41. Le Némée
Assise à l'avant de Mjöllnir, tout au bout de l'aiguille de métal de deux kilomètres, Crysée observait le flot des Arcs qui s'écartaient pour laisser passer l'engin. La maille de l'espace physique semblait, dans une certaine mesure, prendre conscience de sa présence, et reconnaître l'ampleur de son pouvoir.
Fréya réapparut à côté d'elle.
« J'ai beaucoup étudié le vaisseau du Comte Oleg, annonça-t-elle. C'est un appareil primitif. Au vu de la quantité de matière qu'il utilise pour la propulsion, le Comte n'a pas non plus pensé au voyage de retour.
— Et toi ?
— Il y a ce principe selon lequel la quantité de mouvement se préserve, et il suffit d'éjecter de la matière pour avancer soi-même d'un mouvement contraire. Et il y a la maîtrise des champs d'inertie qui permet de manipuler la masse des objets. En combinant les deux, on peut se déplacer sans dépenser de masse. »
Cet espace qui semblait vide était en réalité un océan, empli des lois de la physique. Fréya ramait en prenant appui sur ces lois, en tirant sur elles, et de simples modifications locales lui suffisaient à avancer.
« Le Comte Oleg envoie des projectiles dans notre direction » remarqua le système de contrôle de Mjöllnir.
Crysée plissa des yeux. Le Némée n'était qu'à quelques centaines de milliers de kilomètres du passage. La distance entre les deux vaisseaux allait en se réduisant. Trois ou quatre fusées, presque invisibles sur le fond lumineux diffus de l'étoile, avançaient vers elles avec une vitesse relative d'une dizaine de kilomètres par seconde à peine – une bagatelle au regard des énergies dépensées par les deux vaisseaux.
Leurs regards étaient complémentaires. Fréya analysait des émissions électromagnétiques, des traces gravitationnelles, des déplacements de masse ; elle déterminait la densité, la nature chimique, la vitesse, et extrapolait un certain niveau de dangerosité de ses relevés, au moyen de bases de données historiques et militaires. La solaine lisait les traînes de pensées encore attachées à ces missiles, qui remontaient jusqu'aux vampires ayant activé la commande de mise à feu. Elle lisait de l'impréparation, de l'inquiétude, une nervosité semblable à la sienne.
Ces armes à énergie de fusion représentaient toute leur puissance de feu, embarquée sur le Némée par les vampires de Lazarus, pour mener les grandes batailles de Kaldor. Dans cette partie aveugle, ignorants des capacités de leur adversaire, ils n'avaient d'autre choix que de frapper les premiers.
« Vas-tu riposter ? demanda la solaine.
— Je me conforme aux souhaits de ma pilote.
— Quels sont-ils ? Est-ce que j'ai le droit de savoir ?
— Tu as peur de mourir avec nous ? »
Crysée eut un léger sourire. Elle agita sa main dans le vide.
« Regarde, Fréya. Ce n'est pas ma forme astrale. C'est moi. Je suis dans le vide, et je n'ai que faire du vide, parce que je peux protéger ce corps. Je pourrais traverser le passage toute seule.
— Alors pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
— Mes pouvoirs sont immenses, mais je ne veux employer que le strict nécessaire. Et toi ? Tu es aussi un être puissant. Quelle est ta philosophie ?
— Je suis pragmatique.
— Tu te laisserais abattre par les vampires, par principe ? »
Dans l'attente des missiles, Crysée joignit les mains et ferma les yeux. Elle raffermit le bouclier d'Arcs qui l'entourait tel une armure invisible et se laissa tomber en-deçà, à quelques millimètres à peine de la surface du réel, ne laissant aux côtés de Fréya qu'un double astral. Ainsi n'aurait-elle pas à craindre de se retrouver au cœur d'une détonation nucléaire.
De grandes formes sombres se mouvaient autour d'elle, comme des bancs de brume, bien souvent de simples effets d'optiques, des vues de l'esprit, des traces laissées par des vaisseaux ou des fantômes dilués comme des nuages d'encre sur le fond impavide de l'espace. Crysée était habituée à ces visions. Mais une lumière inhabituelle se déplaçait parmi elles, comme un nuage qui cheminerait en sens inverse de ses voisins. Avant qu'elle eût pu en cerner la distance et le contour, elle entendit l'impact des missiles sur Mjöllnir, et revint dans le réel.
