62. Le puissant
Bien qu'écourté, le discours d'Alma Treskoff à la réception des Convertis avait rencontré un franc succès. Dès le lendemain matin, Richard Broker avait reçu quantité d'appels téléphoniques enthousiastes. Les Convertis, restés une minuscule société secrète durant des années, étaient entrés dans une phase d'expansion fulgurante.
Broker, bientôt l'homme le plus puissant du pays, s'assit à son bureau et examina les unes des journaux que venait de lui livrer sa secrétaire. Il avait l'habitude de surveiller lui-même les en-têtes pour voir si lui ou ses entreprises y apparaissaient ; si un journal commettait l'erreur de se rire de son ego, de mentionner ses stratagèmes d'évasion fiscale ou de parler de ses amitiés politiques, Broker appelait en personne le directeur de la rédaction pour lui annoncer son éviction, car dans l'heure, il était devenu propriétaire de la feuille de chou.
À mesure que les parts de marché des journaux s'effondraient, ils coûtaient de moins en moins cher, et pour acheter leur silence, Broker n'avait qu'à sortir son carnet de chèques personnel – inutile de plonger la main dans un des comptes à l'étranger.
Il étala le Times sur son bureau. D'ici quelques mois, songea-t-il, toute cette page sera consacrée aux Convertis. Nous serons les maîtres du monde et cela lui paraîtra normal. Tout ceci en un claquement de doigts.
Cela aurait pu lui paraître trop facile, mais Broker était habitué à la facilité. La moitié de sa fortune était un héritage familial qu'il avait suffi de faire fructifier, en rachetant un fonds de pensions et en multipliant les investissements rentables. Tout lui était venu naturellement : deux voitures de luxe, un yacht qu'il n'avait essayé qu'une seule fois, un court de golf visité par le président lui-même. Cet argent n'avait pas seulement la vertu de lui rendre la vie agréable et de le pousser jusqu'aux cercles les plus élevés du pouvoir ; grâce à lui, il pensait que le monde entier lui était redevable, ce qui faisait sans doute de Richard Broker le plus heureux des hommes.
Sa femme lui était redevable d'avoir pu épouser un aussi beau parti que lui. Ses enfants lui étaient redevables de vivre dans l'opulence qui ruisselait de son compte en banque. Son chien lui était redevable d'avoir été adopté en direct lors d'une émission de télévision, bien qu'il ne se souvînt plus tout à fait de son nom. Les artistes en vue dont il achetait les croûtes lui étaient redevables d'accrocher leurs gribouillis dans les salons de sa villa en Floride ; les entreprises qu'il possédait et les milliers d'hommes qui travaillaient pour lui étaient redevables de leur emploi, de leur salaire. De leur vie.
Broker était-il dieu sur Terre ? Bientôt, peut-être. En attendant, il comptait bien s'établir dans le palais présidentiel et se faire l'homme le plus puissant du pays, par la bénédiction de l'impératrice vampire réincarnée, Alma Treskoff à la robe rouge et au visage masqué.
Alors, le peuple américain lui serait redevable de l'avoir pris sous son aile, de lui donner un nouveau souffle et de mener le pays vers un nouvel idéal.
Quelqu'un frappa à sa porte. J'ai oublié qui je reçois ce matin, songea-t-il. Sans doute un des nouveaux Convertis tout excité de cette occasion unique de remodeler le monde.
« Entrez. »
La pièce était vide d'âme. Ses murs étouffaient sous des unes de journaux encadrées où l'on voyait Broker souriant, en costume, en famille, à la plage, inaugurant une usine, serrant des mains, discutant avec des ouvriers, fronçant les sourcils d'un air concentré, tandis qu'il réfléchissait à l'aménagement de sa nouvelle salle de bains. Le seul objet pouvant attirer le regard était un plateau d'échecs posé sur le côté droit du bureau. C'était une partie entamée un jour contre Kasparov, au cours de mondanités, arrêtée au bout de quatre coups au prétexte de porter un toast, car Broker savait qu'il allait perdre. Les pièces étaient restées figées quinze ans. Quelquefois, l'homme d'affaires passait une ou deux minutes à chercher le coup qui renverserait la tendance. Tel Ozymandias patientant dans son palais de cristal, il ne s'avouerait jamais vaincu.
« Entrez » répéta-t-il en songeant à déplacer le cheval, idée qu'il avait environ tous les lundis, car Broker ne se lassait pas de répéter les mêmes erreurs.
