34. Le pouvoir
Le Méditant quitta sa posture avec un craquement, comme une statue s'arrachant de son socle. Son corps liquide enfla et s'allongea comme un têtard, puis un serpent, dont la tête émergeait d'anneaux innombrables.
« Me reconnais-tu ? lança-t-il d'une voix plus lourde.
— Je sais ce que vous êtes.
— Je suis un Dragon. Je suis donc la somme d'infinies potentialités, et mon pouvoir est infini. Je ne suis pas l'air, mais je suis la tempête. Je ne suis pas le feu, mais je suis l'incendie. Je ne suis pas...
— Vous n'êtes pas entier, le coupa Crysée. Vous avez séparé les principes de votre esprit et de votre corps.
— ... ne suis pas la glace, mais je suis le glacier. Je suis ordre, chaos, vie et...
— Et vous êtes une ombre ! Vous avez refusé votre place de dieu dans l'Omnimonde. Vous vous êtes terré ici tandis que Kaldor et Aton se livraient bataille dans le système Sol. Vous possédez un pouvoir immense, mais vous n'en avez plus fait usage depuis l'ère du Draconis, et peut-être que vous ne savez même plus vous en servir. »
Le Dragon avança sa tête vers elle. Une fente courut le long de ce crâne lisse, qui sépara les deux moitiés de sa mâchoire. Il aurait pu la gober sur place. Essayer, du moins.
« Le pouvoir n'est pas une fin en soi, déclara-t-il. Tu devrais le savoir. Tu as connu un peuple de mages d'Arcs parmi les plus puissants de l'histoire, et ce peuple élève aujourd'hui des moutons sur une planète lointaine. Cette magie, ils n'en ont plus fait usage depuis l'ère d'Aton, et peut-être qu'ils ne savent même plus s'en servir. »
Le serpent se pencha sur le côté, lui présentant ce qui ressemblait à un œil large comme une soucoupe.
« J'ai décidé de me retirer de cet univers. Rien ni personne ne me fera changer d'avis. Je n'ai que faire de l'impermanence des humains, des dieux, des mondes ; qu'ils naissent et disparaissent, je ne bougerai pas d'ici.
— Donnez-moi la clé de Draconis.
— Pourquoi ? Va-t-en.
— Je dois détruire le Stathme de Jupiter. »
Le Méditant soupira.
« Il faudrait un pouvoir bien plus grand que le tien pour détruire cette chose, et du reste... le Stathme a déjà été détruit.
— On m'a dit le contraire.
— Trop ont rêvé du Stathme, tu as entendu la rumeur de leurs rêves.
— Parfois, il suffit que trop rêvent de la même chimère, pour qu'elle se réalise.
— Inconsciente. Tu es comme tous les arpenteurs de mondes. Tu ne fais que fuir. Ton peuple a fui de Sol Finis, il a transformé cette fuite en liberté, mais le démon de la fuite est encore en toi. Tu espères échapper à ton ombre. Voilà pourquoi tu voyages. Détruire le Stathme de Jupiter, voilà ta grande mission du moment ; qu'elle réussisse ou qu'elle échoue, tu t'en trouveras une autre. »
Une sorte de sourire cruel se dessina sur cette face animale, taillée dans un cristal ondulant.
« Et si, pour détruire le Stathme, il te fallait un autre Stathme ? Et si, pour détruire l'Empire, il fallait bâtir un Empire ? Que ferais-tu ?
— C'est une question rhétorique. La situation ne se présentera jamais en ces termes. Et certainement pas de manière aussi simple.
— La plupart des tyrans sont nés pour lutter contre d'autres tyrans. Et toi, Crysée, convaincue de la pureté de tes intentions, tu feras une excellente impératrice. »
Le serpent étendit ses anneaux. Il engloutit le ciel informe du rêve, roula sous la pierre. Crysée sentit ses yeux tourner autour d'elle. D'aucuns auraient tué, sans doute, pour obtenir une telle attention de la part du Méditant. Mais pour les dieux de l'Omnimonde, Crysée n'avait aucun respect, aucune déférence, aucune attente.
