66. L'anti-homme
« Je suis le trou qu'Atman a creusé pour s'installer ici. »
L'homme leva ses bras incomplets, qui se terminaient par des protubérances gélatineuses, comme s'il n'était lui-même qu'une peau humaine bourrée de créatures larvaires.
« Tout être qui reçoit la magie d'atman reçoit un petit morceau d'Atman, l'esprit incomplet chargé par le seigneur-à-venir de bâtir l'empire éternel. Tu ne peux pas le voir. Tu ne peux pas lui parler. Il serait incapable de te répondre. Mais le passage d'Atman creuse dans le décor de tes rêves, et ce faisant, engendre une forme.
— Que veux-tu ?
— Je veux le pouvoir. Je veux l'Empire. Mais je veux aussi que tu me ressembles. Je veux que tu me rejoignes. Je vais te transformer. D'un homme, je ferai un monstre, et le monde entier s'agenouillera devant ce monstre. Nous prierons Lilith, la reine des démons, nous lui sacrifierons les enfants des hommes, et nous danserons sur les cendres des suppliciés en chantant ses louanges. »
Le fantôme d'Evelyn passa à côté de Broker. Dans cet air polarisé, les odeurs avaient une couleur, et son parfum laissait derrière elle une traînée d'un rouge passionné. L'homme inversé, l'anti-homme qui avait pris ses quartiers dans la fosse aux cauchemars, fit claquer son bras comme un fouet, qui découpa dans la silhouette fragile. Un morceau sphérique, peut-être la tête, roula jusqu'à ses pieds, et il l'écrasa en éclats de verre orangé.
« Après quelques temps, il ne restera plus que moi. Je te rendrai fort. Nous accomplirons des choses si fabuleuses que les almains te donneront le titre de dieu. Tu seras craint et admiré. Tu seras puissant. Tu ne devras rien à personne. Ils te devront tout ; ils te devront leur vie, car tu en seras le propriétaire. »
Voici le pacte que j'ai passé, se dit Broker. Une décision qui lie ma destinée à celle de l'humanité, et qui engage mon avenir.
L'anti-homme ouvrit les bras de nouveaux, comme pour se présenter.
« Aussi, ne t'étonne pas, car lorsque tu regarderas dans un miroir, c'est cela même que tu verras. Ta véritable forme, sculptée par Atman, affûtée par le pouvoir et son exercice, lavée par le sang du troupeau qui te sera donné. Grâce soit rendue à l'esprit d'Atman, ce maléfice inhumain fait des millions d'âmes en peine de Nela, et de la folie des dieux primordiaux ; grâce soit rendue au roi des rois, qui attend en sa cité de cristal, que vienne son heure, et à qui tu donneras les clés de l'empire. »
Son visage se décomposa en un rictus sinistre. La lumière se raréfia en deux minces filets et une sensation de froid remonta dans la poitrine de Broker. Il ferma les yeux, car la vue de ce démon lui était insupportable et qu'il se savait déjà perdu.
Puis un escargot d'obsidienne s'écrasa dans le visage de l'anti-homme et enfonça sa boîte crânienne avec un craquement écœurant. L'œil central éclata en une fontaine de liquide translucide. Un coup de revers cueillit ce crâne au niveau du menton, brisa le cou et jeta l'homme en arrière. Des insectes qui rampaient dans la pénombre remontèrent sur son buste et ses bras malformés, où ils commencèrent à creuser leurs galeries.
Adrian tâta le corps du pied d'un air circonspect, tout en essuyant le pommeau de sa canne avec un mouchoir.
« Qui aurait cru que quelqu'un qui n'a connu ni la guerre, ni la pauvreté, ni la famine, enfin, qui a mené une vie plutôt confortable comme vous... serait la demeure de monstres pareils ? »
Il le poussa tout à fait hors de vue tandis que les scorpions et scarabées s'affairaient.
« Remarquez, j'ai déjà vu pire.
— Vous...
— Des statistiques réalisées par un institut de sondage indépendant montrent que quand on se retourne, près d'une fois sur deux, on tombe sur Adrian von Zögarn. Mais ne restons pas ici ! Je suppose que vous connaissez la sortie ? »
Broker craignait qu'on ne pût pas sortir de cet endroit. La présence de l'alchimiste le rassura quelques secondes ; puis tandis que ce dernier promenait son regard sur l'espace obscur, infini et insondable, qui s'étendait autour d'eux, un bec d'aigle, ou une sorte de pince de la taille d'un homme, descendit sur lui et se referma sur le haut de son corps. Des os craquèrent et du sang fut projeté jusque sur Broker. Adrian se débattit, mais le bec l'emmena et ses cris étouffés disparurent dans la nuit.