Sur une centaine de mètres, l'aiguille de métal était parcourue de vagues rougeoyantes. Le vaisseau rayonnait une puissante chaleur, qui ne se dissipait qu'à grand-peine. Indécise, Crysée suivit la structure intacte du regard. Mjöllnir, devenu un tison ardent qui perçait l'espace, aurait dû se liquéfier sur place.
« Surprise ? lança Fréya. Nous sommes toutes les deux parfaites dans notre rôle. Tu es une mage d'Arcs qui fera date dans cet univers. Je suis une arme qui ne sera jamais égalée.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda la solaine en apercevant un filet verdâtre, dont les mailles étaient intégrées à la structure de la matière, comme l'acier dans le béton armé.
— Mon champ d'intégrité structurelle. Je n'aurais pas dû en arriver là, mais j'ai mal calibré la puissance du déflecteur. Le bouclier a laissé passer un millième de l'énergie des explosions. Assez pour faire passer ce métal à l'état liquide. Le champ le tient en place. »
Ne craignant pas la chaleur, Crysée frappa du pied pour constater la solidité de cet assemblage.
Les explosions laissèrent derrière elles des boules de plasma radioactif, dont quelques gouttelettes à peine avaient atteint Mjöllnir. Leurs rayonnements féroces formèrent comme un écran de fumée, qui demeura en place quelques secondes. Lorsque le Némée leur réapparut, il était en train de traverser le passage de Ciner.
« Étonnant » commenta Fréya.
La porte s'était ouverte. Le vaisseau descendait dans le système Draconis.
« Ma pilote m'a dit que le Comte Oleg avait déjà tout ce qu'il lui fallait pour traverser. Il ne lui manquait que quelque chose : une urgence. Après des années passées à veiller sur le tombeau des Dragons, il était moins devenu explorateur que gardien. Léna, Barfol, Segonde et toi lui avez fourni l'impulsion nécessaire au basculement. Il sera avant nous à Draconis.
— Je ne crois pas qu'Oleg atteindra la planète.
— Nous verrons bien. »
L'anneau noir d'encre s'était doublé d'une couronne de flammes verdâtres, comme si l'on y brûlait quelque matière toxique. Protégé par son générateur de champ artisanal, le Némée se coula lentement dans cet espace interdit, avec la prudence d'un assassin entré au cœur de la demeure impériale. Après son passage, la crinière lumineuse perdit en intensité, mais des lueurs étranges continuèrent de clignoter aux alentours.
« Nous entrons dans la barrière de poussière, annonça Fréya.
— Est-ce que le vaisseau tiendra le coup ? »
Elle lui lança un regard vexé, puis tendit le bras. Une corolle florale transparente s'ouvrit devant la pointe du vaisseau, un bouclier fait d'un champ de suspension inertielle. Les premiers grains de poussière vinrent s'y agglutiner. L'impact contre la coque les aurait vaporisé, et élevé celle-ci au point de fusion en quelques secondes. Mais privés de masse, donc d'inertie, ils se bloquaient devant les deux observatrices comme des insectes percutant une vitre de voiture, et roulaient sur les côtés en vagues de sculptures éphémères et subtiles. Vu de l'extérieur, ce devait être féerique.
Comme le cercle noir se rapprochait, Crysée se tourna vers le vaisseau et le bénit.
« Que fais-tu ? s'impatienta Fréya.
— Je te donne un nom.
— J'ai déjà un nom.
— Je te donne le nom « Dragon », pour que la porte te laisse passer. Tu ne le garderas pas plus longtemps.
— C'est donc pour cela que ma pilote avait besoin de toi ? Elle me l'a dit : Crysée mène au Stathme.
— Je devrais rencontrer cette personne.
— Pas maintenant. Elle est dans l'Interface Mentale. »
Crysée tourna la tête en arrière. La poussière déplacée par Mjöllnir formait une longue traînée violacée, dans laquelle se déplaçait une forme bleue, très étalée dans l'espace, qui ouvrait de larges ailes de lumière.
« Fréya, nous sommes suivies par un champ quantique. Ce champ contient un vaisseau et d'autres personnes qui veulent accéder au Stathme.
— Je sais. j'ai relevé leur présence. Mais tant qu'ils sont sous cette forme, je n'ai aucun moyen de les garder à distance. De toute façon, nous allons bientôt atteindre le passage. »
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