En relevant la tête, il constata que ses invités de la matinée étaient déjà là, bien que la porte fût restée fermée. Du reste, le bureau n'avait plus de porte. La tapisserie jaunâtre à motifs de losanges s'était étendue comme une peau cicatrisée et finissait d'en gommer les aspérités. La poignée n'était plus qu'une légère protubérance qui se résorbait.
Adrian von Zögarn, reconnaissable à sa canne et sa moustache, se laissa tomber dans un fauteuil. Il était accompagné d'une jeune femme absente des dossiers des Convertis, donc du Bureau International de Surveillance. Elle portait ses yeux clairs au large, l'esprit toujours ailleurs. Sa tenue blanche élégante était la fusion d'une tunique, d'une cape de voyage et d'une paire de gants inamovibles.
« Hem, hem, fit l'alchimiste fou en rajustant son nœud papillon. Permettez que je me présente...
— C'est inutile. Je vous connais déjà.
— Je vous l'avais dit, souffla Adrian à l'illustre inconnue. Je suis un homme célèbre. »
Elle appuya ses mains sur le dossier du fauteuil. Richard Broker n'était pas tout à fait un imbécile, et il comprenait qu'il avait affaire à une redoutable mage atmaniste.
« Vous ne manquez pas de culot, von Zögarn, pour faire irruption à notre réception, et maintenant, vous introduire chez moi ! Quel mal avons-nous fait ?
— N'essayez pas de discuter, monsieur. Tant que je serai sur cette planète, votre empire en kit, votre pépinière de dictateurs, ne fera pas long feu. Maintenant, venons-en au fait. C'est au BIS qu'il reviendra de venir vous accrocher des menottes aux poignets.
— Le BIS est fini, parvint à placer l'homme d'affaires.
— Comme disait le grand Socrate au sophiste Glaucon : taisez-vous, que je puisse parler. Votre cas ressort du BIS. En revanche, moi-même et mademoiselle Astyane, ici présente, souhaitons avoir une conversation productive avec Alma Treskoff. Vous saurez peut-être où elle se trouve à l'heure actuelle. »
Richard éclata de rire. Il n'avait jamais ri de bon cœur, mais il maîtrisait tous les registres du rire social, en l'occurrence de la moquerie.
« Treskoff est insaisissable. Elle peut être n'importe où sur Terre à l'heure qu'il est. Vous ne l'attraperez pas, elle est le vent.
— Si elle est le vent, moi, je suis la tempête, interjeta Adrian. Vous seriez surpris. »
L'alchimiste aperçut le plateau d'échecs sur le bureau de Broker ; il tendit la main vers un pion insignifiant et déplaça celui-ci. L'homme d'affaires, qui était un minable joueur d'échecs, eut un instant de perplexité. Quelles conséquences pouvait bien avoir ce coup ? Adrian avait-il tout prévu à l'avance, agi par instinct, ou déplacé une pièce de manière purement aléatoire, par effet comique ?
Tel était le paradoxe redoutable du moustachu immortel.
« Je passe à la question suivante, dit-il en déplaçant le roi du camp opposé, mais je vous invite à réfléchir à celle-ci très sérieusement. Nous avons appris qu'il existait une taupe au sein du Bureau. De qui s'agit-il ?
— Je ne sais pas. Et que feriez-vous de cette information ? Le Bureau va bientôt être démantelé. Il n'a jamais été notre adversaire, seulement une épine dans le pied.
— Comme vous y allez. À vous entendre, les Convertis seraient déjà les maîtres du monde.
— Nous avons un pouvoir dont nul autre ici ne dispose. Le Stathme de Tyrfing l'a confié à Alma Treskoff, et Treskoff nous le confie en retour. Vous pensez que la Conversion n'est qu'un rite de passage pour une banale société secrète ? Il y a une raison à tout ceci. Les vampires font de bien meilleurs atmanistes que les humains. »
L'esprit de Richard Broker s'étendit au-delà des frontières de son corps, prenant Adrian et Astyane dans une vague soudaine. Plus habitué à faire usage de sa puissance matérielle que spirituelle, l'homme n'avait jamais porté aussi loin ses prouesses de magie d'atman. Et c'est avec une grande confiance qu'il franchit les portes ouvertes de l'esprit d'Adrian et plongea dans son âme.
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