« Tu penses savoir, asséna le Dragon. Tu penses avoir déjà lutté contre une grande menace. Mais tu marchais dans l'ombre de Kaldor, main à main avec tes sœurs et tes frères. Tu n'as jamais lutté seule contre un pouvoir corrupteur. Si le Stathme existait encore, tu ne serais pas en mesure de le détruire. Tu tomberais dans son piège. »
Sa tête réapparut soudain entre deux rideaux d'écailles, brutale et précise comme la foudre, comme l'éclair dont la lumière persiste longtemps, lointaine, inatteignable comme l'Olympe sacré.
« Dis-moi, solaine ! Si tu avais tout pouvoir sur cet univers, et si tu pouvais transgresser toutes ses lois, que ferais-tu ?
— Suis-je obligée de vous répondre ? »
Malgré son apparence effrayante, il ne pouvait pas la briser, ni même la faire prisonnière. Mais Crysée savait que ce Dragon, contrairement à Caelus, avait un tempérament. Son crane allongé se fendit de nouveau d'un sourire.
« Quel est ton ultime regret ?
— Il est peut-être à venir.
— Ne joue pas avec moi, solaine. Je connais les gens de ton espèce ! Vous êtes les plus fragiles, les plus manipulables, et vous n'apprenez rien. Vous êtes la proie idéale des forces comme le Stathme de Jupiter. Et pourtant, vos âmes ne paraissent teintées d'aucune malice, d'aucune hypocrisie. Vous pensez bien faire. Car vous ne mentez pas : vous êtes le mensonge. Et, derrière ce mensonge, se trouve une graine d'empire.
— Vous vous trompez » rétorqua Crysée.
Elle passa une main sur son visage et retira le voile d'apparence humaine qui la recouvrait. Seuls ses cheveux orangés gardèrent leur nuance. Sa peau se fonça en un rouge cramoisi, un cuir épais et squameux. Ses pupilles se dilatèrent et prirent un éclat vermillon. Ses deux cornes, enroulées vers l'avant, pointaient en direction du Dragon. Elle arracha même un lambeau de sa main pour libérer son sixième doigt, un pouce symétrique propre aux solains.
« C'est mon seul mensonge, et c'est une nécessité. »
Le Méditant apprécia son geste, mais il en attendait plus.
« Que ferais-tu ? répéta-t-il.
— Je crois... je crois que je remonterais le temps.
— Bien sûr. C'est le désir de tous les arpenteurs de mondes, même si ce passé est le seul lieu où vos voyages ne peuvent mener. Pourquoi retournerais-tu sur tes pas ?
— Je ne méritais pas de faire partie des élus de Sol Finis. Seuls trois mille d'entre nous ont pu s'échapper du Monde Solitaire. Je ne méritais pas d'être parmi eux.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis incapable de trouver la paix comme eux.
— Il y a un paradoxe dans ce que tu dis, observa le Dragon en émettant un ronronnement minéral qui tenait du soupir et du gloussement.
— Je ne m'attends pas à ce que cela fasse sens. »
Le Méditant retomba autour d'elle comme un vieux rideau et fut ravalé en forme humanoïde, stoïque.
« Apprends une chose. Le Temps est invincible. Le Temps est inéluctable. Le Temps ne peut pas être dompté, ni vaincu. Aucun pouvoir ne peut tromper le Temps. Aucun pouvoir ne peut se faire un allié du Temps. Tous ceux qui prétendront le contraire mentent, ou sont des imbéciles. Aussi, tu es chanceuse, solaine : ton plus profond désir ne peut être satisfait.
— En quoi...
— Pour ce qui est de Ciner. La vérité tient en quelques mots. Médite ces paroles, solaine : je ne suis pas la porte. Je suis le passage. Je n'ai pas besoin de t'en dire plus, et si tu n'en es pas capable, mieux vaut pour toi que tu passes ton chemin. »
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