56. Astyane
Alors que le poignard redescendait en direction de sa nuque, Adrian fut pris de panique.
Jusqu'ici, il avait toujours fait confiance à sa bonne étoile et à son instinct. Chez Adrian, la chance et l'intuition avaient la même origine : Zögarn et le pacte originel par lequel cet homme, immortel depuis, s'était fait l'hôte d'un Dragon.
Ou, plus exactement, d'un demi-Dragon.
Même incapable de parole, Zögarn avait guidé Adrian sur les bons chemins, tout au long de cinq siècles de voyages, d'expériences scientifiques discutables, de découvertes fameuses et d'aventures si incroyables qu'elles avaient nourri tout un vivier d'histoires abracadabrantes, par lequel l'alchimiste pouvait charmer toute audience, d'une garderie d'enfants dryens en bas âge à un conseil des ministres hongrois.
Mais depuis quelques temps, des cheveux blancs avaient fait leur apparition sur son crâne vénérable, et sa moustache s'était grisée comme une vieille photo. Chaque matin, devant son miroir, Adrian contemplait ces assauts de l'âge avec étonnement. Il aurait aimé pouvoir poser la question à Zögarn, mais ce n'était pas ainsi que fonctionnait leur symbiose ; Zögarn ne pouvait que lui montrer les choses, pas les dire. Et sur ce point, il n'avait rien de plus à montrer que ce que voyait Adrian, dans la limite de sa myopie naissante.
Ces poils argentés qui colonisaient sa moustache portaient un grave message. Habitué à tromper la mort, Adrian devait se faire à l'idée qu'un jour, elle vienne frapper à sa porte. Rien n'est prêt, se dirait-il alors, toutes les chemises sont au lavage, le frigo est vide et il ne reste plus qu'un paquet de nouilles dans le placard ; je suis décoiffé et ma moustache torsade dans le mauvais sens. Adrian ne serait jamais prêt.
Quelques années plus tôt, les balles rebondissaient sur son corps renforcé par la magie d'Atman, cette magie que lui avait apporté Zögarn et qui l'avait sauvé des lames, des morsures de loups, de la peste bleue, des pieuvres mangeuses d'hommes des marécages de Xiloth. Aujourd'hui il doutait que cette lame de boucher en céramique, épaisse et affûtée comme un rasoir, se brise comme elle aurait dû.
Toutefois, la lame se brisa.
Elle rencontra une surface de verre transparent, aux reflets dorés, aux contours flous, qui ondulait comme un rideau que l'on aurait brutalement refermé. Derrière elle, contre Adrian, se trouvait l'ange Astyane, les deux mains tendues comme pour appeler au calme. Un éclat de céramique se planta dans le parquet de l'estrade. Les gardes vampires retinrent leur souffle, comme si le moindre atome d'air venait de s'échapper de la pièce. Les yeux mi-clos, l'ange murmura quelque chose ; elle ne s'adressait pas tout à fait à eux, mais aux mondes intérieurs de leurs esprits. Sa douce voix les invitait au repos ; ils s'évanouirent.
« Vous êtes apparue... tout à fait... à temps, ahana Adrian en tâtant ses côtes.
— Je suis désolée. Je pourrais essayer de vous soigner ici, mais il vaut mieux vous amener à un hôpital.
— Ce sera bien la première... fois... depuis... euh... que j'ai inventé l'hôpital. Mais d'abord, je vais m'asseoir un peu. Vous permettez que je crie ?
— Faites.
— Par les chaussettes puantes du grand Kaldar ! Par le nez disgracieux de Socrate ! Cette face de poulpe ne m'a pas raté ! Qu'elle aille rôtir dans les barbecues des vingt-sept enfers bouddhistes ! Dès... qu'on aura récupéré Tyrfing. »
Astyane s'agenouilla devant lui. L'un des pouvoirs les plus essentiels des atmanistes était d'entendre les pensées des autres mortels. Elles débordaient de leurs esprits chargés, traînaient dans leur sillage comme une cour de conseillers séditieux, et trahissaient souvent, tels une cuisinière bavarde faisant les courses pour le palais impérial, les intrigues de leurs mondes intérieurs. Aussi, Adrian disposait-il d'une version édulcorée de ce pouvoir, des intuitions pour croire ou se méfier. Mais Astyane y était imperméable. L'ange, en revanche, lisait les autres mortels comme des livres. Jamais n'avait-il rencontré de mage aussi accomplie qu'elle.
« Je suis arrivée trop tard, dit-elle. Je pensais que Tyrfing était manipulée par Samaël, et que s'il avait vent de ma présence, il ne se montrerait pas. J'ai été imprudente.
— Mais vous avez... lu dans la tête d'Alma Treskoff... nous savons tout des Convertis. »
Elle fit non de la tête.
« Je n'ai pas pu la lire. Je n'arrivais même pas à la voir.
— Diable. Il faut la poursuivre. Allez-y !
— C'est inutile. Dans la seconde où je vous ai défendu, elle a ouvert une torsion d'espace et effacé son sillage d'Arcs. Depuis combien de temps Tyrfing est-elle en sa possession ? Comment a-t-elle pu devenir une telle mage ?
— C'est Atman qui choisit, nota Adrian. Atman choisit toujours les meilleurs pantins, les plus ambitieux, ceux qui iront loin, très vite, pour peu qu'on leur confie le pouvoir nécessaire. »
Cette phrase pouvait aussi bien s'appliquer à Astyane ; il n'en prit conscience qu'après l'avoir dit, et eut quelque remords.
« Je vous emmène à l'hôpital, déclara l'ange en ramassant sa canne.
— Un instant, un instant. Il faut qu'on fasse un détour. J'ai rencontré une personne formidable tout à l'heure, et je me suis dit que nous pourrions faire équipe.
— Vous et moi ne suffisons pas ?
— Vous êtes là pour Samaël, pas pour Alma Treskoff. Or il y a des gens dans les parages dont la mission est de la faire taire et d'arrêter les Convertis. Comme dit l'adage, l'escargot de droite mangera la feuille de droite, et l'escargot de gauche mangera la feuille de gauche, mais pendant deux heures, tous deux seront côte à côte. Nos chemins sont parallèles.
— Comme vous voudrez. »
L'ange promena sa main gantée dans l'air comme si elle cherchait la poignée d'une porte cachée. Ce qui, en y songeant, était en quelque sorte le principe d'une torsion d'espace. Elle passa un bras sous l'épaule d'Adrian pour le soutenir et ils furent engloutis par une floraison d'artefacts violacés, un vol de papillons lumineux dont les derniers éclats se dissipèrent au bout de quelques minutes.
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