43. Une boîte de soupe
Alors que Crysée luttait contre le chevalier fantôme, le capitaine Barfol prenait le contrôle du Némée à l'aide d'une boîte de soupe.
« C'est très simple, expliqua-t-il à Segonde en écrasant son pied dans l'entrejambe d'un dernier soldat vampire. Le Némée devait forcément communiquer avec la surface, mais quand nous sommes arrivés dans le système, je n'ai trouvé aucune trace d'une navette de transfert. Ce genre d'appareil aurait dû rester avec le Némée, en orbite, ou à la surface. Il fallait donc en conclure que le Comte Oleg se servait d'un concentrateur, que voici. »
Barfol posa la boîte de soupe à côté du cube de métal. Le cristal rouge, encastré dans l'assemblage de rouages et de ressorts, brillait faiblement.
« Si mes calculs sont exacts, cette machine va maintenant nous transporter à bord du vaisseau du Comte. »
Segonde portait sur l'épaule un fusil emprunté à un des soldats croisés sur leur chemin, mais Barfol n'avait pas même daigné s'armer correctement, affirmant que, selon un dicton, on pouvait tout faire avec une boîte de soupe.
À ce stade, il convient de souligner que la boîte en question, stockée trop longtemps dans de mauvaises conditions, était impropre à la consommation. Fort à propos, l'inventivité de Barfol avait trouvé à cet infâme brouet une reconversion tout à fait honorable.
Pris d'une intuition rare mais décisive, le capitaine remonta un des engrenages du concentrateur, ce qui eut pour effet de les transporter sur le Némée.
Il régnait dans ce vaisseau une chaleur insupportable, et des soldats couraient en tous sens en criant au feu. Confiant, Barfol prit la boîte en fer-blanc dans une main, le concentrateur dans l'autre, et entreprit de rejoindre la passerelle.
Toute la surface du Némée était incandescente, et cette lueur surnaturelle se déversait dans les vitres de la grande salle de contrôle, au centre de laquelle se tenait le Comte. Ses larges épaules, son dos légèrement voûté, ses bras croisés formaient un triangle noir cerné de flammes. Seul au milieu des cris de ses soldats, qui rapportaient plusieurs incendies hors de contrôle, il marmonnait des phrases sans queue ni tête.
« Monsieur le Comte ! » s'exclama Barfol.
Le vampire jeta dans sa direction un regard noir, puis il tourna le dos de nouveau. Le reflet des lueurs sur son monocle donnait l'impression qu'un de ses yeux avait pris feu.
« Nous sommes arrivés » déclara le Comte Oleg, d'une voix qui ressemblait à un raclement de gorge.
Les vampires ne supportaient pas la chaleur, et tout son costume était trempé d'une sueur âpre.
« Messieurs et messieurs ! » s'exclama le capitaine.
Il grimpa sur un siège, bomba le torse, et secoua la conserve, qui émit une sorte de gargouillis affirmatif. Le pilote du vaisseau, désœuvré depuis la traversée du mur, fut le premier à lui prêter son attention, puis les autres vampires tournèrent la tête dans sa direction ; enfin le Comte fut forcé de remarquer sa présence.
« Je suis venu prendre le contrôle de ce vaisseau !
— Arrêtez-le » dit Oleg.
Segonde fit jouer la sécurité de son fusil avec un claquement sec. Personne ne fit un geste. Trop de vampires étaient occupés à lutter contre le feu qui ravageait la moitié du Némée.
« Regardez attentivement ce que j'ai en main, dit Barfol. D'un côté, une boîte de soupe. De l'autre, le concentrateur qui représente votre seule chance de sortir d'ici. La plupart d'entre vous a grand besoin de ce deuxième engin. Moi aussi, il se trouve, car je souhaite ardemment rester en vie. Cependant, au cas où vous ne le sachiez pas déjà, je suis fou. »
Tenant à bout de bras les deux objets, comme Moïse les tables de la loi, il poursuivit :
« Regardez. Ils se rapprochent. Ils s'écartent. Ils se rapprochent de nouveau. Mais que se passerait-il s'il se rapprochait trop vite ? C'est comme dans un accélérateur à particules. Avec une énergie de collision suffisante, le concentrateur et la boîte de soupe fusionneront pour former un objet qui n'a pas encore été décrit, mais que je nommerais un concentrasoupe. Or, bien que le concentrasoupe n'ait pas encore été observé, en bon physicien, je peux vous prédire une chose : il ne permettra pas de s'enfuir du système Draconis.
— Saisissez-le ! » meugla Oleg.
