39. La course à Draconis
Nous sommes installés sur le vaisseau-fantôme comme passagers clandestins. Avons encore retrouvé le Paradis Perdu, au point que le calembour perd de sa saveur. Nous sommes fait rattraper par l'ex-centurion à deux têtes et par mon admirateur cinglé.
Journal de bord du capitaine Barfol
« Il fait sacrément froid, par ici » s'exclama Barfol en enfonçant ses mains dans les poches de sa veste.
Il s'approcha des murs de laiton, de si près que les poils de sa moustache manquèrent de coller au givre.
« Je n'ai jamais vu ça, confirma-t-il, et pourtant, je peux vous dire que j'en ai vu pas mal.
— D'où vient ce vaisseau ? dit Segonde qui, fidèle à son rôle, scrutait les environs à la recherche de pièges ou de dangers mortels. Comment s'est-il retrouvé ici ?
— Je pense qu'il est entré sur l'orbite de Sol Ciner il y a un ou deux siècles, avança Crysée. Il s'est mis là. Ou bien il a glissé tout seul. Le puits que les Dragons ont creusé dans Sol Ciner engendre une force d'attraction à très longue distance. La poussière qui entoure Sol Ciner provient peut-être d'une planète tellurique qui s'est écrasée sur l'étoile. »
La solaine haussa les épaules.
« L'important, c'est de savoir si ce vaisseau peut faire le trajet. Ce n'est pas avec la Crevette qu'on aurait traversé le système Draconis.
— Pauvre Crevette, dit Barfol avec la voix tremblante d'émotion. Je la vengerai. »
La solaine leva la tête vers les lumières du plafond. À en juger par la chaleur émise, elles ne s'étaient allumées qu'une heure plus tôt au maximum.
« Je veux voir qui a réussi à entrer dans ce vaisseau, dit-elle. Je vais jeter un coup d'œil au bout du couloir.
— Moi, pendant ce temps, je vais compter les caractères sur le mur, des fois que ça serve à quelque chose » proposa Barfol.
Crysée détacha sa forme astrale et traversa le couloir en l'espace d'un souffle. Celui-ci formait un arc de cercle ; il se terminait par une porte blindée aussi sommaire que le sas d'entrée. En estimant sa longueur, Crysée conclut que la coursive menait à la salle centrale du vaisseau, située en son cœur, à la base de l'aiguille. Malgré ses dimensions, l'engin n'était pas conçu pour un équipage pléthorique. Toute la zone habitable se concentrait ici.
Trop confiante, elle s'écrasa contre la porte. Une onde de douleur chemina dans son corps, s'arrêta dans son nez et ses poignets, qu'elle dut remettre en place sommairement. Perplexe, Crysée constata qu'un maillage d'Arcs très dense doublait la matière de la porte, comme une protection spirituelle.
« Ce sont des champs. »
Une femme vêtue de blanc, à la chevelure dorée, émergea de la surface métallique. Crysée ne parvint pas à lire ses pensées, car cette forme astrale n'était qu'une interface de communication, la partie émergée de l'esprit du vaisseau, dont le siège véritable se trouvait quelque part au cœur de la machine. C'était une projection aux pensées sommaires, comme une avant-garde ignorante des plans de son état-major.
« Vous êtes une mage d'Arcs, dit la solaine.
— Non, je suis une manipulatrice de champs. Ce que vous nommez les Arcs, ce sont des effets physiques. Je ne savais pas quoi mettre pour vous arrêter, donc j'ai tout fait : champ électromagnétique, champ d'inertie, champ d'anisotropie, champ d'inhomogénéité, champ gravitationnel statique. Vous devriez les voir. »
Crysée hocha la tête.
« Ce sont des mailles très bien faites. Nul doute que vous avez les épaules nécessaires pour traverser le système Draconis et en ressortir indemne.
— Oui, c'est ce que m'a demandé ma pilote.
— Qui est votre pilote ? Pouvons-nous lui parler ?
— Non. Sortez d'ici ou je vous transforme en aérosol. »
Sa menace était dite sur un ton si égal, si commun, qu'elle en manquait de crédibilité. Mais bien que ce vaisseau eût une âme, représentée par cette femme, il n'en demeurait pas moins une arme de guerre indéniable, qui à l'instar de la théorie des jeux, de la dissuasion nucléaire et de la riposte proportionnée, ne connaissait ni le bien, ni le mal, et qui, peut-être, ne pouvait pas même être considérée comme responsable de ses crimes.
« Je vous demande de nous transporter jusqu'à Draconis. C'est tout. En échange, je vous aiderai lors du passage.
— Je n'ai besoin d'aucune aide.
— Nous entrons dans le domaine des Dragons, la capitale des anciens dieux de l'Omnimonde. Dans cette course à Draconis, nous sommes les deux plus puissantes, et nous sommes complémentaires. Mieux vaut être alliées que concurrentes, sans quoi le Comte Oleg passera devant nous.
— Je me nomme Fréya, dit l'interface du vaisseau. Je ne parviens pas à lire vos pensées, et je n'ai pas confiance en vous. Mais vous serez une alliée de circonstances.
— Crysée.
— Allons, Crysée. Un nouveau vaisseau est entré dans ce système. Il n'y a pas que le Comte qui veut être le premier sur Draconis. »
Fréya ouvrit les champs qui bloquaient son passage et elle entra dans la salle de contrôle de Mjöllnir. C'était une petite pièce dépourvue de vitre ou d'écrans, agencée autour d'un pilier central, d'un sarcophage où était installée une jeune fille. Ses yeux bougeaient derrière ses paupières closes, signe d'une intense activité cérébrale, mais elle était en état de sommeil.
« Qui est-elle ? demanda Crysée, car la lecture des noms, pourtant une des clés de la science des Arcs, n'était pas son fort.
— Léna. Elle peut vous voir, elle peut vous entendre, mais elle ne peut pas parler avec vous sans mon intermédiaire. Léna est entrée dans l'Interface Mentale. »
Fréya semblait elle-même étonnée de la facilité avec laquelle elle avait accepté cette intruse.
« J'ai configuré l'Interface pour elle, et pour elle seule. Je n'admettrai jamais d'autre pilote. Tels sont les termes de notre pacte. J'ai promis de l'emmener à Draconis, puis à la cité de cristal, et de la protéger jusque-là. Venez. »
Le système de contrôle de Mjöllnir, qui n'était elle aussi qu'un fantôme flottant par-dessus les Arcs du réel, traversa le vaisseau et émergea sur sa surface de ce fleuve de métal argenté. Le champ de camouflage optique s'en allait par touches, tel une peinture noire qui s'écaille, révélant toute la longueur de l'aiguille. Le Comte Oleg avait sans doute observé le réveil du vaisseau avec curiosité, puis compris qu'on allait le coiffer au poteau. Aussi le Némée avait-il rallumé sa propulsion à pleine puissance et, avec le secours des tonnes de cristaux énergétiques minés sur Ciner, il s'était enfoncé dans le système.
« Pouvez-vous le rattraper ? s'inquiéta Crysée.
— Non, à deux millions de lieues près, il traversera la porte de Ciner avant nous. »
Fréya désigna du doigt un point lumineux, trahi par sa mobilité sur le fond étoilé.
« Je ne sais pas ce que c'est. Un autre participant de la course.
— C'est le Paradis Perdu, reconnut Crysée, car même à cette distance, elle sentait l'odeur pestilentielle de ce cimetière d'espoirs déçus.
— Eh bien, le Paradis Perdu vous a retrouvés. Et il est sur une trajectoire favorable : il sera à Sol Ciner avant le Comte Oleg. »
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