52. Les cow-boys
Un jour, peut-être, le BIS n'aurait plus besoin de montrer patte blanche auprès des services de police locaux ; son autorité surpasserait celle des États. Si des hommes comme Denrey se trouvaient toujours à sa tête, le monde s'en porterait peut-être mieux.
En attendant, Siren devait composer avec d'autres agents trop heureux de renverser son opération, de tirer la couverture à eux et de faire état plus tard de l'incompétence du Bureau International. À leur place, elle aurait fait la même chose.
Elle ouvrit la porte à un groupe de quatre Fédéraux. Avec leur dégaine d'hommes d'affaires pressés, cheveux courts, visage puant l'après-rasage, jeans neufs et vestes en cuir, elle les aurait repérés à un kilomètre.
« Agent Stanislas Cards, dit le premier homme en présentant un insigne, tandis qu'elle comptait les armes cachées sous leurs blousons.
— Ouais.
— Vous permettez que l'on rentre ?
— Ouais, ouais. »
Siren s'écarta de quelques pas.
« Je sais que nous ne sommes pas les bienvenus, agent Siren. Mais j'espère que nous pourrons tout de même collaborer, disons, en bonne entente. Ce n'est pas parce que nous appartenons à deux institutions différentes que...
— Arrêtez votre baratin, Cards. Je sais que vos patrons veulent la tête de Denrey, qu'ils le considèrent comme un traître aux intérêts américains, et que vous avez monté depuis trois ans tout un tas de cellules concurrentes. Vous nous avez même volé des dossiers ! C'est un peu tard pour la bonne entente. Vous hésitez juste entre bouffer le Bureau ou y foutre le feu.
— Ne soyez pas aussi...
— Je vous laisse, j'ai un agent sous couverture à surveiller. »
Siren remit ses écouteurs en place. Marcion avait atteint une grande salle, elle aussi plongée dans une lumière tamisée, où les invités faisaient connaissance autour d'une coupe de champagne et d'un plateau de petits fours. Il avait découvert tout seul que dans ce genre d'événement, l'art de la bonne chère dispense de celui de la conversation, et engloutissait des plateaux entiers tout en promenant sa caméra embarquée sur tous les convives.
« Eh, est-ce que ce ne serait pas Richard Broker ? » s'exclama Cards en désignant l'écran.
Siren suivait les intrus du coin de l'œil ; l'un des agents explorait la salle de bains défoncée ; un autre s'était posté à la porte de l'appartement. Ils étaient là pour l'empêcher de sortir.
« Le magnat des médias ? Possible.
— Mince, je ne savais pas qu'il était dans le coup.
— Il est peut-être juste là pour observer. À ce que j'ai compris, beaucoup de grands patrons comme lui se sont montrés intéressés par la Conversion, mais ils ne l'ont pas encore entreprise. Ça dépendra sans doute de ce qu'il entendra ce soir.
— Treskoff sera là, alors ? C'est confirmé ?
— Vous êtes juste venus voir sa tête, ou vous souhaitez arrêter toute la bande ?
— Nous allons procéder à des arrestations.
— Vous connaissant, vous avez trois camions blindés remplis de malabars casqués qui attendent dans la rue d'à côté.
— Évidemment. Il faudrait manquer de budget à un point critique pour mener une opération avec deux personnes.
— Je compte pour dix, dit-elle en souriant. Cela dit, je m'étonne de ne pas avoir entendu vos hommes arriver. Vous avez découvert l'art de la discrétion ? Quand est-ce que vous y allez, que je puisse extraire mon agent avant que vous fassiez péter l'immeuble ? »
Cards regarda sa montre.
« Ce ne sera plus très long.
— Je voudrais bien une heure, merci.
— On attend que Treskoff fasse son discours aux invités. »
C'est à ce moment-là que j'ai découvert que ma mayonnaise, pour immangeable qu'elle fût, faisait une excellente crème contre les boutons de moustique.
À défaut de l'organisatrice de cette réception discrète, officiellement directrice d'un obscur think tank spécialisé dans les relations internationales, les invités disposaient tout de même d'Adrian von Zögarn qui, entouré par un groupe de curieux, leur narrait l'histoire de son entreprise de location de chats.
L'agent Cards s'installa à côté de Siren. Il avait le physique d'un homme sans dettes et sans histoire, ennuyeux à mourir, au regard limité et aux vues arrêtées, comme un acheteur qui sort le carnet de chèque en bas de la maison, sans prendre la peine de la visiter. Arrivé à trente ans sans se fatiguer, il se plaignait sans doute de tout comme si les plaies d'Égypte s'abattaient sur sa tête de premier de classe : métro en retard, télévision en panne, steak pas assez cuit, etc.
« Vous êtes une personne étonnante, agent Siren. Cela fait longtemps que vous travaillez pour le Bureau ?
— J'ai été embauchée par le directeur Denrey à l'époque où vous aviez vos premiers boutons d'acné.
— Vous avez la langue bien pendue.
— Il le faut. Ça fait quinze ans que je suis entourée de cow-boys comme vous.
— Si je suis le cow-boy, qui êtes-vous ? Le shériff ? Les indiens ?
