4. L'Oracle
Les poissons remontent-ils le courant du fleuve ?
Puisque tu ne peux pas aller contre le Temps, va avec le Temps.
Parole de l'Oracle
Ozymandias ne dîna pas et ne trouva pas le sommeil. Il entendit les rues de Nela se vider du peuple et se remplir de bataillons de hoplites, tandis qu'Adad y décrétait le couvre-feu. La défense de la ville, suspendue jusqu'à présent aux ordres de son roi, avait trop tardé. De toute manière, personne ne croyait la victoire possible.
« De nous deux, c'est bien toi le plus fou » murmura le roi en songeant à son seigneur de guerre, agité, furieux, courant sur les remparts, hurlant sur les troupes récalcitrantes, remplissant les geôles de déserteurs et de sergents qui refusaient ses ordres. Le peuple de Nela, à l'image de son roi, avait compris que la résistance était futile. Dans cette ville, seul Adad se voilait encore la face !
La main refermée sur le Stathme, il observa la fumée se tordre à l'intérieur de la boule de cristal, tandis que la nuit prenait une teinte violacée similaire. Avec un soupir de lassitude, le souverain rejoignit la porte secrète de sa chambre, un panneau de bois coulissant, peint couleur de calcaire, camouflé entre deux colonnes de marbre.
Un souffle frais secoua ses cheveux blonds ; le roi renoua la cape de fils d'or sur ses épaules et commença la descente des trois cent marches qui menaient au caveau secret du palais. Il aurait pu utiliser sa magie d'Arcs pour s'y transporter en un instant, sans effort, mais Ozymandias avait besoin de ce temps de réflexion. Cet escalier en colimaçon était comme un long voyage entre deux mondes ; chaque fois qu'il le descendait, de nouvelles interrogations, de nouvelles idées lui venaient en chemin.
J'ai peut-être employé à bon escient le temps écoulé jusqu'ici, se dit-il.
Il régnait dans ce souterrain une obscurité totale. Le roi, nimbé d'une aura de lumière, écartait les ténèbres à son passage, comme une foule menaçante se faisant docile sous le fouet des sergents de ville. Il entra enfin dans le caveau, et cette lumière se répercuta sur toute la voûte, faisant scintiller les gouttelettes d'eau infiltrée depuis les bassins de ses jardins.
« Il fait toujours ici aussi froid et humide » constata-t-il à haute voix.
L'essentiel des murs était criblé de niches, portant chacune un sarcophage de pierre, de tailles variables selon l'orgueil du moment. Ce caveau était le tombeau des rois de Nela, depuis le fondateur de la lignée, celui qui avait passé avec les Mille-Noms le pacte relaté dans les Préceptes. Ozymandias portait envers ce lieu ancien, délabré, des sentiments mitigés. Il y voyait parfois un remède à son ennui. Mais la présence de tous ces squelettes lui déplaisait. Les traits sévères de leurs ultimes faces de pierre lançaient au jeune roi des avertissements sinistres : son orgueil s'écraserait tantôt contre la roue du Temps.
Ozymandias marcha jusqu'au centre de la voûte. Il s'y tenait un arbre noueux, dont l'écorce noire se craquelait en copeaux de charbon, silencieux et rigide, tel le prisonnier d'un donjon abandonné à la torture de la solitude. L'arbre avait été installé ici depuis quelques siècles. Ayant perdu toutes ses feuilles, il survivait par ses racines, en symbiose avec des réseaux mycéliens infiltrés dans la roche terrestre. Cet arbre était comme une sentinelle du monde souterrain, résolu et solide, taillé lui aussi dans le granite des profondeurs.
« Oracle ! » appela Ozymandias.
Il se trouvait, dans ce caveau, le seul être humain de ce monde capable de lui cacher ses pensées et même, de camoufler sa présence parmi les ombres. Son visage surgit à quelques mètres à peine du souverain-à-venir. Son regard était clair et vague, celui d'un aveugle, et il se déplaçait contre l'arbre en se tenant à ses branches emmêlées.
« Sois le bienvenu, souverain-à-venir-de-tous-les-mondes. Pourquoi es-tu venu me voir, alors que ta cité vit son dernier jour ?
— J'ai besoin que tu voies clair pour moi dans les projets des dieux.
— Les dieux n'ont aucun projet pour toi, Ozymandias. »
Outa-Napishtim passa à côté du roi pour rejoindre un moellon tombé du plafond ; sa robe rapiécée glissait sur la pierre humide, et un liseré d'argent détaché du tissu le suivait en se tortillant tel un serpent.
« Le pouvoir qui est mien ne vient-il pas d'un pacte passé avec les Mille-Noms ?
— Je te l'ai déjà dit mille fois, Ozymandias. Les Préceptes primordiaux ne sont pas les tiens. Ils ont été volés à une autre ville ; le fondateur de ta lignée y a remplacé un nom par un autre, voilà tout.
— Ainsi soit-il. Tout ceci est mensonge. Seul mon pouvoir est réel.
— En effet. La magie d'Arcs est descendue jusqu'à toi, portée par le sang de ta famille. Tu es simplement le descendant d'autres mages.
