés pouvaient sauter de l'un à l'autre.
Revenu dans le monde réel, Jim vit que des agents le saluaient de la main en passant, sans s'arrêter. Ils le pensaient occupé à quelque déplacement d'importance pour l'avenir du Bureau ; le directeur ne prenait sa voiture de fonctions que pour rejoindre l'ONU ou, à la rigueur, le Congrès. Il sentit une goutte de sueur froide couler le long de sa tempe. Pour confortable que fût son fauteuil électrique, il ne lui permettait pas de s'enfuir.
« Ils ne devraient plus tarder » dit l'une des vampires de Treskoff.
Alma hocha la tête et emmena son groupe au centre du grand hall, où trônait une pierre tombée dans une mare, large comme le poing d'Atlas, entourée de quatre jets d'eau. Ce cadeau discutable du gouvernement danois, officiellement sculpture d'art moderne, lui était toujours apparu comme une blague.
L'impératrice vampire caressa du doigt le fil de sa lame. De même qu'ils n'avaient jamais perçu le Bureau inversé qui s'était installé en face d'eux comme du lierre grimpant sur une façade, les agents ne percevaient pas la présence de Treskoff ; ou peut-être voyaient-ils autre chose que son masque, un visage humain d'une forme anonyme, fait pour disparaître au coin de l'œil.
« Souhaitez-vous vous lever ? » demanda la vampire.
Denrey crut à une plaisanterie ; il leva les mains et les laissa retomber sur ses accoudoirs en cuir.
« Je peux vous le permettre, ajouta-t-elle. Si vous me le demandez.
— Ma maman m'a dit un jour : bien mal acquis ne profite jamais.
— Ce n'est pas d'un bien que je vous parle, mais un miracle.
— Un miracle ! Il y a vingt ans, j'étais si bien mélangé avec la tôle de ma voiture qu'il a fallu deux heures aux pompiers pour me désincarcérer. Ce n'était que deux gamins à qui on avait refusé les renforts, à cause d'un incendie à cent kilomètres. Quand on m'a ramené à l'hôpital, on m'avait déjà ranimé deux fois, avec un massage cardiaque dans l'ambulance. Le chirurgien qui m'a fait l'opération avait failli être radié la veille parce qu'il buvait trop pour la sécurité de ses patients. Sa main n'a pas tremblé quand il a recollé ma colonne et planté des vis dans mes vertèbres pour qu'elles tiennent ensemble. Que je puisse bouger mes bras aujourd'hui, ça, c'est un miracle. Tout ce que vous faites avec votre caillou qui brille, et votre épée en toc, je m'en moque, mais je m'en moque ! Je croirais entendre le président bulgare et son artefact maudit, qui m'appelle à trois heures du matin pour me dire que son placard à vêtements bouge tout seul et qu'il y a une odeur de soufre dans sa maison. Ce sont des tours de magie. C'est du vent. J'ai déjà vu des miracles de près, madame, je les ai vécus, j'en suis un. Vous me faites rire.
— Vous seriez un homme extraordinaire, directeur Denrey, si vous étiez capable de marcher sur la Terre ; tous les autres hommes marcheraient derrière vous, ou s'écraseraient à vos pieds.
— Je me contenterai de rouler. Tout en étant extraordinaire, naturellement.
— Les voilà » dit l'une des vampires en tailleur dans un souffle.
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