45. Le Stathme de Jupiter
Le chevalier Perceval comprit alors que ce Graal qu'ils avaient cherché durant des décennies, ce Graal pour lequel Arthur avait réuni les meilleurs chevaliers de la Terre, mené des conquêtes grandioses, défait des rois-sorciers cruels et renversé des tyrans jusqu'à l'autre bout du monde, ce Graal cachait son nom et sa nature ; ce Graal était un Stathme qui attendait son roi.
Arthur était mort. Dans son dernier souffle, il avait confié à Perceval son épée de légende, Excalibur, une lame indestructible offerte par la Dame du Lac, faite d'une dent de Dragon plongée dans un rayon de lumière. Amer, Perceval leva sa lame pour l'abattre sur cette sphère de ténèbres, cette petite boule de cristal qui avait répandu sur le monde autant de malheurs que la boîte de Pandore, qui avait rendu fous Klingsor et Vortigern.
Attends, murmura le Stathme.
Attends, répéta-t-il. Ne frappe pas. J'ai quelque chose à te proposer.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
À mesure que l'incendie progressait dans le Némée, les vampires se ruèrent vers l'avant du vaisseau et la passerelle se remplit de soldats apeurés. Malgré la fermeture des écoutilles étanches, la fumée s'insinuait partout et son odeur pesait sur la salle de contrôle. Il régnait une chaleur étouffante, qui se transmettait par les cloisons métalliques. On se serait cru à l'intérieur d'une voiture sans climatisation, abandonnée dans le désert australien.
Seul point positif, Barfol, sa moustache et sa boîte de soupe se portaient fort bien, et ses copilotes vampires faisaient un travail formidable. Ils lui expliquaient comment se servir des servocommandes, comment réguler la poussée des moteur annexes, et Barfol, à chaque explication, faisait l'inverse. Le résultat chaotique servait parfaitement son plan, qui consistait à éviter les tentacules noirs qui tentaient de se refermer sur le Némée.
D'un geste décisif, le capitaine bloqua un des leviers de contrôle à l'aide de la boîte de soupe, jugeant qu'elle avait accompli son but. Puis il lança à toute la salle :
« J'ai une course à faire. Ça ne prendra qu'une minute. Je reviens juste après, et on s'occupe de vous ramener sur Ciner. Pendant ce temps, Segonde vous raconte des histoires, etc. Des objections ?
— Le Stathme ! lança le Comte Oleg en agitant des bras dans le vide comme un prédicateur, car il aurait aimé se lancer dans un assaut désespéré pour leur voler le concentrateur, mais il n'était pas assez courageux.
— Oui ?
— Il est tout près ! C'est l'œuvre de toute ma vie ! Emmenez-moi et je vous récompenserai ! Tout ce que vous avez jamais rêvé de posséder, le Stathme pourra vous le donner.
— J'ai déjà tout ce que je veux, crâna Barfol, et je ne regrette rien. »
Il vérifia que le Némée poursuivait sa course alambiquée à quelques centaines de kilomètres à peine de Draconis, et prétendant qu'il savait se servir du concentrateur, alors qu'il faisait tout au hasard, il tourna une des molettes, ce qui eut pour effet de l'arracher au Némée et de l'envoyer au sommet de la Tour.
Le capitaine Barfol apparut deux mètres au dessus d'un sol fait d'entrelacs de cristal céruléen, ce qui lui laissa une bonne demi-seconde pour contempler la beauté de ce qui avait été, autrefois, Draconis. Dans sa chute, il rattrapa le concentrateur, sa seule porte de sortie, et parvint à éviter la conserve de soupe concentrée, qui cogna le cristal à dix centimètres de sa tête.
Barfol se releva, remit sa veste en place, lissa sa moustache, secoua le cube de métal qui ressemblait à un mécanisme d'horlogerie pour vérifier qu'il n'avait rien, et donna un coup de pied bien mérité dans la boîte de soupe, qui roula sur dix mètres et disparut dans l'atmosphère tourmentée de Draconis.
La Tour de Babel était ouverte aux quatre vents. Les arches massives qui formaient autrefois une voûte transparente, faite d'une palette de lumière, étaient réduites à des moignons aux arêtes saillantes. Des couloirs aux toits arrachés menaient à des escaliers sans issues, qui s'arrêtaient dans le vide, la poussière et la brume, dans laquelle flottaient encore des débris massifs.
L'impression de gravité n'était qu'un leurre. Draconis avait perdu la plupart de sa masse, et Barfol ne tenait attaché au sol que par une force magnétique, la nostalgie du Stathme qui se souvenait de l'âge d'or de l'empire, ou d'un Jupiter endormi qui rêvait des temps de conquête.
Le capitaine n'était guère rassuré, mais, concentrateur en main, il avança dans la direction que lui dictait son instinct. Le cristal craquait à son passage comme un glacier en mouvement, et il craignait à tout instant que cet étage éclate en une avalanche de fragments acérés.
Des silhouettes humanoïdes apparurent bientôt dans les couloirs, sur lesquelles se reflétait la lumière multicolore des cristaux. Elles demeuraient en place quelques secondes, se mettaient en marche, faisaient des tours, puis traversaient les murs, ou empruntaient des escaliers détruits. Des souvenirs, songea Barfol. Il n'avait que rarement voyagé dans l'astral, en tout cas pas sous cette identité, mais ces visions lui rappelèrent les possibilités infinies des mondes oniriques. Un esprit puissant se trouvait tout près, qui invoquait sans cesse les mêmes souvenirs, et les personnages de ces souvenirs laissaient derrière eux des traînées de lumière.