Les bras tendus comme un épouvantail, il essaya de se jeter sur Barfol, qui le repoussa d'un coup de pied.
« Comme vous pouvez le constater, muni de cette boîte de soupe, je suis en position de force. Je vous propose donc de me donner le commandement du vaisseau.
— Jamais ! s'exclama le comte, mais il était bien le seul.
— Eh, de toute façon, c'est pour faire ce que vous vouliez faire depuis le début. Nous allons à Draconis ! En revanche, c'est moi qui prend les commandes. Je veux deux copilotes pour m'expliquer à quoi servent tous les boutons. »
***
Le Sidh n'avait jamais quitté le ciel de sa planète d'origine, l'Hyperborée. Et bien que cette planète eût disparu, et que ce ciel se fût éteint, il se trouvait toujours dans ce souvenir.
Recouvert d'une bulle lisse de matière souple, dont le bleu clair avait déteint plus tard sur le champ quantique, le vaisseau avait une forme de dirigeable. Il était encore plus grand que Crysée se l'imaginait et devait abriter, en son sein, des milliers de dryens, peut-être toute une société autonome.
Il se trouvait dans la haute atmosphère, au-dessus d'une couche nuageuse épaisse parsemée de bouillons lumineux. L'Hyperborée était déchirée par la guerre. Deux Omnisaures dirigés par la faction des Réformistes circulaient autour de ce dernier monde loyal à l'empire. Et, bien que tous les Réformistes fussent déjà morts dans la bataille de Draconis, ces créatures indolentes mais puissantes, au caractère de pachyderme, de la taille de gros astéroïdes, poursuivaient leur tâche. Une flotte de douze mille drones-étoiles était descendue de l'orbite pour anéantir l'Hyperborée, berceau de la vassalité la plus puissante de l'empire, dont les dirigeants dryens se voyaient déjà reprendre le rôle des Dragons.
Une grappe de drones venait de surgir des nuages, qui tiraient derrière eux de longues traînes blanchâtres. De loin, Crysée ne voyait que leur lumière. Elle comprit qu'ils n'avaient pas de forme. Ils n'en avaient pas besoin, tant qu'ils n'atteignaient pas leur objectif. Au contact du Sidh, ils deviendraient des broyeurs, des découpeurs de métal, ou déverseraient simplement leur énergie sur sa structure fragile.
Les hyperboréens se trouvaient à l'intérieur du vaisseau. Leurs regards de panique, tandis qu'ils mettaient en route le champ quantique, s'étaient figés ainsi depuis des millénaires. Car le vaisseau se trouvait encore là, dans son propre passé.
« Toute votre existence est un mensonge » déclara amèrement Crysée en se posant sur le dos du vaisseau.
Certains se seraient émerveillés d'un tel travestissement des lois du réel ; mais cette vision lui faisait horreur. Aos Sidh se matérialisa de nouveau face à elle.
« Le Stathme a le pouvoir de corriger tout ceci.
— Vous avez échappé à la mort durant des millénaires, en espérant que le Stathme vous ressuscite.
— Nous avons tout sacrifié. Absolument tout. Il n'y a rien de plus horrible que d'être un fantôme, ô solaine, d'être présent sans l'être, d'être invisible. Lorsque vous aurez détourné le regard, nous cesserons d'exister. Bientôt, ce sera définitif. À moins...
— C'était déjà définitif. Vous n'êtes rien. »
Elle planta sa lance dans l'enveloppe du vaisseau, jusqu'à mi-hauteur. Un filet de fumée s'en dégagea ; des failles coururent sur toute la largeur du Sidh. Le chevalier dryen courut dans sa direction ; mais ici, à l'intérieur du champ, il était bien plus faible qu'elle. Crysée l'arrêta d'une seule main, lui broya le bras et l'écrasa face contre terre.
Le Sidh se disloquait dans le ciel de l'Hyperborée, dans son propre passé. Cette onde de destruction remontait le long de son histoire, anéantissant son existence dans toutes les époques. Il y avait fort peu à corriger, car le Sidh était déjà une légende. Peut-être nombre de nos mythes invérifiables sont-ils de semblables artefacts, des fragments d'histoire disparus de notre histoire, dont la trace subsistante nous laisse perplexes.
Aos Sidh, la plaque pectorale déformée par le choc, roula sur le dos en hoquetant.
« Ainsi donc, c'est cela, la puissance des dieux...
— Vous m'avez convaincu, dit Crysée en écrasant son pied sur sa poitrine. Je n'ai pas besoin du Stathme. Lui aussi appartient au passé, comme vous. »
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