Le roi Arthur possédait deux épées légendaires. Il y a d'abord l'épée du rocher, à laquelle la légende ne donne pas de nom, mais qui s'agit, selon moi, d'Ohn Sidh. Il y eut par la suite Excalibur, don de la Dame du Lac, qui fut brandie par Perceval après la mort du roi. Je n'ai pu localiser ni l'une, ni l'autre.

Caelus, Notes

Sur le chemin du retour, Adrian s'en retourna tremper ses pieds dans la mer de yaourt qui avait colonisé la surface de ses rêves. Il secoua le vieux Socrate comme un figuier mais ne parvint qu'à lui arracher une ou deux citations tout juste bonnes à figurer dans un calendrier.

« Tiens, que faites-vous là ?

— C'était ouvert, je suis entrée. »

Toujours vêtue de la tenue traditionnelle des anges gardiens, d'un blanc aussi pur que celui du yaourt, Astyane flottait à quelques centimètres au-dessus de la surface ; elle semblait marcher pieds nus sur la mer. Son regard était porté au loin, où des arcs colorés traversaient l'horizon, heurtaient les nuages et replongeaient comme des bancs de dauphins.

« Qu'est-ce que c'est ? »

Broker n'avait pas remarqué ces lueurs à son passage, et Adrian n'avait pas été obligé de lui fournir une explication. Il ne souhaitait pas mentir à l'ange ni lui cacher la vérité, même si la possibilité le tentait. Je suis trop vieux pour ça, se dit-il.

« Le combat éternel de Zögarn à l'intérieur de mon esprit. L'envers de mes mondes intérieurs, où se déroule la chute de Draconis.

— Draconis ? L'empire des Dragons ?

— Je suppose que vous connaissez l'histoire.

— À peine. Racontez-moi.

— À bien y réfléchir, il y a tant à dire, mais si peu à retenir au final. L'Imperium Draconis a bâti l'Omnimonde tel que nous le connaissons. Les Dragons ont formé les races almaines à partir du terreau humain, et les ont dispersées de par l'Omnimonde. Ils ont bâti les ponts d'Arcs qui connectent les systèmes stellaires. Ils ont été le plus grand empire réalisé sous l'égide de la magie d'Atman. Mais cet empire a pris fin. Ne me demandez pas d'aller vous montrer ce qui se déroule là-bas, de l'autre côté de mon esprit. Ce serait pénible pour vous, pour moi, et pour Zögarn. »

Adrian croisa les bras, pensif. Astyane n'éprouvait pas une curiosité exagérée, et ne posait que les questions dont elle avait besoin. Malgré cela, il sentait d'ici son esprit reconnecter les morceaux de ce qu'il lui avait appris au cours de leur bout de chemin commun.

« Que représente Zögarn pour vous ?

— Zögarn est ce qui se trouve là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Le Dragon qui est en moi. Demi-Dragon, devrais-je dire. La bataille de Draconis lui a enlevé la moitié de son être. Il n'est plus capable de parler, ou de penser, seulement de ressentir, et d'exercer un peu de magie. Nous avons passé un pacte il y a quelques siècles. Nous avons fait de grandes choses ensemble. De belles choses. Ça s'est presque toujours bien terminé. »

Des formes surgirent dans la mer de yaourt, suggérant des villes, des paysages, des personnes, toutes suggérées en silhouettes blanchâtres, comme de vieilles photographies dont tous les pigments s'en sont allés. Son esprit ne pouvait pas s'empêcher d'abonder à ses paroles, de gratter un peu ce passé immense qui s'était accumulé, strate par strate, dans sa mémoire bien encombrée.

« Vous en parlez comme si c'était fini, s'étonna Astyane.

— Oh, j'ai un humour de chèvre et la philosophie d'un mouton, mais je ne suis pas tout à fait stupide. Mon âge atteint les limites de ce que Zögarn peut faire pour moi, et il sera peut-être bientôt temps de nous dire, tous les deux, au revoir.

— Attendez, Adrian, autre chose... en venant vous voir, j'ai vu une sorte de grand caveau.

— Que vous a-t-il montré, ce farceur ?

— C'était comme une chapelle, en forme de croix, encore prise dans la terre.

— Ah, la tombe du roi Arthur.

— La porte était ouverte ; j'ai vu un gisant de pierre, et à l'intérieur dormait un objet puissant. Un Stathme ?

— C'est ce que je croyais quand je cherchais la tombe, mais en l'occurrence, non. Juste une épée légendaire que le roi aurait tirée du rocher, et qui lui aurait assuré la victoire lors de toutes ses conquêtes. Elle se nommait Ohn Sidh. Rien à voir avec Tyrfing. Je peux vous l'assurer, puisque je l'ai vérifié moi-même.

— Vous l'avez encore ? »

Adrian agita les mains nerveusement.

« Je sais ce que vous allez dire : piller des tombes, c'est scandaleux. Mais Ohn Sidh n'appartenait pas au roi Arthur. Elle remonte à la bataille de Draconis. C'est une arme de combat des généraux hyperboréens, les dryens qui formaient les meilleures armées de servants des Dragons. Elle a été perdue par le grand Aos Sidh lors de son combat contre Zögarn et la faction des réformistes. C'est Zögarn qui l'a ramassée là-bas, même si par la suite, l'épée est passée entre de nombreuses mains. Par le plus grand hasard, Arthur possédait quelques gènes issus du patrimoine dryen, et l'épée l'a reconnu comme tel, ce qui lui a permis de la réactiver.

— Où l'avez-vous mise ?

— Je sais, je suis quelqu'un de distrait, et si je ne perds pas ma moustache, c'est bien parce qu'elle est bien accrochée. Mais Ohn Sidh ne pose pas ce problème. Elle se situe dans un champ quantique, un dispositif conçu aux derniers temps de l'Imperium Draconis et utilisé par les hyperboréens. Il est possible de la sortir où de l'y renvoyer quand on le désire. Tant qu'elle n'est pas appelée en un point de l'espace, elle se situe partout sous forme de potentialité. Donc Ohn Sidh est dans ma poche. Si on veut. »

Astyane fronça les sourcils. Ce genre d'expression lui va mieux que les regards énigmatiques dont les anges ont le secret, songea Adrian.

« Dans ce cas, pourquoi combattez-vous avec votre canne ?

— Je n'aime pas Ohn Sidh. Quand il regardait les reflets sur sa lame, Arthur croyait voir les échos de ses futures conquêtes. En réalité, il s'agit des derniers feux de la bataille de Draconis. Ohn Sidh nous rappelle de mauvais souvenirs. »

Adrian leva le doigt vers le ciel nuageux de son domaine.

« Allez, il est temps de sortir d'ici. Broker va se réveiller sous peu. »