Barfol entendit des bruits de pas et se mit à l'abri d'une colonnade, dont le marbré translucide brillait d'une couleur de jade.
« Je vous vois, capitaine.
— Hum, nous nous retrouvons, dit-il en surgissant de son alcôve, mal à l'aise.
— Vous n'auriez pas dû venir ici » dit Crysée sur un ton las.
Depuis leur départ, Crysée n'avait jamais paru aussi peu humaine. La lumière diffuse du cristal donnait à ses cheveux orangés un reflet étrange. Son visage avait changé, sa peau paraissait plus foncée ; c'est à peine si ses cornes ne pointaient pas de nouveau.
Elle était accompagnée d'une jeune fille au teint blême, qui le dévisagea avec intérêt, comme si elle retrouvait un oncle éloigné.
« Vous vous connaissez ? demanda la solaine.
— Je ne pense pas, dit le capitaine.
— Vous êtes Barfol. Je ne sais pas si nous nous sommes déjà connus. Nos futurs se recroiseront.
— Ne me demandez pas, dit Crysée en écartant les bras. Je ne sais pas qui est Léna et je ne comprends pas ce qu'elle veut. Maintenant, rejoignons le Stathme et faisons notre œuvre avant que ce système ne s'effondre sur lui-même.
— Je n'aurais pas mieux dit. »
Elles marchèrent jusqu'à un éboulement, qui communiquait avec l'étage inférieur. Crysée sauta sur dix mètres de haut et attendit, impatiente, que Léna et Barfol la rejoignent. L'air était chargé d'électricité statique. La seule présence d'un air respirable avait de quoi intriguer, car un amas de cailloux sans gravité n'a aucune chance de retenir son atmosphère.
Crysée désigna une porte fermée, grande comme six hommes, sur laquelle était gravé un immense symbole de la langue des Dragons.
« Le Stathme se trouve ici, annonça-t-elle. Dites-moi, capitaine, pourquoi êtes-vous venu ?
— Je veux détruire le Stathme, affirma Barfol.
— Mais vous n'en avez pas le pouvoir.
— Je suis plein de ressources. J'ai piraté un vaisseau vampire avec une boîte de soupe industrielle. Alors, je suis sûr que je peux vaincre le Stathme avec une aiguille à tricoter.
— Mais le détruire, n'est-ce pas briser les espoirs de ceux qui viendront lui demander d'exaucer leurs vœux ?
— Ah, quelle mascarade ! Nous savons tous que les grands pouvoirs ont leurs propres intérêts. Le Stathme n'est pas un outil. L'outil, c'était Jupiter. Le Stathme, comme tous les Stathmes, attire son public comme il peut, puis il choisit ses clients.
— Et si c'était moi, l'élue du Stathme, capitaine ?
— Je ne pense pas. »
Crysée tendit la main en direction de la porte, qui se perça vers l'intérieur. Ils enjambèrent le cristal ramolli. Nulle trace de Jupiter ou d'un autre Dragon ; ils avaient fait leurs temps. Dans cette salle de haut plafond, ouverte sur le spectacle d'une Draconis mensongère, drapée de brume, ne demeurait que le Stathme.
L'objet de pouvoir, de la taille d'une pomme, était d'un noir si intense qu'il niait la présence de la lumière. Il flottait à hauteur d'homme, encerclé de volutes sulfureuses, chargées d'odeurs, de sons, de murmures, d'échos, de secrets, de sortilèges, de promesses.
« Approchez » dit le Stathme.
Il ne parlait pas. Il donnait l'impression de se parler à soi-même ; un sentiment qui avait rendu fou plus d'un empereur.
Léna fut la première à s'avancer. À la surprise de Barfol, Crysée ne fit pas un geste. La jeune fille approcha la main du Stathme, de ce puits qui avait englouti tant d'hommes et de dieux, de civilisations et de royaumes, de cette chose qui avait traversé les âges en professant la religion du pouvoir.
« Ne craignez rien, dit-elle, car elle entendait les dents du capitaine claquer dans le vide et ses jambes flageoler – l'effet d'un courant d'air, dirons-nous. Sa magie est impuissante contre moi. Ses poisons n'ont aucun effet. Et il ne me déteste pas. Nous voulons tous les deux la même chose.
— Qui est ? s'inquiéta Barfol.
— Que cette folie s'achève. Il faut que quelqu'un aille dire au roi des rois que l'empire ne verra jamais le jour. »
Elle débloque complètement, songea le capitaine, mais je préfère ça à Ignatius.
Léna écarta brutalement sa main et fit quelques pas en arrière.
« Je vois, dit-elle.
— Je ne sais pas ce que tu as vu, lança Crysée, mais c'est à mon tour. »
D'un geste sec, la solaine la tira contre le mur et envoya la jeune fille dans une torsion d'espace. Ses cheveux orangés, agités par le vent, formaient une couronne magnifique, et ses yeux brillaient d'un éclat solaire. À cette occasion, Barfol se rappela que la race des solains, si elle avait sauvé l'Omnimonde de la ruine lors de la bataille de Sol, avait aussi produit le dieu-soleil Aton, l'un des plus implacables tyrans qui eût jamais tenté de renverser l'ordre des choses. Peut-être n'était-ce pas une bonne idée d'amener Crysée ici.
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