— Je suis prêt à accepter ce fait.
— Il serait temps, car Nela sera bientôt détruite.
— Tu estimes donc que Babylone vaincra le fier Adad ? »
Outa-Napishtim fronça des sourcils et secoua vivement la tête. Il tendit une main osseuse en direction du sol, sans doute pour rechercher quelque chose qu'il avait déposé là, ou un cadavre de rat duquel se nourrir.
« Nul ne vaincra Adad, si ce n'est toi, roi des rois. Nul ne détruira Nela, si ce n'est toi-même, roi des rois.
— Pourquoi le ferais-je ?
— Pour grandir le pouvoir qui est dans ta main.
— Tu veux parler de ceci ? s'exclama Ozymandias en agitant le Stathme. Je venais justement te demander comment en faire usage. J'ai ici de quoi bâtir un empire, mais cela prendra du temps. Beaucoup de temps.
— Ne peux-tu t'en contenter ? demanda Napishtim en continuant sa fouille infructueuse, promenant ses doigts dans les anfractuosités de la pierre.
— Un empire dont je ne serais le souverain n'a aucun objet.
— Peut-être bien. Dans ce cas, tu devrais affronter le Temps et le vaincre. »
Comme s'il venait de dire une énormité, Napishtim corrigea aussitôt :
« Mais tu ne peux pas vaincre le Temps.
— Ne suis-je pas assez puissant ?
— Tu es puissant. Mais tu ne disposes pas du bon pouvoir. L'armée de fantassins de Babylone est la plus puissante du monde ; mais si Nela flottait sur l'eau, elle serait inutile. De même ton pouvoir ne peut vaincre le Temps. Néanmoins...
— Parle.
— Néanmoins, si tu ne peux aller contre le Temps, tu peux aller avec lui. Car le Temps est un fleuve qui s'écoule dans une seule direction. Aller contre le courant est une folie. Aller avec le courant est possible...
— En naviguant sur le fleuve du Temps, comprit Ozymandias, je deviendrai immortel de fait.
— C'est cela. »
Napishtim, l'oracle des dieux, avait été enlevé par son père à une autre cité. Il était l'un des derniers hommes à savoir encore interpréter la volonté des Mille-Noms. Ou tout simplement à faire preuve de discernement et de sagesse. On le disait immortel, ainsi puni par les Mille-Noms pour s'être élevé contre leurs projets, prisonnier de ses visions et condamné à les voir advenir. Durant les décennies enfermé dans ce caveau, Outa-Napishtim n'avait pas vieilli d'une ride, tandis que ses vêtements se délitaient.
« Ô, Napishtim, je dois te confier quelque chose. »
L'aveugle ne semblait plus s'intéresser à leur conversation. Il se munit d'un long bâton de marche et rejoignit le mur à tâtons.
« Que fais-tu ? s'emporta Ozymandias.
— Ô souverain-à-venir, je me prépare à quitter cette ville.
— Je ne te le permets pas.
— Au contraire. Tu as déjà décidé, en ton cœur, que je serais le seul survivant du Déluge, que j'aurais la charge de l'humanité toute entière, et que ce serait à moi de bâtir une nouvelle cité sur les ruines de Babylone. Et je la ferai bâtir.
— Tes paroles n'ont aucun sens, oracle.
— Voici ta vérité. Tu méprises la race humaine. Le bruit qui t'entoure, qu'il s'agisse de chants ou de cris de douleur, t'étouffe. Tu ne rêves que d'être seul en ton domaine, et d'attendre patiemment que tes servants bâtissent l'empire éternel. Un empire promis aux dieux mais qu'en fin de compte, tu garderas pour toi. Et le jour est venu de réaliser ton rêve. Nul ne peut t'en empêcher. Celle qui doit venir le faire échouera. Elle échouera même de nombreuses fois avant que ce jour ne se termine, car le jour qui se lèvera demain sur Nela durera près de cent cinquante mille ans. »
D'abord interloqué, Ozymandias reconnut la sagesse dans les paroles de l'oracle. Il se laissa emporter par un éclat de rire magnanime.
« Eh bien, soit, jeune aveugle. Quitte donc cette geôle. Je ne te retiens plus. Tu m'as dit tout ce que je devais entendre. Pars ! Et ne te retourne pas ; car si tu vois encore une fois la ville maudite, tu seras damné à ton tour. J'ai dit. Mais instruis-moi une dernière fois. Si je décide non pas d'affronter, mais de m'unir avec le Temps, quoi donc dans cet univers viendra à bout de mon pouvoir ?
— Je te l'ai dit, roi des rois. Elle doit venir mettre fin à l'Empire, mais elle échouera de nombreuses fois.
— Ah ! Il me tarde de régner comme je le mérite. »
Outa-Napishtim atteignit les marches de l'escalier et se mit à les monter, une par une. Conquis par ses paroles de bon augure, Ozymandias caressa la sphère de verre en lui murmurant les Préceptes primordiaux. Puisque le Temps venait à bout de toutes les choses, il vaincrait aussi bien les Mille-Noms ! Et lui seul demeurerait, car il avait compris qu'il ne fallait pas vaincre le Temps, mais s'en faire un allié.
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