— Vous oubliez celui qui reste toujours en vie : le croque-mort. »
Cette remarque laissa l'agent Cards pensif. Siren observa que les récents et futurs Convertis se regroupaient en direction d'une salle de réunion, ou d'un amphithéâtre. Ils étaient au moins une petite centaine, assez pour que Marcion se fonde parmi eux, pas assez pour qu'Adrian von Zögarn passe inaperçu. Deux agents de sécurité anonymes semblaient déjà avoir pris sa moustache en filature.
En effet, beaucoup avaient tenté de chasser la licorne, et n'y étaient pas parvenus. Je me suis donc dit : pourquoi ne pas essayer de la pêcher ?
« Que savez-vous exactement sur les Convertis ? »
Cards s'impatientait. Il n'était pas seulement ici pour la surveiller ou pour saborder l'opération. Il voulait avant tout sonder les connaissances du BIS. Car le Bureau Fédéral, faute de relations, faute d'informations, faute d'un vampire dans leur tiroirs, avait toujours été en retard sur le Bureau International.
Siren décida de jouer prudemment. Les membres de la réception s'accumulaient autour de Marcion, leur groupe se refermant comme un étau, tandis qu'ils s'engouffraient dans une salle encore plus sombre.
« Ce sont des humains qui ont eu recours à la thérapie génique pour devenir des vampires. »
Cards hocha la tête.
« Nous savons que les vampires existent sur Daln, sur Lazarus et sur d'autres planètes de l'Omnimonde ; ils sont les almains les plus courants après nous. Nous savons qu'il existait une poignée de transfuges dalniens, réduits à quelques familles de l'ancienne aristocratie salvane. Nous pensons que la Treskoff est une descendante de l'empereur Vilna ou de sa cousine homonyme, la buveuse de sang. Mais la transformation d'humains en vampires, la conversion, c'est un fait nouveau... ce n'est jamais arrivé sur Daln, ni nulle part ailleurs. Les Convertis ne sont plus une poignée d'illuminés qui se réunit à Noël pour boire du sang de cheval.
— Non, en effet.
— À ce que je viens de voir, les Convertis ou leurs alliés ne sont pas très nombreux, mais ils sont bien placés. Ils disposent d'entrées dans les cercles diplomatiques, politiques, médiatiques et économiques, ici et surtout en Europe.
— Et à votre avis, que cherchent-ils à faire ?
— Sur Lazarus, les humains ont vécu depuis des millénaires sous la domination des vampires. L'idée des Convertis me paraît assez évidente.
— Vous êtes perspicace, agent Siren.
— Je déteste qu'on me prenne pour une idiote. »
D'une main, Siren ôta son casque, ferma son ordinateur portable et de l'autre, elle écrasa son poing dans le nez de Stanislas Cards. Elle entendit un léger craquement et du sang inonda sa main. Les autres cow-boys, postés chacun dans un coin de la pièce, la mirent en joue. Elle planta son talon dans le pied de Cards, qui s'enfonça dans sa chaussure de sport souple et fit craquer les os. L'homme gémissant lui servit de bouclier tandis qu'elle bouclait le sac de l'ordinateur et le jetait sur son épaule. Elle retira l'arme de son holster et la prit en main, puis recula jusqu'au mur. Une des fenêtres de l'appartement en rénovation avait été remplacée par une bâche en plastique.
« J'ai compris votre manège, déclara-t-elle. Vous êtes ici pour nous, par pour eux.
— Lâchez-le, Siren, ordonna un agent. Vous n'irez pas loin. »
Passé l'effet de surprise, Cards allait se débattre, alors elle planta son coude dans ses côtes pour lui couper la respiration.
Siren saisit son pistolet de la main gauche et tira par-dessus l'épaule de Cards en direction du mur d'en face. Malgré le silencieux, les détonations assourdissantes résonnèrent dans la pièce, notamment aux oreilles de Cards, qui se trouvaient à dix centimètres du canon. Les agents se jetèrent à terre comme des lapins. Siren comptait sur cette réaction ; elle déchira la bâche en plastique et se laissa tomber en arrière.
La veille, elle avait préparé un troisième chemin pour rejoindre la réception et exfiltrer Marcion, plus audacieux que les deux autres. Un filin d'acier peint en noir était attaché entre trois étages de l'immeuble ; il passait inaperçu entre deux forêts de câbles de télévision débranchés. Elle s'accrocha à une boucle, songeant que sa vie reposait sur un mousqueton d'escalade, et entama sa descente à quarante mètres au-dessus du sol.
À l'arrivée, elle donna un grand coup de pied dans une autre surface de plastique blafard. Portée par l'élan, elle roula au milieu d'une pièce qui sentait la peinture fraîche, manqua de heurter un encadrement et mit en joue une porte qui aurait pu être un Converti hostile.
Siren trouva dans une de ses poches une oreillette identique à celle de Marcion. Tournant la tête à droite et à gauche, avec méthode, comme une jeune conductrice passant son permis, elle souffla :
« Marcion ?
— On est entrés. Ils ont dit que Treskoff avait un peu de retard, mais qu'elle serait bientôt là.
— Ne dis rien. Nous sommes grillés. Prépare-toi à sortir. Repère les issues, prétexte que tu dois aller aux toilettes. Je suis là dans cinq minutes. »
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