Des créatures hideuses, parfaitement silencieuses, se tenaient aux alentours, peut-être à moins d'un mètre, peut-être dix, peut-être cent. À moins que ce bec, que ces mâchoires n'appartiennent à aucun être en particulier, et ne soient que des émanations de la pénombre, capable de tuer elle-même ceux qui s'étaient aventurés aussi profondément dans les rêves.
Broker ressentit une légère pression sur son épaule. Il décida de faire face à son cauchemar. La tête d'Adrian surgissait de l'obscurité, avec sa moustache grotesque, et c'était le contact de son bras qui l'avait averti.
« Pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça ? »
Les premiers instants, Broker imagina une créature se trouvant derrière l'alchimiste, camouflée par la pénombre, qui manipulait son corps désarticulé comme une poupée et parlait à sa place. Mais il se rendit à l'évidence. Adrian, lui, ramassa sa canne, se recoiffa et renoua des fils de son costume déchiré.
« Sachez, mon bon monsieur, qu'il est extrêmement difficile de tuer Adrian von Zögarn, indiqua ce dernier. Même en rêve. Particulièrement en rêve. Je suis tout à fait... indigeste. Eh, monsieur Broker ! La sortie, c'est par ici. »
Un autre rayon de lumière solitaire traversait l'océan sombre à quelques mètres, et dans son champ montait une corde, dont Broker ignorait si elle était effectivement accrochée quelque part.
« Allez, ne faites pas l'escargot. On remonte. C'est par ici. Hop, hop. Ou peut-être que vous préférez apprivoiser tout l'éventail des machins à dents qui sont en train de vous renifler. »
La remontée fut longue et épuisante. Il eut l'impression que des années s'écoulaient avant que les premiers nuages n'apparurent, et que la cour de sa forteresse mentale ne se matérialise dans le lointain, car le rêve avait la topologie alambiquée d'un ruban de Moebius, et que le puits à cauchemars se trouvait à la fois dans les profondeurs et dans le vide glacé au-delà du ciel. Arrivés à quelque distance, ils n'eurent plus qu'à se laisser glisser le long de la corde.
Combien de temps avaient duré toutes ces péripéties ? Environ une demi-seconde, comme Broker s'en rendrait compte en se réveillant, seul, à son bureau, un journal ouvert dans les mains.
« Au fait, lança Adrian avant de disparaître de son rêve, j'en profite pour vous poser une question. La taupe dans le BIS, qui est-ce ? »
Tout ceci lui paraissait loin, distant, et même insignifiant en regard des menaces de vie, de mort, de corruption et de damnation qui rôdaient dans les profondeurs de son âme. Il ne répondit donc pas par gratitude, mais parce que cela ne l'engageait pas. Sa loyauté pour les Convertis, son combat contre le communisme lui paraissaient aussi exagérés que des rêves d'enfant.
« Oh, oui, la taupe. Vous ne l'auriez jamais deviné. On me l'a appris il y a quelques jours, et je n'osais pas le croire, mais les informations fournies ont toujours été exactes, et c'était bien quelqu'un de très haut placé.
— Il s'agissait d'Anastasia Romanovna, n'est-ce pas ? La directrice de la SPEX ?
— Oh, non, pas du tout. C'était quelqu'un ayant accès au bureau du directeur général lui-même. Jim Denrey.
— Impossible, se défendit Adrian. Je connais Denrey depuis des années. C'est grâce à moi qu'il a pu fonder le BIS. J'ai même dû lui payer une bouteille de Whisky en dédommagement pour la moquette de son bureau, quand mon mouton a essayé de la brouter.
— Je vous dis ce que je sais. C'est à vous de voir. »
Du reste, Broker se moquait des Convertis. Ce ne serait plus l'ambition personnelle, ou le fantasme d'une menace étrangère, qui le réveillerait en pleine nuit et remplirait son quotidien de pensées soucieuses. Mais la certitude que l'anti-homme était en lui, un adversaire puissant, tenace, et qui pouvait frapper à tout moment.
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